Agricultures et paysanneries du monde
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mais il a aussi marqué celle-ci pour plusieurs années, montrant que cette fin des paysans
en France était un mouvement inéluctable.
Vingt ans après, Henri Mendras est revenu sur ce premier essai, se demandant s’il
n’aurait pas dû, à l’époque, mettre un point d’interrogation au titre de son livre. Je crois
qu’il a décidé que, finalement, cela n’était pas nécessaire, que la France paysanne avait
bel et bien disparu, et que l’on ne pouvait simplement que s’interroger sur la façon dont
ce qui était le territoire des paysans, c’est-à-dire la France rurale, pourrait se construire
non pas comme une immense banlieue mais comme un nouveau jardin.
Quinze ans plus tard, Bertrand Hervieu et Jean Viard remettent les paysans en scène.
C’est un peu surprenant, car loin de remettre en cause, bien au contraire, le diagnostic
porté quelques années auparavant par Henri Mendras sur la « fin des paysans », Ils
décrivent l’apparition de ce qu’ils appellent un « archipel paysan ». Archipel qui
résulterait de l’atomisation en monades d’exploitants et d’entrepreneurs agricoles et d’une
individualisation des agriculteurs. Ils observent, sous la forme d’une revendication, une
nouvelle affirmation de « paysanneté36 », non plus sous les traits du paysan mais par la
distinction du territoire à travers une activité agricole et alimentaire de qualité.
À partir de ce moment, on peut se poser la question de savoir si ce que Jean Viard et
Bertrand Hervieu appellent de leurs vœux et de leur analyse n’est pas plutôt un territoire
paysan37 : c’est le territoire qui devient paysan et non plus les hommes.
Nous avons trouvé dans cette opposition, qui à première vue peut paraître une
complicité, une interrogation possible : les paysans sont-ils vraiment partis – on peut ne
pas en douter quand même – mais ne seraient-ils pas de retour sous de nouveaux habits,
sous de nouvelles formes, en « habillant » leurs territoires du mot « paysan » ainsi que
leurs institutions, leurs syndicats et d’autres organisations « paysannes » ?
Ce qui peut également surprendre depuis quelques années, c’est que non seulement
la Confédération paysanne, mais aussi les autres syndicats agricoles comme la FNSEA
ou le CNJA, revendiquent de nouveau le terme « paysan » pour se qualifier, en tant
qu’hommes et non plus seulement comme acteurs d’un territoire.38 Ce n’est donc peut-
être pas l’« archipel paysan » qui les attire, comme peuvent le penser Bertrand Hervieu
et Jean Viard, mais un qualificatif restauré et qui, ayant perdu son caractère péjoratif,
aurait aujourd’hui de la valeur. Parce que ces paysans sont tellement tenaces dans
l’imaginaire de la France et des Français, certains cherchent peut-être à les réinventer.
Peut-être est-ce aussi parce qu’il est possible que se recréent de nouvelles figures de
paysans en France, comme une résistance, non à la modernité mais au modernisme tel
qu’il s’est déployé durant les trente glorieuses.
Nous avons pensé qu’il était séduisant de mettre face à face ou plutôt côte à côte
Henri Mendras et Bertrand Hervieu, pour les interroger sur la fin ou le retour,
fantasmatique, de ces paysans.
Je les remercie de nous faire partager leurs interrogations.
* * *
36
Terme que j’emploie à dessein, sous forme de néologisme, mais qui n’est pas un terme employé par
B. Hervieu et J. Viard.
37
L’Archipel paysan, Éd. de l’Aube, 2001.
38
Ceci n’est pas propre à la France : peasantry, campesinos sont de nouveau mis en valeur dans le monde
anglo-saxon pour l’un, dans le monde hispanophone pour l’autre.