THEATRE

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THEATRE
1995
N°S
(ROUE BIIEITRIELLEJ
,
Éditions
LIHarmattan
5..7, rue de IIÉcole-Polytechnique
75005 Paris
COUPS DE THÉÂTRE LANCE UN GRAND
CONCOURS OUVERT A TOUS...
UNE PIÈCE EN UN ACTE.
Le meilleur manuscrit sera publié par L'HARMATTAN.
CONDITIONS:
ne jamais avoir été joué ni publié.
DERNIÈRE DATE LIMITE DE DÉPÔT DES MANUSCRITS:
LE 31 DÉCEMBRE 95
Le manuscrit,
en langue française, ne devra pas dépasser une
cinquantaine de feuillets dactylographiés de format courant et être
déposé ou envoyé en trois exemplaires auX éditions de l'Harmattan
sous le libellé suivant:
CONCOURS COUPS DE THÉÂTRE
UNE PIÈCE EN UN ACTE
ÉDITIONS DE L'HARMATTAN
16 RUE DES ÉCOLES
75005 PARIS
Il ne sera pas délivré de récépissé.
Un jury constitué de personnalités compétentes se réunira afin de
délibérer du meilleur texte et décider sa publication. La vocation du
théâtre étant d'être joué, la pièce présentée par les autèurs devra en
tenir compte.
Directeur de la Rédaction
GERARD ALLOUCHE
Rédaction
GA~LLE ABOUT
PIERRE CORCOS
GILLES COSTAZ
GARANCE HAYAT
VÉRONIQUE HOTTE
ALEXIS IAUNAY
WILLIAM MICHA£L
CHARLES-HENRI ROJO
RAYMONDE TEMKINE
Correspondants
GA£LLE ABOUT (Bourgogne)
.
HELENE ALIOTTI (Réunion. Tél: 19 262 244 460)
ERIC TALBOT (Haute-Normandie. Tél: 35 88 87 82)
DOROTHEA F. VOIGTLÂNDER
(Allemagne. Tél: 19 49 22 24 43 78)
Secrétariat du concours
ODILE LUCIEN-BRUN
La revue reçoit tous les vendredis de 10h à 12h30
16 rue des Ecoles, 75005, PARIS
Diffusion, publicité
NICOLE CZARNIAK (Tél: 462144 09)
EVE LYNN GAlAN
Rédaction
Gérard ALLOUCHE/COUPS DE THÉÂTRE
17 rue de la Procession, 75015, PARIS
(TéVFax: 45 67 82 72)
@ L'Harmattan,
1995
ISBN: 2-7384-3949-7
Sommaire
Editorial: Les jouvences éternelles du théâtre
Gérard
9
A Il ou che
Deux Tartuffe en même temps
Véronique Hotte
Il
L'ethnoscénologie,
19
Pierre
une discipline nouvelle et critique
Corcos
A Arthenay, le nouveau musée du théâtre forain
William Michaël
25
A Bussang, un centenaire en pleine forme
Raymonde Temkine
29
Dossier: Les fragments noirs de la francophonie
Alexis Launay
35
Tribune libre: Quoi de neuf depuis 1947 ?
Gilles Costaz
61
Sénèque, toujours fringant sur les planches
Raymonde Temkine
71
Nicole Gautier:
Une directrice heureuse
~-~
81
William Michaël
7
Textes anciens (rares) et jours nouveaux :
Confessions d'un auteur dramatique
Henri-René Lenormand
Rétrospective Doisneau au musée Carnavalet
William Michaël
89
107
Le cinéma au rendez-vous des arts à la Bibliothèque
nationale. .............
.......
.....
....................... 111
Gérard Allouche
Théâtre et cinéma moderne:
Frères ou frères ennemis?
Charles-Henri Rojo
115
Le carnet des noms et des prix du théâtre 95
Garance Hayat
119
La librairie du théâtre
Gaëlle About, Gérard Allouche, Véronique Hotte,
.
Alexis Launay
125
8
Editorial
Les jouvences
éternelles
du théitre
Gérard Allouche
Deux Tartuffe en même temps, de quoi se plaint-on? A
Paris, sous l'Occupation,
l'œuvre était interdite comme
subversive (voir Textes rares). Molière continue d'être
politiquement incorrect, lisse à l'extérieur, épineux quand
on le perce, éternellement
contemporain.
Besson et
Mnouchkine se complètent paradoxalement dans leur vision
opposée: d'un côté, l'ironie kitsch envers un roi soleil trop
poudré pour être dupe, de l'autre, le soleil' noir du
fondamentalisme oriental où la femme ne pipe mot.
Et Sénèque? Un jeunot dont la violence avait anticipé la
nôtre, si jamais nous avions oublié nos mythes. Quel ragoût
que celui de Thyeste! Dans la marmite, le bon rata
cannibale touillé d'inceste et d'infanticide.
Surtout,
Sénèque nous avertit qu'à rejeter le bât de la culture nous
devenions tous bêtes immondes. La culture enracinée de
l'éthique, pas celle de la barbarie de l'instinct.
Les fins de siècle sont difficiles à passer, les millénaires
propices à faire perdre la boule, nous secouer sismiquement.
Penser au bord de la béance, toujours
et encore
9
polyculturellement, à l'échelle de l'univers et non dans son
coin protégé de théâtre. L'ethnosociologie est née. Une
mode durable ou un serpent à tête chercheuse qui se mord la
queue?
Avant, tout était paix. Une autre illusion qui n'empêche
pas le souvenir. Quand à Bussang Maurice Pottecher, en
1895 décide de faire du théâtre en prairie, l'air pur de la
culture déferle sur la campagne. On y court alentour:
Théâtre du peuple, théâtre citoyen...
Et tout cela continue! Pierrre Débauche, initiateur du
festival de la francophonie
à Limoges lance un cri:
"J'aimerais expliquer à tous les jeunes gens qui sont off
Avignon que tous les villages de France les attendent". Avec
trois fois rien il fait vivre soixante dix personnes.
Sans doute les sub~entions ne sont jamais suffisantes.
Mais elles sont. Au nom de quels critères accommodants?
Que mettre au crédit de nos politiques depuis la Libération
quant au théâtre? Notre Tribune, c'est son rôle, porte le fer
au feu. Elle nous sort du tapinois pour poser les vraies
questions sur la table.
Deux Tartuffe
en même temps
Véronique
Hotte
Orgon
Oui, je deviens tout autre avec son entretien:
Il m'enseigne à n avoir affection pour rien,
De toutes amitiés il détache mon âme,
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m 'en soucierais autant que de cela.
Molière,
Le Tartuffe,
Acte I, scène 5
Le maître de céans, coiffé de son Tartuffe,
a
définitivement
perdu tout sentiment humain dès les
prémisses de la célèbre pièce de Molière.
Benno Besson, assistant à ses débuts du non moins célèbre
metteur en scène Bertold Brecht, le sait quand il choisit
Roger Jendly pour interpréter Orgon, l'époux d'E/mire, qui
ne saurait avoir d'autre souci que de se préoccuper du sort
de son grand ami dévot. Il apparaît sur la scène, tel un
oiseau effrayé ou bien effarouché, déstabilisé, déséquilibré
au plein sens du terme, manquant tomber à tout instant,
volatile incertain aux ailes fragiles qui n'en finit pas de
tourner, d'ondoyer au-dessus de l'antichambre ronde de sa
demeure. Il crie, vocifère, perd la voix, perd ses jambes,
Il
n'existe plus, n'est plus rien, ou plutôt est celui par qUI
Tartuffe trouve sa légitimité.
argon est dangereux, en tyrannisant les siens, en exigeant
d'eux toujours plus de sacrifices, en donnant sa fille au
premier ven~, en abandonnant
sa propre épouse aux
complaisances du même fat, en confiant la cassette du
mystérieux Argas à ce nouvel inconnu, en lui donnant tous ses
biens, en déshéritant son fils, en conduisant une famille
entière à la ruine et à la saisie par huissier. Le tableau est à
peine croyable tant la conduite de déréliction d'un seul
s'avère efficace dans sa volonté suicidaire de destruction
systématiq ue.
argon est tout simplement malade: il n'a plus sa tête, si
entiché soit-il de son fameux hypocrite. Tout le monde en'
:a conscience, mais personne' ne le croit, semble penser Benno
Besson; voilà pourquoi le metteur en scène a choisi de
dessiner un maître de maison fou au sens clinique du terme,
aux allures étranges et inquiétantes,
désespérément
pathogènes.
C'est qu'avant d'appartenir à cet ancien gueux, argon
appartenait à son éternelle mère, Madame Pernelle, avant
d'être l'objet encore de sa jeune épouse courtisée, Elmire.
argon, sujet-patient en quelque sorte, n'a jamais connu que
l'asservissement, la non-reconnaissance en n'existant qu'à
travers l'autre, à l'ombre de l'autre, sous sa protection
condescendante:
argon enfin ne sait pas être ou rien n'est
qu'à demi, et l'arrivée de Tartuffe finalement l'oblige à
l'accomplissement de lui-même - le pousse à inverser son
principe de fonctionnement personnel. Tyrannisé, objetisé
par sa famille, il devient tyran à son tour... et le tour est
joué jusqu'à ce que le faux dévot soit démasqué.
12
La maladie d'argon semble au spectateur d'autant plus
frappante, grotesque, burlesque, dérangeante qu'elle évolue à
l'intérieur d'un décor apparemment hyper-conventionnel,
digne du Lagarde et Michard, portée encore dans des
costumes d'un classicisme dix-septièmiste immaculé. Le
scénographe et costumier Ezio ToffotUffi n'y est pas allé
par quatre chemins pour peindre cette maison de la grande
bourgeoisie:
petites portes adroitement
dessinées et
dérobées, deux escaliers somptueux côté cour et côté jardin
qui descendent sur les lattes de bois vernies du parquet
circulaire de l'antichambre, des murs aux lambris et aux
couleurs moirées et cuivrées sur la surface desquels la
lumière joue à cache-cache - brillante, agressive. La maison
est cossue, qu'on ne s'y trompe pas, et les activités de chacun
_
épouse,
frère, enfants,
domestiques
mêmes - peuvent
effet donner à penser qu'elles se situeraient
en
plutôt du côté
du libertinage et de ses excès.
Orgon veut remédier a ce train de vie-là, Tartuffe - JeanPierre Gos - est son sauveur; il le lave de tout sentiment de
faute ou bien de culpabilité qui pourrait l'habiter, lui, qui a
pris pour épouse une jeune femme aux charmes mondains,
lui qui a accepté la cassette d'un Frondeur en fuite.
Tartuffe ne peut être plus laid qu'on l'imagine, doux,
pantelant, à la voix petite et sirupeuse, gros et rouge,
clownesque et faux à souhait: il parle à peine, bouge à
peine, se tient passif devant toutes choses sinon les affaires
de la table et de la chair; il ne s'efforce à endosser nul rôle,
il est le fourbe qui se donne à plus sot que lui-même grâce à
une douceur pateline. La lecture de la pièce se fait tout
simplement noire, blafarde malgré les. dorures, cruelle et
sans conceSSIon.
13
Benno Besson sert l'œuvre de Molière rigoureusement:
les hommes sont doubles et ne se soumettent qu'aux visées
strictement politiques d'un pouvoir en place; il ne peut y
avoir de libre-arbitre pour le sujet du roi, il n'est au
contraire que marionnette ou pantin que manipulent des
mains prestigieuses et souveraines qu'il doit seules servir.
La pièce est une comédie acide et cinglante proche de la
farce qui souligne une vision de l'existence essentiellement
ludique, frivole, sans consistance. Le constat est amer que
tout projet finalement n'est que politique et doit complaire
au Prince; les désirs humains, les goûts, les sensibilités
individuelles, les compagnonnages
intellectuels ne sont
d'aucun mérite pour ce qui est de la carrière et le destin
d'un sujet honnête.
Le Tartuffe d'Ariane Mnouchkine se caractérise - il est
vrai - par davantage d'humanité, de chaleur, de générosité
quant à un regard approbateur et confiant qu'on aurait sur
l'individu. Ce sont les fondamentalistes religieux qui sont
visés par le metteur en scène, et la pièce de Molière est
utilisée emblématiquement
par un artiste connu pour ses
engagements moraux et ses motivations humanitaires;
la
mise en scène pourrait présenter des traits plus graves de par
sa spécificité politique, religieuse et sociale; elle n'en fait
pas acte forcément.
L'action se situe en Algérie - une Algérie intemporelle
avec ses marchands de fruits pittoresques et colorés, ses
musiciens aux mélodies orientales, ses costumes blancs et
soyeux; elle trouve pourtant sa place de nos jours si l'on en
croit les cris menaçants
des manifestants
fidèles à
l'intégrisme, sorte de grand souffle cauchemardesque et
monstrueux que l'on entend gronder depuis le havre de paix
14
qu'est devenue aujourd'hui la maison d'Orgon. La menace
s'inscrit surtout à l'extérieur du foyer dans le rassemblement
d'hommes en habits noirs, et barbus. Madame Pernelle elle
aussi
- mais
elle est âgée
- et
ses suivantes
vêtues de so'mbre, et symbolisent
l'univers naïf de cette famille.
argon
vit dans un paradis terrestre
l'ombre
ridicules,
sont
qui pèse sur
- féminise,
quiet
- et
il ne le sait pas; un éden habité de dames pures aux
voilages blancs et lumineux où Elmire elle même ne saurait
envisager coquetterie, nul badinage, propres à son sexe. Les
hommes qui voisinent auprès de ces femmes ne portent pas
de caractère mâle très accentué: plutôt discret et de bonne
tenue si l'on pense à Cléante, carrément nié s'il s'agit du fils
de la maison, Damis, interprété par une femme.
Les femmes travaillent chez Organ, jusqu'à son épouse, ce
qui aurait été inconcevable selon les critères sociaux et
culturels du dix-septième siècle. Les femmes s'aiment, se
donnent sans réserve à l'émotion, aux puissances d'une
sensibilité douloureuse quoique formatrice:
la violence
n'existe pas chez elles, ni l' agressivi té, ni le désir de
dominer, qe savoir, de pouvoir, de faire.
Marianne se refuse à l'opposition au père magistral, et
Dorine caquette et maugrée, impuissante. C'est que ce sont
les pèr~s, les hommes assis qui font violence et imposent
leur joug: Organ d'abord qui éructe bestialement s'il
n'obtient gain de cause auprès de la fieffée soubrette,
sérieux sinon, paralysé et figé ; Tartuffe enfin qui
accomplit une scène prodigieuse de viol à l'encontre de
celle qu'il convoite, l'épouse de son hôte. L'homme se
présente alors comme sauvagement brutal, cherchant à
15
assouvir ses instincts érotiques contre l'assentiment de la
femme, bafouée s'il en est.
La cause défendue par la mise en scène ne peut être que
juste, les intentions, les dénonciations, les combats, ceux de
l'artiste pour l'élimination
de tous les fanatismesreligieux ou autres. Le théâtre également, est non seulement
sauf au Soleil, mais accompli, achevé, peaufiné, donné à
vivre sans partage au spectateur.
La pièce de Molière - Le Tartuffe - a maille à partirelle seule, au sens technique du terme, dans cette
proposition du Soleil: elle est utilisée pour les besoins d'une
démonstration aux motifs légitimes. Il lui manque peutêtre l'aigreur, la tension dramatique et le sentiment de
panique qui caractérise l'équilibre perdu de la maison
d' Orgon ; maison fermée et socialement codée qui contient
les contradictions d'un homme écartelé - dévot, serviteur du
Roi, et époux d'une jeune femme dépensière. Le trouble
habite la demeure; chez tous les protagonistes une même
sensation de ne pouvoir échapper à une catastrophe familiale
orchestrée par inadvertance par le père, domine jusqu'aux
péripéties finales. Et pourtant, on ne croit que difficilement
à cette grande messe noire organisée, peut-être par trop
d'effets de théâtre, peut-être par l'émergence de doutes
quant à l'efficacité des luttes menées: la peur de l'Islam et
de son cortège d'images funèbres n'est pas circonvenue, elle
est citée
simplement,
et montrée
du doigt
-
c'est
déjà
beaucoup.
Le Tartuffe de Mnouchkine
défend la raison des
femmes, c'est-à-dire la fin de leur inexistence face à
l'homme,
autonomie
16
la reconnaissance
-
et responsabilité
de leur
pleine
- et
maturité.
liberté
-
et
Ce travail
encore s'attaque aux intégrismes et fanatismes et prône la
tolérance. Le Tartuffe de Besson dénonce les enfermements
politiques, la soumission au pouvoir absolu, la négation du
sujet. L'homme se présente dans ces conditions comme
faillible
fragile,
névrosé
et dépendant
- état
spécifique
de
toutes les époques.
Ariane Mnouchkine
traite de l'actualité immédiate
selon l'expression
consacrée, mais c'est qu'elle croit
profondément en .l'homme et à sa capacité à changer le
cours du monde et des choses. Benno Besson traduit à
travers son Tartuffe
davantage
dé pessimisme,
d'incertitudes et de réserves quant à l'avenir de l'être - le
jouet d'une machine sociale et politique inexorable qui le
dépasse. Le Tartuffe est utilisé par Mnouchkine et servi
selon Molière par Besson. L'auteur du Malade Imaginaire
n'en finit pas de nous donner à voir et à entendre nos
faiblesses, nos maux et nos travers aujourd'hui comme hier,
s'affichant désespérément notre contemporain.
L'ethnoscénologie,
une discipline
nouvelle
et critique
Pierre Corcos
"Un théâtre qui soumet la mise en scène et la réalisation,
c'est-à-dire tout ce qu'il y a en lui de spécifiquement
au
texte
est un
grammairien,
théâtre
d'épicier,
dire d'Occidental.
d'idiot,
d'anti-poète
de fou,
théâtral,
d'inverti,
et de positiviste,
de
c'est-à-
"
Antonin Artaud
L'association d'une institution théâtrale, la Maison des
Cultures du Monde, et d'un groupe de recherches de
l'université
de Paris VIII a donné vie au Centre
International d'Ethnoscénologie.
On connaît le dynamisme de la Maison des Cultures du
Monde: fondée en 1982, présidée par le Professeur Jean
Duvignaud, dirigée par Cherif Khaznadar et Françoise
Gründ, elle répond à des objectifs multiples comme
l'accueil de manifestations culturelles de tous les pays du
monde, l'échange entre les cultures, l'édition d'ouvrages,
de disques, la publication d'une revue, "l'Internationale de
l'Imaginaire", etc. La créativité fantastique des différentes
19
cultures, terriblement
menacées par l'hégémonie
du
modèle "occidental" et capitalistique, surgit à foison dans
ce lieu permanent de dialogues, qui doit aussi participer à
la mise en mémoire de pratiques fragilisées ou en voie de
disparition.
On connaît moins le Laboratoire interdisciplinaire des
pratiques spectaculaires de Paris VIII. Cette équipe de
recherche, dirigée par le Professeur Jean-Marie Pradier, se
consacre depuis sa fondation à l'étude des relations
multiples entre "les pratiques humaines spectaculaires
organisées" et les sciences de la vie, voire les sciences de la
matière: approches historiques, mise en perspective des
pratiques spectaculaires par les recherches dites "neuroculturelles", pratiques "parathéâtrales",
organisation de
séminaires et colloques interdisciplinaires,
et même
réalisations artistiques. Il s'agit d'une approche originale
des arts du spectacle vivant, libérant ces derniers de la seule
emprise sémiologique ou rhétorique, les appréhendant tout
à la fois dans leur cadre socio-culturel et dans les modèles
systémiques des conduites humaines, ainsi que dans les
différentes stratégies cognitives. On essaye en somme, rare
et louable tentative, de décloisonner arts et sciences,
d'interroger les un(e)s par les autres, mais aussi déjà de
relativiser la notion de "théâtre", telle que nous l'entendons
dans la pseudo-évidence
"naturelle"
de nos mythes
fondateurs et de nos grandes idéologies.
Découvrant peu à peu les instances productrices de
l'ethnoscénologie,
le lecteur impatient
ou distrait
distinguera peu de nouveauté dans cette discipline: il
s'agirait
finalement
d'une
autre spécialisation
de
l'ethnologie, consacrée plus exclusivement aux différentes
20
formes théâtrales...
Le "Tchiloli"
de Sao Tomé, la
"Diablada" de Bolivie, le "Gambuh" de Bali, le "Teyyam"
de l'Inde, etc., trouveraient leur place dans une sorte
d'inventaire
qui se voudrait
exhaustif,
amuseraient
éventuellement le béotien par leur exotisme folklorique, ou
donneraient matière, par leur addition, à quelque macrothéorie
des arts de la scène, exactement
comme
l'ethnographie,
en ses collections, préparait à l'anthropologie structurale. Or le projet dont il est ici question est
tout autre, et justifie la mention de "démarche critique".
Avec l'ethnoscénologie, il ne s'agit point de constituer
une théorie générale, qui impliquerait une vision ("theoria"
= contemplation) synoptique, panoramique, stabilisée par
une langue décodant tous les autres systèmes de signes
(encore que cette tentative permanente ne puisse être évitée).
De quel lieu de "représentation" parlerions-nous, en effet,
alors que la notion même de "représentation" est ébranlée
par les découvertes de cette discipline? Le modèle du
théâtre européen fut à ce point prégnant qu'il a longtemps
servi de critère d'appréciation dans l'analyse des formes
spectaculaires non occidentales. Limités par nos façons de
penser, dépendants de notre langage, nous nous livrerions à
des procédures d'analyse qui altéreraient ce que nous étions
censés découvrir. Enfin, la présence même de l'observateur
agit sur son champ d'observation, comme nous l'a montré
la physique contemporaine.
L'ethnoscénologie
se pose d'emblée
comme une
démarche interdisciplinaire
qui ne prétend pas à la
synthèse, mais à la remise en question des principes et
fondements
de nos modèles de pensée et d'action,
notamment en matière de spectacle vivant. Eugenio Barba
21
par exemple (qui dirige l'International School of Theatre
Anthropology)
parle, à propos de sa propre expression
artistique, non de "représentation" mais d"'action" . Voilà
qui remet totalement en question les postulats de la théorie
théâtrale et de la critique, toujours empreintes
de
sémiologie, sous-jacente ou avouée. Il est passionnant, à cet
égard, de relire l'article intitulé La dent, la paume dans le
livre du philosophe Jean-François Lyotard, Des dispositifs
pulsionnels: il y interpelle toute notre tradition théâtrale
(jusqu'à Brecht), et notre position du sujet, à p~rtir de
l'expérience du Nô et des traités de Zeami.
L'ethnoscénologie,
par définition internationale
et
polyculturelle,
s'oppose
radicalement
au préjugé
ethnocentriste,
y compris dans ses formes les plus
insidieuses, consistant par exemple à inscrire la diversité
culturelle
dans une Histoire
générale,
à prétextes
progressistes
et à relents
hégéliens.
Le danger
d'assimilation à une civilisation dominante n'est point
négligeable, entraînant "certains peuples jeunes à tourner le
dos aux possibilités authentiques de leur propre culture pour
tenter de traduire à travers la formule européenne de la scène
des situations qui lui sont incompatibles" Oean Duvignaud).
Le lecteur, devenu plus précautionneux, se risquera sans
doute à la critique suivante: cette ethnoscénologie, ainsi
conçue, ne risque-t-elle pas de conduire à une inextricable
situation de "polylogue" identique à la Tour de Babel, en
sa bruissante cacophonie? Jean-Marie Pradier aurait à ce
lecteur répondu que l'ethnoscénologie prenait le risque du
"malentendu",
qu'elle le cultivait même, plutôt que
s'engager
dans les pseudo-évidences
d'une "raison
universelle", d'un "bon sens" qui serait "la chose du monde la
22
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