L'avenir de la télévision à large audience
à l'ère de l'abondance télévisuelle
Gaëtan Tremblay, GRICIS, UQAM
Depuis le début des années 80 aux États-Unis, et quelques années plus tard en Europe
et au Canada, l’audience des chaînes de télévision généralistes1 a enregistré une baisse
significative. Cette saffection de la faveur populaire est généralement attribuée à
l’exacerbation de la concurrence consécutive à la multiplication des chaînes, en particulier
des chaînes dites spécialisées ou thématiques. Dans le même temps, l’accroissement des
possibilités de transmission a servi d’argument à une remise en cause de l’intervention de
l’État dans le champ de la télévision par l’intermédiaire des chaînes publiques, que celles-ci
aient ou non été en situation de monopole comme en France, ou concurrentielle comme au
Canada. La nouvelle donne créée par l’innovation technologique, les succès de l’idéologie
néo-libérale, les difficultés budgétaires gouvernementales, la libéralisation
(déréglementation ou reréglementation) et l’introduction de la concurrence ou de son
durcissement ont ébranlé les rentes de situation dont jouissaient la plupart des chaînes
généralistes à travers le monde.
La crise a été encore plus profonde que la seule perte d’audience et des revenus
publicitaires afférents. Elle a conduit à la remise en cause du modèle même de chaîne
généraliste. Devant la nouvelle abondance rendue possible par le câble coaxial, la
numérisation des signaux, les satellites de diffusion directe, la compression
vidéonumérique et toute une panoplie de nouveaux vecteurs de transmission, certains n’ont
pas hésité à questionner la pertinence même des chaînes généralistes. L’offre pouvant
désormais se diversifier jusqu’à satisfaire les goûts et intérêts des publics les plus divers,
1Télévision généraliste, télévision de masse, télévision à large audience, télévision conventionnelle ou
classique, autant d'expressions différentes pour tenter de qualifier la télévision d'avant l'ère de la
multiplication des chaînes. Aucune de ces expressions ne me semble vraiment satisfaisantes, comme je m'en
expliquerai au point trois.
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pourquoi conserver des programmations qui, en voulant plaire à tout le monde ne satisfont
finalement totalement personne ? Puisque chacun peut maintenant choisir de regarder ce
qu’il désire, pourquoi devrait-il payer pour ce qui ne lui convient pas ? Et pourquoi l’État
devrait-il soutenir, à même les deniers des contribuables, des chaînes publiques que la
majorité des spectateurs choisit de ne pas regarder ?
Par delà l’existence des chaînes généralistes, c’est celle du service public qui est
visée, tout au moins la conception qui en a largement prévalu à l’extérieur des États-Unis,
c'est-à-dire celle d’un service universellement accessible, financé, au moins partiellement,
par les fonds publics, et qui offre des émissions de qualité couvrant tous les genres de
programmation télévisuelle.
Les chaînes généralistes ont-elles encore une raison d’être ou sont-elles des
survivances d’un autre âge, condamnées à disparaître par le nouveau contexte
technologique, économique et politique qui préside au développement de l’industrie
télévisuelle ? La télévision de masse a-t-elle vécu, condamnée par la télévision interactive,
les chaînes spécialisées, la microinformatique et l'Internet ? Ce verdict d’incurabilité a déjà
été prononcé à plusieurs reprises au cours des dernières décennies. Rien d’irrémédiable ne
s’est pourtant encore produit. Faut-il y voir seulement un sursis ou une démonstration de la
pérennité des chaînes généralistes ?
Je me propose, dans ce texte, d’examiner la question de manière aussi rigoureuse que
possible lorsqu’on veut faire de la prospective. Après une brève mise au point
méthodologique, j’aborderai le sujet dans une perspective historique, effectuant un retour
aux premières tentatives d’introduction de la télévision payante aux États-Unis, pour
discuter en particulier des rapports entre l'innovation technique, les choix politiques et les
orientations de l'industrie télévisuelle. Je procéderai, par la suite, à un rappel de la situation
actuelle de l'industrie télévisuelle au Canada, me concentrant sur la structure de l'offre et de
la demande au détriment d'autres aspects comme le contenu des programmes ou l'évolution
des pratiques culturelles des usagers. On pourrait attendre d’un tel itinéraire qu’il permette
3
d’identifier les principaux paramètres nécessaires à l’élaboration d’un modèle d'analyse des
grands enjeux et défis majeurs qui confrontent et confronteront dans un avenir proche la
télévision généraliste, et plus particulièrement la télévision généraliste publique, dans les
sociétés occidentales industrialisées. Une telle aspiration, bien que légitime, ferait fi des
nombreuses difficultés inhérentes à toute démarche prévisionnelle en sciences sociales. Le
modèle d'analyse auquel je parviendrai sera forcément partiel dans son envergure et
probabiliste dans sa nature.
1. Questions de méthode
Deux petits points de méthode s'imposent pour commencer, le premier concernant le
caractère forcément hasardeux de toute approche prospectiviste, le second, le sens qu'il
convient de donner à l'expression "télévision généraliste".
1.1 Les aléas de la prospective
Il y a un peu plus de vingt ans, un auteur quelque peu présomptueux pensait qu'il était
facile d'entrevoir assez clairement le futur de la télévision commerciale à partir des
tendances sociales, économiques et technologiques du milieu des années 70. Rarement
futurologue se sera-t-il plus lourdement trompé2 ! Postulant que l'ère de l'opulence ferait
place à une économie à croissance limitée et que la substitution de l'information à l'énergie
ralentirait la consommation comme la production de biens matériels, il ne prévoyait pas un
avenir très radieux à la télévision commerciale:
It is nevertheless a certainty that the nature and quality of television will change in
the next few years, and one does not have to be a "futurist" to recognize some of
the fundamental technological and social changes evolving in our post-industrial
society.
We can reasonably presume, for one thing, that we have come to the end of the
"economy of abundance" based on increasing production and increasing
consumption of materials and energy sources. It also seems reasonable to say,
2Façon de parler. En fait, il ne se sera pas trompé beaucoup plus que d'autres. En matière de prospective, le
pourcentage de prédictions qui se réalisent n'atteint guère un meilleur score que ce que produirait le simple
hasard.
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then, that as the society continues to shift from an energy-exploiting, producer-
oriented system to an energy-scarce, consumer-oriented one, commercial
television will become less viable. Commercial television, whose priority is
and has to be profit-making, depends upon expanding industrial production and
extensive consumption of products and services [...] Commercial television may
well be a reflection of an era we are by necessity leaving behind3.
Comme chacun sait, la télévision commerciale a connu, contrairement aux savantes
prédictions de notre analyste, un fulgurant développement un peu partout à travers le
monde alors que la télévision publique, après quelques décennies de prospérité, vit
actuellement des jours difficiles qui augurent d'un avenir plutôt sombre.
Les projections des prospectivistes consistent souvent en simples extrapolations
basées sur des caractéristiques sociales, économiques, culturelles ou politiques qui font
consensus dans la société qui est la leur, sans que ces consensus soient nécessairement
fondés sur des analyses factuelles rigoureuses et aient été soumis à un questionnement
critique. De plus, elles se fondent sur une projection de tendances d'un ou deux facteurs,
habituellement économiques ou technologiques, en ignorant une multitude d'autres tout
aussi pertinents et présumant de réactions univoques et homogènes des différents groupes
d'acteurs sociaux.
En ce qui concerne l'objet qui est le nôtre, la télévision, il est, par exemple,
généralement admis sans discussion que la multiplication des chaînes et la fragmentation
des audiences ne surviennent que suite aux possibilités techniques ouvertes par le
développement du câble et du satellite. C'est la première des quatre causes qu'évoque
Dominique Wolton, parmi beaucoup d'autres, pour expliquer l'émergence de la télévision
segmentée, dans son premier ouvrage sur la question publié en 1990 :
Quatre causes expliquent l'apparition et le succès rencontrés par la télévision
segmentée. La première est l'existence de nouvelles technologies. Elles
permettent, avec le câble et les satellites, de démultiplier les cepteurs et, par
l'alliance entre télécommunications et informatique, de favoriser demain
l'interactivité4.
3MOORE R. O., “Public Television Programming and the Future : A Radical Approach”. CATER, D. AND
NYHAN, M. J. (EDS). The Future of Public Broadcasting. New York: Praeger Publishers; 1976, p. 234.
4WOLTON, D., Éloge du grand public. Une théorie critique de la télévision, Paris : Flammarion, 1990, p.
104.
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Une telle affirmation est à première vue incontestable. Il tombe sous le sens que la
multiplication des chaînes de télévision n'est possible que si la technique l'autorise. Mais de
telles évidences sont souvent trompeuses et conduisent à des erreurs de perspective. La
télévision thématique ou spécialisée n'est-elle vraiment devenue possible qu'avec le câble et
le satellite ? Un retour sur l'histoire de la télévision aux États-Unis permettra de se rendre
compte que les choses ne sont pas si simples et que la multiplication des chaînes de
télévision a longtemps été contenue par des facteurs autres que technologiques. N'insistons
pas sur le fait que l'interactivité n'est pas pour demain mais que son histoire a commencé
avec le système par câble Qube en 1978, à Colombus, Ohio, et que si son usage n'est pas
encore généralisé, ce n'est certes pas faute d'une alliance entre télécommunications et
informatique, scellée déjà depuis plusieurs années. Mais il faut souligner que, en ce cas
comme en beaucoup d'autres, l'ignorance des processus historiques qui président à la
genèse des systèmes sociotechniques conduit à surestimer le facteur technologique et à
sous-évaluer, voire négliger les conflits socio-économiques, l'action des pouvoirs publics et
les réactions différenciées des utilisateurs.
Wolton mentionne trois autres causes pour expliquer l'apparition et le succès de la
télévision segmentée : l'émergence d'une demande sociale manifestée par la fragmentation
du public; la constitution d'un marché et d'une capacité de production audiovisuelle
suffisante et l'essoufflement de la télévision généraliste. Ce sont là, avec les possibilités
techniques, des conditions d'existence de la télévision segmentée mais elles n'expliquent
pas son apparition et son développement à un moment précis de l'histoire. On verra un peu
plus loin que la lutte entre de puissants groupes d'intérêts économiques et l'intervention
réglementaire des pouvoirs publics ont joué un rôle décisif, puisque les conditions de
possibilité technique à la multiplication des chaînes et à la spécialisation des
programmations existaient bien avant l'installation du câble et le lancement de satellites.
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