Les Caprices de Marianne (Version 1833)
d’Alfred de Musset, mise en scène de Frédéric
Bélier-Garcia
En dépit de leur sous-titre ironique de « comédie »,
raconte Frank Lestringant, connaisseur de l’œuvre de
Musset, Les Caprices de Marianne sont bien une « tra-
gédie », un genre théâtral majeur qui règle le sort des
hommes par le caprice, en se jouant de leurs désirs et
de leur vie.
L’histoire est simple et cruelle : dans une Naples ima-
ginaire, Coelio, un jeune homme amoureux, rêve de
conquérir Marianne, épouse du juge Claudio. N’osant
l’aborder, il fait appel à son ami Octave, viveur et liber-
tin, cousin du mari de Marianne, pour la rencontrer.
Octave plaide la cause du timide Coelio auprès de sa
cousine.
Or le messager n’obtient de faveur sous-entendue
que pour lui-même. Par caprice, la belle lui annonce
sa décision de prendre un amant, avouant son amour.
Octave, hésitant, ne cède pas et envoie loyalement
son ami rejoindre Marianne.
Coelio perd la vie dans un guet-apens organisé par le
barbon furieux.
Octave ne s’en remettra pas, et refusera à jamais les
avances de Marianne.
L’atmosphère dessinée sur le plateau relève d’un ma-
térialisme épicurien, et le décor de Jacques Gabel est
éloquent.
La scène pourrait se tenir sur le Vésuve, pas si loin
de Naples, un mont de cendres grises et noirâtres sur
lesquelles les comédiens ne cessent de monter et de
descendre, escaladant le tertre avant de glisser et de
s’effondrer devant tant d’obstacles à franchir ou à évi-
ter. Ils se hissent pour avancer avant de reculer puis
de tomber.
L’existence ne se montre guère aisée dans cette am-
biance de fin d’un monde avec ses cadres de scène
effondrés ou à moitié enterrés, ses repères perdus et
ses portes enfoncées dans la terre. L’éruption mena-
çante volcanique a parlé, une métaphore de la vie des
hommes sur un sol apparemment plus solide, mais
friable encore et toujours.
Une vie politique, sociale et économique a eu lieu, et
c’en est fini, rien ne va plus, même si une table longue
à nappe blanche est préparée sur le devant de scène
couverte du rouge des fleurs, prête à soutenir les fêtes
qui font tout oublier, couleurs et éclats.
« Pourquoi, demande Octave, la fumée de cette pipe
va-t-elle à droite plutôt qu’à gauche? » On ne sait, et si
Marianne fait un caprice, l’entêté Coelio aussi (Sébas-
tien Eveno en romantique sombre et malheureux) et
Claudio, le juge jaloux, également (Jan Hammenecker
convaincant et attachant), sans compter les frasques
d’Octave : les Caprices sont ceux de la vie-même.
Le théâtre de Musset s’amuse à merveille des allées
et venues du sentiment humain, détectable dans les
échanges de paroles, jouant des non-dits et des si-
lences. Les jeunes gens, personnages d’écorchés vifs,
ont des passions ultimes et débattent de la vie et de la
mort, de l’amour et du mépris avec des accents roman-
tiques ineffables.
Octave, pourrait être l’image de l’auteur lui-même et
de ses amours houleuses, un saltimbanque des émo-
tions, un funambule des sensations, et David Migeot
séduit sa dame et son public à souhait – attrait et ai-
sance naturelle, folie et mélancolie.
Quand on ne veut voir la réalité en face, on rêve et on
philosophe, on songe et on s’amuse, un verre de vin
de Lacrima Christi sur sa table et près de sa chandelle.
Sarah-Jeanne Sauvegrain est une Marianne qui porte
le rôle féminin dans toute sa splendeur, quoiqu’elle
fasse, qu’elle aille à l’église ou veuille s’abandonner à
son désir. Elle se moque et tourne en ridicule les pon-
cifs masculins : « Qu’est-ce qu’après tout une femme ?
Ne pourrait-on pas dire, quand on en rencontre une :
Voilà une belle nuit qui passe ? »
Libre de sa parole existentielle – corps et désir -, elle
affirme une présence pleine et sûre de ses droits, loin
de toute pruderie, et Octave a maille à partir avec celle
qu’il pensait peu tournée vers une vie sensible et sen-
tie.
Caprices, soubresaut, ricochets, pointes, piqures, la
mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia engage sur
le plateau une partie de plaisir ludique et théâtral, une
danse enivrante et joyeuse dont les épices et les cou-
leurs, les chatoiements et les ombres ne manquent
pas, reposant sur le langage comme sur la gestuelle
des corps.
Saluons les comédiens de grand talent, dont Ma-
rie-Armelle Deguy, Laurence Roy, Yvette Poirier et
Denis Fouquereau.
Véronique Hotte
hottello