l`objet

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L'OBJET DUCHAMPIEN
Collection Ouverture philosophique
dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux
sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles
soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc
pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le
fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de
philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou...
polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
Paul DUBOUCHET, De Montesquieu le moderne à Rousseau l'ancien, 2001.
Jean-Philippe TESTEFORT, Du risque de philosopher, 2001.
Nadia ALLEGRI SIDI-MAAMAR, Entre philosophie et politique: Giovanni
Gentile, 2001.
Juan ASENSIO, Essai sur l 'œuvre de George Steiner, 2001.
Réflexion
sur l'Enseignement
de la Philosophie,
Pour un avenir de
l'enseignement de la philosophie, 2001.
Hervé KRIEF, Les graphes existentiels, 2001.
Heiner WITTMANN, L'esthétique de Sartre, 2001.
Christian SALOMON, Le sourire de Fantine, 2001.
Claude MEYER, Aux origines de la communication humaine, 2001.
Hélène FAIVRE, Odorat et humanité en crise à l 'heure du déodorant
parfumé,2001.
François-Victor RUDENT, La conversation de Montaigne, 2001.
Serge BISMUTH, L'enfance de l'art ou l'agnomie de l'art moderne, 2001.
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L'OBJET DUCHAMPIEN
L'Harmattan
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75005 Paris
FRANCE
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L'Harmattan Italia
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10214 Torino
ITALIE
@ L'Harmattan,
2001
ISBN: 2-7475-1051-4
Introduction
La France a donné naissance à des génies à chaque
époque. Au XVIIIe siècle, par exemple, est apparu le
groupe des philosophes des Lumières; ces penseurs ont
changé le monde à travers l'Encyclopédie, les développements de leur philosophie et la Révolution française. Au
XIXe siècle, sont apparus les peintres impressionnistes;
avec eux la France a pris la direction du mouvement de
l'art, l'impressionnisme constituant le point de départ de
l'art moderne. Au XXe siècle, on voit apparaître Marcel
Duchamp. Pourquoi dire qu'il est un génie? Parce que
l'après-Duchamp est complètement différent de l'avant;
avec lui une période se termine et une autre commence.
Qu'a-t-il fait? Il a ouvert la voie à l'art du XXe siècle en
inventant une nouvelle sorte d'œuvre: les objets. Il a agi
comme révolutionnaire en transformant des choses
quotidiennes en œuvres d'art. Après Duchamp, on peut
constater que l'art contemporain se développe sous son
influence. Quel est donc son statut dans l'art du XXe
siècle? Le témoignage d'Arman nous éclaire sur cette
question:
Peintres et poètes étaient comme les chevaliers de la
Table ronde. Le roi Arthur, c'était Marcel Duchamp.
J'ai rencontré le roi Arthur et les principaux
chevaliers: Man Ray, Max Ernst, Dali... André Breton
[...].1
Etant l'un des héritiers de Duchamp, Arman a peutêtre voulu, par ces propos, lui rendre un hommage
particulier. Mais si l'on considère l'évolution de l'art
contemporain depuis Duchamp, et son état actuel, le
témoignage d'Arman prend tout son poids de vérité. En
effet, lorsque l'on remonte à la source de l'art
contemporain, on y retrouve toujours Duchamp.
Toutefois, les jugements sur Duchamp sont divers.
Par exemple, Philippe Sers et Jean Clair nous proposent à
la fois des critiques et des louanges de Duchamp. Lors de
l'exposition Marcel Duchamp en 1977 au Centre Georges
Pompidou, Sers pose la question: "Faut-il vraiment
vénérer Duchamp ?"2 Il admet que Duchamp a été le père
de l'avant-garde, mais il trouve qu'il y a trop de respect,
d'obéissance ou de terreur face à ce patriarche courtois.
Sers souligne donc que l'on n'a pas fait assez de bruit
autour de la fausse vocation de ce peintre. Al' opposé de
cette attitude, Jean Clair3 rend hommage à Duchamp en
essayant de pallier l'absence de commémorations
officielles du centenaire de la naissance de l'artiste. Pour lui
Duchamp est le père de toutes les avant-gardes et le
parangon de toutes les audaces. Il a été le dernier artiste à
croire que l'art de peindre pouvait encore, comme
1 Arman, Mémoires accumulés, entretien avec Otto Hahn, Paris,
Belfond, 1992, p. 7.
2 Philippe Sers, "Faut-il vraiment vénérer Duchamp ?", dans
Connaissance des arts, n° 299, 1977, p. 47- 48.
3 Jean Clair, "Hommage à Duchamp", dans Beaux Arts, n° 52,
1987, p. 42-49.
8
autrefois, assumer la totalité des connaissances et des
aspirations de son temps. Jean Clair espère donc qu'en
2068, pour le centième anniversaire de la mort de
Duchamp, il se trouvera quelques historiens de l'art pour
reconnaître son œuvre et son esprit.
Qu'ils le critiquent ou l'admirent, il est évident que
les artistes contemporains ne cessent de parler de
Duchamp. C'est qu'il tient de manière exemplaire la
position de l'artiste moderne, et qu'à travers ses œuvres il
est possible d'approcher, de toucher ce qui est le propre
de l'art contemporain. Une autre raison de la présence de
Duchamp est que, développant les conséquences extrêmes
qu'impliquait la remise en question des buts et des moyens
de l'art, il a mis en évidence le rôle de la négativité pour le
nouveau et les possibilités offertes par le concept de
l'objet.
Pour moi, les œuvres principales de Duchamp sont
ses objets. Le mot « objet» est synonyme de «chose»
dans le langage courant, mais chez Duchamp l'objet n'est
plus l'équivalent de la chose. Un objet duchampien fait
disparaître la signification habituelle d'une chose
quotidienne sous une nouvelle appellation, le titre de
l'objet. L'objet est donc un concept artistique. Si
Duchamp est un artiste de l'objet, qu'est-ce qui fait les
objets? Gilles Deleuze écrit:
En art, et en peinture comme en musique, il ne s'agit
pas de reproduire ou d'inventer des formes, mais de
capter des forces. C'est même par là qu'aucun art n'est
figuratif. La célèbre formule de Klee « non pas rendre
le visible, mais rendre visible» ne signifie pas autre
chose. La tâche de la peinture est définie comme la
9
tentative
pas.4
de rendre visible des forces qUI ne le sont
La tâche de la peinture est de rendre visibles des
forces qui ne le sont pas, et le propre de la peinture est de
voir et de faire voir ce qui ne se laisse pas voir de la chose
et de la réalité. C'est avec cette idée que peut se saisir le
travail sur l'objet: partir du quotidien pour le faire voir
autrement.
Appeler un urinoir « urinoir », c'est logique. Quand
Duchamp nomme un urinoir Fontaine, il fait un de ses
étranges tableaux qui caractérisent son activité antiartistique, son action contre l'art traditionnel. Son œuvre
est étrange parce qu'elle n'est pas traditionnelle et qu'elle
transgresse la quotidienneté, mais, avec ses objets,
Duchamp sait faire voir ce qui ne se laisse pas voir de soimême. De ce point de vue, il rompt la tradition à travers
l'objet, tout en la prolongeant, en poursuivant le
mouvement de la peinture qui crée sans cesse du nouveau.
Quand Duchamp appelle un urinoir Fontaine, ce
n'est pas normal, puisqu'un urinoir n'est pas une fontaine,
et qu'il n'y a là aucune fontaine visible. En nommant un
urinoir Fontaine, Duchamp fait disparaître la vision
habituelle que nous avons de l'urinoir: comme le dit
Deleuze, il rend alors visibles des forces qui ne le sont pas
d'emblée, en faisant opérer son concept de l'objet.
Avec ses objets, Duchamp transgresse la limite
épistémologique des choses quotidiennes et de la réalité
4 Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, tome I,
Paris, La Différence, 1981, p. 39.
10
habituelle. De là, pouvons-nous saisir la nature du changement essentiel que Duchamp a provoqué dans le monde de
l'art? Un texte d'Alain Jouffroy éclaire remarquablement
ce point:
Sans Duchamp, la peinture expressionniste abstraite, le
tachisme et autres formes « rétiniennes» d'expression
plastique n'auraient pas subi la crise très grave qui en a
soudain paralysé l'action; sans Duchamp, ni le Pop, ni
le « nouveau réalisme» ni les « machines optiques» de
l'art cinétique, ni les autres machines présentées
comme sculptures n'auraient pu bénéficier du prestige
assez rapide qui fut le leur. Sans Duchamp, les
contradictions subsistant entre l'intention présidant à
l'élaboration
d'une œuvre d'avant-garde,
et les
conditions de sa consommation, de sa distribution et de
sa « récupération» n'auraient pas été éclairées aussi
fortement. Sans Duchamp enfin, les artistes, qui n'ont
que trop souvent tendance à confondre un certain
savoir- faire artisanal
avec l'intelligence
et la
découverte intellectuelle, continueraient sans doute de
dormir dans l'illusion de leur extrême importance sur le
plan social.
5
D'après Jouffroy, Duchamp a marqué un tournant
dans l'art au XXe siècle. De nos jours, dans toutes les
écoles artistiques, on trouve des artistes qui imitent
Duchamp de diverses manières, d'autres qui le prolongent,
d'autres encore qui tendent à le dépasser. Le XXe siècle
qui commence avec Duchamp, finit aussi avec lui.
5 Alain Jouffroy, Le monde est un tableau, Nîmes, Ed. Jacqueline
Chambon, 1998, p. 74.
Il
Qui est Marcel Duchamp?
Il est né à Blainville près de Rouen en 1887, et mort
à Neuilly en 1968. Fils d'un notaire, frère du peintre
Jacques Villon, du sculpteur Raymond Duchamp-Villon et
de la peintre Suzanne Duchamp. En 1904, il fréquente
l'Académie Julien. En 1905, il échoue au concours d'entrée
à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris. Après un apprentissage
à l'Imprimerie de la Vicomté à Rouen, il reçoit le diplôme
d'ouvrier d'art; c'est le seul diplôme que Duchamp ait
obtenu de sa vie. Jusqu'à la réalisation de Roue de
Bicyclette, il fait des paysages et des portraits influencés
par le néo-impressionnisme, les Nabis et le cubisme. La
toile Nu descendant un escalier, qui scandalise, qui dépasse
la compréhension du public, date de 1911 ; elle est suivie,
en 1912, d'une série d'œuvres capitales, consacrées à
l'expression du mouvement, à travers lesquelles Duchamp
assimile l'influence du futurisme. Après Tu m " il arrête
définitivement de peindre, et se veut alors artiste de
l'objet. C'est le déplacement artistique de l'art à l'anti-art.
Le Duchamp que j'apprécie est celui qui invente le
ready-made en 1913. Depuis Roue de Bicyclette, il a
développé une sorte de négativité esthétique contre l'art
habituel, proposant de manière polémique et scandaleuse
au public des objets tout faits, ready-made, sortis de leur
contexte et présentés comme œuvres d'art. Fontaine, un
urinoir renversé, est refusée aux Indépendants, et provoque
un scandale retentissant. Mais c'est surtout Pharmacie,
une œuvre monumentale, qui présente le concept de
l'objet. Ensuite, Duchamp s'intéresse à des recherches et à
des expériences optiques comme Rotative plaque verre.
Après une période d'inactivité - durant laquelle il se
consacre, notamment, au jeu d'échecs et, à partir de 1942,
12
intervient comme conseiller artistique auprès de
collectionneurs et de musées américains -, il se met à
réaliser des objets manufacturés et miniaturisés qu'il
reproduit en série comme la Boîte en valise. Sa dernière
grande œuvre Etant donnés est réalisée entre 1946 et 1966
à New York. Mais l'opus majeur de Duchamp est La
mariée mise à nu par ses célibataires, même, dite aussi le
Grand Verre. L'œuvre est diversement interprétée au
moyen de l'ésotérisme, de la religion, du symbolisme et de
la psychanalyse, aussi bien que de considérations sur la
quatrième dimension et sur l'abstraction diagrammatique.
Malgré tous ces travaux d'élucidation, le Grand Verre
reste aujourd'hui encore une œuvre mystérieuse.
L'esthétique radicale de Duchamp lui a valu un
immense prestige et nombre de ses trouvailles ont été
exploitées par le pop art, le nouveau réalisme et le groupe
Fluxus. Par ailleurs, presque toute son œuvre est réunie,
grâce à son admirateur Arensberg, au Musée de
Philadelphie, construit en 1950.
Ce livre est une étude de l'objet duchampien. Il traite
de deux sortes de questions: les unes portent sur Duchamp, les autres sur l'objet.
Pourquoi nous intéresser à Duchamp? Parce qu'il a
marqué un tournant dans l'histoire de l'art en créant et
conceptualisant l'objet. En tant que "dadaïste"6, il a
6 Alain Jouffroy écrit: "Au moment où je suis venu chez Marcel
Duchamp, le 8 décembre 1961, à New York, pour avoir mon second
entretien avec lui
[...] il crut
soudain se rappeller de qui il s'agissait,
mais ajouta aussitôt: « Ah bon, ce vieux dadaiste n'est pas
m 0 r t ? })" (Marcel Duchamp, Paris, Centre Georges Pompidou /
Dumerchez, 1997, p.7-9). Comme le montre ce propos, Duchamp
13
complètement bouleversé l'art moderne et grandement
déterminé la direction du développement de l'art au XXe
siècle. Duchamp est de toute évidence la source de l'art
contemporain. Bien qu'il soit pour nous un homme du
passé, c'est à travers lui que l'on peut comprendre l'art
d'aujourd'hui. De plus, depuis la présentation de Roue de
Bicyclette, presque un siècle est passé, et il est indéniable
que Duchamp est plus lisible et intelligible aujourd'hui
qu'en 1913.
Pourquoi nous interroger sur l'objet duchampien?
Parce que face à l'urinoir que Duchamp présente sous le
titre de Fontaine, on ne jouit que du scandale qui s'est fait
en son temps autour de cette œuvre, et on n'essaie
malheureusement pas de comprendre le concept de l'objet
que l'artiste propose avec elle. Car l'objet n'est plus
simplement une chose ou de la matière, c'est un concept
artistique qui ouvre un nouvel horizon dans le monde de
l'art. Le concept de l'objet révèle la société contemporaine,
le fétichisme, la richesse matérielle, la matérialité et la
morale du capitalisme à travers les choses quotidiennes.
Grâce à Duchamp et à son concept de l'objet, des choses
banales deviennent des sujets en art. Certes, l'objet ne
permet pas de comprendre toutes les formes d'art, mais on
peut dire qu'il est une clé majeure de l'art d'aujourd'hui.
Au fil du temps, de nombreuses études portant sur
l'objet chez Duchamp ont été réalisées. Malgré leur
diversité, je me propose à mon tour d'ouvrir une réflexion
sur l'objet duchampien, car c'est un objet vivant, qui se
s'est considéré jusqu'au bout comme un dadaïste; non sans raisons,
puisqu'il a gardé un esprit d'avant-garde - mettant en œuvre la
négativité pour le nouveau - jusqu'à la fin de sa vie.
14
prête continuellement à de nouvelles interprétations. Mon
but est d'en faire une lecture selon une approche esthétique. Par une nouvelle interprétation de l'objet, je voudrais
approfondir l'étude de l'art et de la pensée de Duchamp.
Ce livre se compose de quatre parties: I. L'objet ou
le mensonge pictural. II. Ce qui n'est pas l'objet ou la
chose elle-même. III. Le développement de l'objet
duchampien. IV. L'idée de l'objet duchampien ou la chose
indirecte.
Pour commencer je vais faire trois hypothèses sur
l'objet ou le mensonge pictural, ce qui n'est pas l'objet ou
la chose elle-même, et l'idée de l'objet duchampien ou la
chose indirecte. J'approcherai l'objet duchampien en
suivant deux voies: celle de l'esthétique et celle de la méthode, pour montrer que Duchamp profite du mensonge,
au sens de Platon, qui ne se réalise que dans l'art, et qu'il
présente méthodiquement la chose quotidienne comme
chose indirecte. L'exploration de l'esthétique et de la
méthode de Duchamp aboutira à la conclusion que l'objet
duchampien est mensonge pictural et chose indirecte. Ainsi
il deviendra possible de répondre à une question que les
critiques d'art se posent depuis longtemps: l'objet
duchampien est-il une œuvre d'art ?
15
I. L'objet ou le mensonge pictural
A Paris, il y a un service administratif très
intéressant: c'est le «Bureau des objets trouvés». Si
quelqu'un perd quelque chose dans la rue, et que quelqu'un
d'autre l'apporte à ce bureau, ce dernier envoie un avis de
réception au propriétaire de l'objet. Ainsi, le mot « objet»
participe à notre vie quotidienne. Si on trouve une petite
chose assez jolie, on s'écrie "oh, quel objet !" ou "c'est un
objet très très joli !". Le mot «objet» appartient au
langage courant, mais pour les artistes c'est aussi un terme
conceptuel. Dans l'art contemporain, la notion d'objet est
une clé indispensable. Comme elle nous vient de Marcel
Duchamp, nous ne devons pas seulement nous demander:
"qu'est-ce que l'objet ?", mais encore et surtout: "qu'estce que l'objet chez Marcel Duchamp ?"
1. Qu'est-ce que l'objet?
Parler de l'objet, c'est à la fois simple et compliqué,
car le mot lui-même est simultanément un élément du
langage courant et un terme que les artistes utilisent de
différentes manières. Par exemple, pour certains artistes,
l'objet c'est le matériau, tandis que pour Duchamp, c'est
un concept artistique. En outre, chaque école picturale fait
un usage spécifique du terme « objet »1, selon les procédés
qu'elle emploie. Peut-on malgré tout définir l'objet?
Si dans le langage courant «objet» est un nom
commun, dans celui de Duchamp c'est un terme ludique:
son concept de l'objet ne saurait tenir dans une catégorie
grammaticale. Dans le langage courant, un objet est une
chose matérielle inanimée et de petites dimensions. Le mot
« objet» est synonyme des mots « chose» et « matière ».
Il est actuellement utilisé pour désigner une chose d'assez
petite taille, à fonction décorative dans l'agencement d'un
intérieur. En tant que concept artistique l'objet ne
correspond ni à la chose ni à la matière; chez Duchamp, il
résulte de la disparition de la signification habituelle d'une
chose quotidienne sous une nouvelle appellation
constituant le titre de l'œuvre. Pour ouvrir les yeux sur
l'objet, il faut d'abord cerner le mot« objet ».
Une définition pratique nous est fournie par
l'étymologie: du latin objectum, "chose qui est placée
devant"2. Jean-Clarence Lambert dit alors qu'il s'agit de
« l'objet en proie aux cinq sens: toucher, voir, écouter,
goûter et sentir ». Max-Henri de Larminat présente deux
genres d'objets: le premier est la chose réelle, ce qui existe
dans la réalité; le deuxième représente "l'analogie et le
1 Dans L'aventure de l'art au XX siècle (Paris, Chêne / Hachette,
1988, p.683), Jean-Louis Ferrier présente l'objet cubiste, l'objet
futuriste, l'objet dada, l'objet surréaliste et l'objet pop. Il suit ainsi, à
travers différentes écoles picturales, le parcours et les métamorphoses
de l'objet.
2 Jean-Clarence Lambert, "Le parti pris des objets", dans Opus
international, n° 10-11, avril 1969, p. 72.
18
symbole"3 d'une chose. Si le premier objet dont parle
Larminat est l'équivalent de la chose, le deuxième est tout
autre: c'est le concept artistique que l'on peut voir chez
Duchamp.
A travers l'emploi du mot « objet », se manifestent
deux facultés cognitives. Premièrement, l'objet est l'équivalent de la chose et de la matière pour le sens commun.
Deuxièmement, l'objet en tant que concept artistique fait
disparaître la signification habituelle d'une chose sous une
nouvelle appellation. Ces deux significations différentes de
l'objet peuvent donner lieu à des confusions; il doit donc
être clair que c'est de l'objet en tant que concept artistique,
et de nul autre, qu'il ici est question.
Depuis quand le terme « objet» est-il utilisé en art ?
Comment a-t-il été introduit? "Tout a commencé avec les
collages cubistes"4, écrit Pierre Restany. Lorsque Georges
Braque et Pablo Picasso se mirent à inclure dans leur
peinture des éléments allogènes directement empruntés au
réel, ils entendaient enrichir l'image picturale d'un certain
nombre de plan naturels supplémentaires. Le collage est
intervenu à l'origine comme un élément de structure dans le
contexte de fragmentation de l'image cubiste.
Il est impossible de comprendre tout l'art moderne
avec le concept de l'objet, car l'art de l'objet n'est pas à lui
seul la totalité de l'art moderne. Mais il est possible de
3 Max-Henri de Larminat, Objets en dérive, Paris, Centre Georges
Pompidou / Dessain et ToIra, 1984, p. 41- 48.
4 Pierre Cabanne et Pierre Restany, L'avant-garde au x,ye siècle,
Paris, Ed. André Balland, 1969, p. 373.
19
comprendre l'art moderne à travers l'objet, car depuis le
cubisme, et surtout depuis Duchamp, l'art s'est développé
à travers le concept de l'objet, et les artistes utilisent les
choses quotidiennes à leur manière. C'est une nouvelle
tradition dans l'art, et un changement phénoménal par
rapport à l'art des époques précédentes. Il y a une grande
tradition dans l'art, mais les peintres n'ont jamais fermé les
yeux sur la société. Appuyés sur la tradition, ils regardent
autour d'eux, et essaient de représenter ce qu'ils voient:
avec le commencement du XXe siècle c'est la richesse
matérielle qui se manifeste dans la société. Il se peut que la
naissance de l'art de l'objet soit devenue indispensable du
fait du triomphe de la société industrielle et de la
consommation, qui a amené les artistes à utiliser des
choses de la vie courante. De ce point de vue, Duchamp
est un pionnier, il est le premier à avoir présenté une chose
quotidienne comme une œuvre d'art. Depuis, les choses
banales ont pris une grande place dans l'art; elles sont
sorties de la représentation planaire sur la toile pour être
présentées telles quelles.
Comment se développe le concept de l'objet? Nous
allons à présent examiner ce qu'il en est concrètement de
l'usage du mot « objet» à travers Alain Robbe-Grillet, Luc
Brisson et Vincent Descombes.
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