PAC Analyse 2014/23
L’ODYSSEE DU CAPITALISME (1/4)
I. CONCEPTS ET DOCTRINES
Par Jean Cornil
Je voudrais esquisser en quelques pages l’histoire du système capitaliste depuis ses
origines jusqu’à son emprise totale sur notre monde contemporain. J’ai toute conscience du
caractère réducteur et superficiel d’une évolution extrêmement complexe dont des milliers de
livres ont tenté de décrypter les mécanismes et les contradictions. La modestie du propos
sera donc évidente. Mais il me parait nécessaire de tenter d’apporter quelques clés pour
dépasser le sens commun et la critique dans son immédiateté politique et économique.
Comme dans tous les récits que l’homme produit de sa destinée pour essayer de lui conférer
un sens face à notre finitude, le capitalisme est la grande narration de notre modernité.
Après la cosmologie des Anciens ou les multiples formes que la religion a prises pour
conférer une signification à l’existence, le capitalisme s’est imposé progressivement et avec
lui ses symboles, ses érudits, ses penseurs critiques et son empreinte absolue dans la vie
quotidienne des humains, des peuples et des continents. C’est que réside sans doute sa
plus grande force. Nous avons totalement intériorisé, dans nos gestes les plus courants,
dans nos âmes et dans nos cœurs, la logique du système de l’échange marchand. A tel
point que celles et ceux qui imaginent une véritable alternative à cette organisation
« naturelle » de la vie entre les hommes, apparaissent comme des irresponsables, des doux
rêveurs voire des fous qui n’ont rien compris au déroulement de l’histoire.
De Adam Smith à Karl Marx, de Alexis de Tocqueville à Thomas Piketty, de John Maynard
Keynes à Michael Sandel, de Fernand Braudel à Christian Arnsperger et la liste est infinie -
des milliers de penseurs, philosophes, économistes, politologues, historiens ou sociologues
ont tenté de comprendre et d’analyser cette formidable machine et la fascinante créativité
d’un système qui se renouvelle sans cesse et absorbe ses plus radicaux contempteurs. Il y a
bien une forme de sorcellerie capitaliste qui envoûte l’humanité.
*
* *
Tentons donc de mettre au clair quelques concepts et quelques idées-force de cette
irrésistible logique qui intègre tout sur son passage. Que l’on me pardonne le caractère
réducteur, simpliste, voire scolaire de cette exposition mais il me semble nécessaire de
mettre les choses au clair, dans leur essence même, pour pouvoir se forger un véritable
esprit critique.
Si l’on ouvre le dictionnaire Le Petit Robert au mot capitaliste on y lit : « régime économique
et social dans lequel les capitaux, source de revenu, n’appartiennent pas, en règle générale,
à ceux qui les mettent en œuvre par leur propre travail ». La définition renvoie à libéralisme,
à propriété et à mercantilisme. Le capitaliste, c’est celui, toujours selon le dictionnaire qui
possède des capitaux notamment engagés dans une entreprise et qui en tire des revenus.
PAC Analyse 2014/23
Vous surfez sur le net et bien des définitions apparaissent : « système économique et
politique caractérisé par la liberté d’échange et la prédominance des capitaux privés »,
« concept économique, sociologique et politique s’appuyant sur la propriété privée dans
moyens de production », « recherche du profit » et « accumulation du capital » dans la
terminologie de Karl Marx, éthique des premiers entrepreneurs refusant le luxe et la
consommation selon les analyses de Max Weber.
L’origine du mot, l’étymologie, indique que le terme capitalisme provient du latin « caput » qui
signifie la te, c'est-à-dire la tête du bétail qui appartient à celui qui possède cette richesse.
Au cours du temps, le capitalisme prendra diverses acceptions comme « masse d’argent à
faire fructifier » et le mot capitaliste désignera un entrepreneur, celui qui engage une masse
d’argent dans un processus de production. Au XIXème siècle, le vocable capitalisme
s’imposera dans l’œuvre de Karl Marx et de Friedrich Engels et dans celle de Max Weber.
*
* *
Pour Karl Marx, la nature particulière du système capitalise réside dans une forme spécifique
d’exploitation. L’exploitation a revêtu de nombreux aspects dans l’histoire des hommes, de
l’esclavage au servage durant le Moyen Âge. La caractéristique du capitalisme est que la
force de travail est vendue par le travailleur au capitaliste qui l’achète comme n’importe
quelle marchandise. Mais cette force de travail n’est pas payée à sa juste valeur car le
capitaliste utilise cette force de travail dans la sphère de la production en créant une valeur
supplémentaire que le capitaliste s’approprie gratuitement. C’est la fameuse théorie de la
plus-value dont le capitaliste va sans cesse vouloir accroître la rentabilité, augmenter son
taux de profit. Marx va souligner le fonctionnement contradictoire du capitalisme qui
appauvrit de plus en plus les travailleurs afin d’élever le taux de profit et de développer les
forces productives. Mais la production ne trouvera pas suffisamment de débouchés suite à la
paupérisation de la classe ouvrière ce qui entrainera une baisse tendancielle du taux de
profit et des crises de surproduction qui scandent tout le XIXème siècle jusqu’à la crise des
années trente au XXème siècle. Nous aurons l’occasion de revenir sur les analyses
marxistes du capitalisme plus en détails en soulignant l’opposition frontale entre le travail
produit par la classe ouvrière exploitée et le capital détenu par les propriétaires des
moyens de production. Dans la perspective marxiste, le capitalisme est donc un mode de
production spécifique à une période de l’histoire après d’autres modes de production dans
l’Antiquité ou à l’époque médiévale -, celle de la révolution industrielle. Les contradictions
d’un tel système, alimentées politiquement par la lutte des classes bourgeoisie contre
prolétariat seront résolues par la révolution qui accouchera de la société communiste,
égalitaire et réconciliée, où chacun vivra selon ses besoins.
*
* *
Max Weber, sociologue allemand protestant de la seconde moitié du XIXème siècle, produit
une toute autre analyse du capitalisme. A l’inverse de Marx pour qui le primat des forces
productives, l’infrastructure économique, déterminent tout le système politique et social, Max
Weber fait reposer la dynamique du capitalisme sur un comportement, une puissance d
l’esprit, une éthique, bref une manière d’être au monde moralement juste. Pour l’exprimer
autrement les forces de l’esprit sont plus décisives que les moyens matériels de production.
Weber c’est l’anti Marx. Et, en l’espèce, cet esprit nouveau, celui de l’entrepreneur (le
capitaliste chez Marx) provient de la réforme protestante du XVIème siècle. Le capitalisme
est propulsé par un moteur religieux, le calvinisme, qui oblige le croyant à l’ascèse, au
travail, à l’accumulation des biens pour la plus grande gloire de Dieu. Il ne s’agit en aucun
cas d’un comportement de jouissance de sa puissance financière, de dépenses inutiles ou
de signes extérieurs de richesses. Le luxe et l’arrogance sont des péchés cardinaux en
PAC Analyse 2014/23
regard de la doctrine protestante. Pour le sociologue allemand l’impulsion irrationnelle du
profit se voit dominée par une éthique de modération, encadrée par des règles morales.
C’est l’inverse du matérialisme historique. Le capitalisme, selon Max Weber, est un système
d’organisation rationnel qui s’appuie sur un marché libre du travail et sur la modernisation de
la comptabilité, et déterminée par une morale laborieuse d’accumulation matérielle.
Voilà deux approches conceptuelles de capitalisme opposées parmi les plus célèbres. Il y en
a évidemment beaucoup d’autres avec tous les raffinements possibles des analyses. Il
convient de souligner, par opposition aux systèmes économiques anciens ou en vigueur en
dehors de l’Europe que le capitalisme articule de manière spécifique la recherche de profit,
l’accumulation du capital, la séparation entre travail et capital, la main-d’œuvre salariée et la
régulation des échanges par le marché.
*
* *
Pour des raisons didactiques il est opportun de distinguer le capitalisme du libéralisme.
L’idée fondamentale du libéralisme, c’est la séparation entre la société civile et l’Etat et
l’équilibre entre ces deux instances dans l’exercice du pouvoir. La société civile regroupe
l’ensemble des systèmes privés et l’Etat garantit la cohésion sociale par le respect des
libertés individuelles. Pierre-Henri Tavoillot en précise les quatre piliers : l’individualisme, la
limitation de l’Etat, la neutralité et le gouvernement représentatif. Le libéralisme,
profondément moderne en regard des modes de gouvernement du passé, se méfie au fond
autant de l’Etat que du peuple. A eux seuls ni l’un ni l’autre ne peuvent garantir le
fonctionnement optimal d’une société. Les grands théoriciens du libéralisme, Benjamin
Constant et Alexis de Tocqueville insistent sur la valeur première qui est l’individu, principe
suprême de la vie sociale. Celle-ci se fonde sur l’indépendance individuelle au travers de la
liberté.
En quoi est-ce une vision du gouvernement des hommes totalement inédite ? Parce que,
comme le souligne Jean-Claude Michéa, après des siècles de guerres atroces, notamment
de religion, où la vertu centrale était de se sacrifier pour sa communauté au nom de
l’imposition à l’autre d’une conception du bien et de la vérité, le libéralisme part du principe
inverse : la valeur première est la conservation de soi dans un monde enfin pacifié. Il ne
s’agit plus de se battre pour imposer sa notion de la vérité sur le monde mais de s’occuper
exclusivement de ces propres intérêts individuels sans prétendre vouloir les disséminer dans
l’ensemble du corps social. Pour la première fois dans l’histoire, on renonce à la vertu et à la
vérité que l’on prétendait imposer aux autres pour se consacrer uniquement à son petit
bonheur personnel, indifférent à la condition et aux convictions de ses semblables. La paix
civile, garantie par l’Etat, se fonde sur son intérêt propre. Paradoxalement, c’est en suivant
uniquement ses penchants individualistes et égoïstes, sans vouloir contraindre les autres à
s’y conformer, que la tranquillité publique sera la mieux assurée. Vies privées et vertu
publique.
Cette conception du monde, radicalement nouvelle, articule donc les piliers centraux du
libéralisme politique dans lequel nous vivons toujours et que nous avons tellement intégrés
qu’il nous paraîtrait scandaleux d’y renoncer. Le socle du libéralisme politique, même si de
multiples variantes et critiques sont indispensables, fait partie de notre logiciel mental
essentiel à la vision que nous développons de la politique. L’individualisme se traduit par les
libertés fondamentales dont la préservation de notre sphère privée est déterminante face aux
volontés totalitaires ou fanatiques qui prétendraient la restreindre. L’Etat a pour fonction de
garantir la préservation de cet espace existentiel de libertés. Les limites de l’intervention de
la puissance publique sont donc essentielles au maintien de nos libertés. La séparation des
pouvoirs souvent garantie par une Constitution permet de trouver un équilibre, toujours
fragile, entre le respect des libertés individuelles et les besoins de la vie collective.
PAC Analyse 2014/23
L’Etat de droit, c’est-à-dire que chacun, gouvernant comme gouverné, est soumis à la loi, est
à cet égard un élément central. L’Etat doit aussi être neutre dans le sens où il doit assurer la
coexistence d’une pluralité d’opinions sur le bien, le juste ou le vrai. Il doit garantir la
distinction entre religion et politique et entre morale et droit. Le citoyen doit obéir aux lois peu
importe la moralité de ses intentions ou le caractère intéressé de ses actions. Enfin, dernier
grand principe du libéralisme politique, le gouvernement est exercé par la représentation,
c’est-à-dire par des représentants qui expriment la souveraineté du peuple. Les élections
régulièrement organisées, les débats et le contrôle parlementaire illustrent parfaitement ce
principe qui semble aller de soi mais qui est relativement rare à l’échelle du temps historique
et même à l’échelle du nombre de démocraties accomplies dans notre monde contemporain.
Le libéralisme politique figure donc un vaste complexe conceptuel qui est le cœur de notre
modernité politique. C’est le liralisme du droit.
*
* *
VENONS-EN MAINTENANT AU LIBERALISME ECONOMIQUE
C’est tout le sens du courant philosophique anglo-saxon intitulé utilitarisme. Le principe en
est que chaque être humain n’agit que par ses intérêts, la recherche du bonheur, et qu’il
n’y a jamais d’actions désintéressées. Chacun de nos actes tend vers le plaisir et le bien-
être. Même celui qui va se pendre espère ne plus souffrir. Les fondateurs de cette doctrine,
Jeremy Bentham et John Stuart Mill, loin de concevoir l’utilitarisme comme un égoïsme
trivial, considèrent qu’une action est bonne, non seulement quand elle augmente mon bien-
être particulier mais surtout quand elle augmente la somme de bien-être et de bonheur dans
le monde. C’est le contraire de l’individualisme au sens ordinaire. L’idée est que le bonheur
des autres intervient dans mon bonheur propre.
La traduction économique de la doctrine utilitariste s’exprime dans le libéralisme
économique. Si on laisse les humains librement rechercher leurs intérêts, l’ensemble de
leurs actions concourra au bien commun. C’est la fable des abeilles de Mandeville : une
ruche avec des abeilles « vicieuses » sera plus prospère qu’une ruche composée d’abeilles
« vertueuses ». Même logique quelques décennies plus tard chez le père de l’économie
politique classique, Adam Smith. Par la « main invisible » du marché, l’équilibre entre l’offre
et la demande de biens et de services se réajuste sans cesse pour trouver son point
d’efficacité optimal. C’est encore aujourd’hui le modèle dominant, la théorie néoclassique, de
référence des analyses économiques modernes. L’idée centrale en est que la recherche de
nos intérêts strictement égoïstes concourent au bien-être général. Ce sont des vices privés
qui produisent la vertu publique.
*
* *
La révolution industrielle en Grande-Bretagne du XVIIIème siècle est intervenue un siècle
avant les révolutions industrielles du continent. Pas étonnant que des auteurs Adam Smith
mais aussi David Ricardo, Thomas Robert Malthus ou Jean-Baptiste Say aient souhaité
théoriser ce bouleversement majeur de l’économie moderne. Marx s’en inspirera et les
critiquera férocement. C’est ici que le libéralisme économique, le libéralisme du marché,
rejoint le libéralisme politique, celui du droit. Jacques Valier : « La liberté naturelle qui
implique l’absence de règlementation étatique, donne à l’intérêt personnel la possibilité de se
manifester et c’est la recherche par chacun de la réalisation de cet intérêt personnel qui
entraîne l’établissement spontané du meilleur état social ». Les piliers du libéralisme
politique, dont la liberté individuelle et la neutralité de l’Etat, assurent le bon fonctionnement
du libéralisme économique par un marché de libre concurrence, non faussé par la puissance
PAC Analyse 2014/23
publique, qui doit profiter autant aux producteurs qu’aux consommateurs. Même si l’Etat-
providence s’est amplifié tout au long du siècle précédent, il n’en reste pas moins que les
principes fondamentaux de ces deux faces du libéralisme assurent encore aujourd’hui leur
hégémonie dans les manières de penser et de faire le lien fondamental entre politique et
économie. Même si la crise des années 1930, avec notamment les théories de John
Maynard Keynes sur l’intervention de l’Etat dans l’économie et la relance par la demande, a
modifié quelque peu le caractère « pur » du marché dans les théories originelles, le fait que,
malgré les systèmes de protection sociale ou la progressivité de l’impôt, les dogmes
économiques nés au XVIIIème siècle gardent une crédibiliélevée. Il suffit de porter le
regard sur la philosophie économique de la Commission européenne ou de l’Organisation
mondiale du Commerce (OMC) pour s’en convaincre.
*
* *
Le cadre théorique est donc posé tant sur le plan du libéralisme politique que de l’économie
du marché pour permettre le développement du capitalisme, qui comme on va le voir passe
par plusieurs étapes historiques bien définies, par la stupéfiante amplification du marché sur
les biens et les services, mais aussi sur les esprits et les corps, qui était impensable aux
théoriciens et aux savants de l’économie au temps du siècle des Lumières.
Références :
Michel Beaud, Histoire du capitalisme, Seuil, 1981.
Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Flammarion, 2008.
Jean-Yves Calvez, La pensée de Karl Marx, Seuil, 1970.
Jacques Valier, Brève histoire de la pensée économique, Flammarion, 2005.
Karl Marx, Le Capital, Folio essais, 2008.
Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du Parti communiste, Flammarion, 1999.
Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Agora, 1991.
Alain Minc, Les prophètes du bonheur, Grasset, 2004.
René Passet, Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers
l’histoire, Actes Sud, Les liens qui libèrent, 2010.
Pierre-Henri Tavoillot, Qui doit gouverner ?, Une brève histoire de l’autorité, Grasset,
2011.
Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal, Essai sur la civilisation libérale, Climats,
2007.
Luc Ferry, Sagesses d’hier et d’aujourd’hui, Flammarion, 2014.
Jean-Pierre Dupuy, L’avenir de l’économie, Flammarion, 2012.
1 / 5 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans l'interface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer l'interface utilisateur de StudyLib ? N'hésitez pas à envoyer vos suggestions. C'est très important pour nous!