Les motifs keynésiens de l`adoption de l`effet Pigou par

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Les motifs keynésiens de l’adoption de l’effet Pigou
par Don Patinkin
Introduction
L’effet Pigou est connu comme le principal argument mobilisé contre la thèse de
Keynes selon laquelle une économie monétaire parfaitement concurrentielle pourrait se
trouver piégée en situation de déséquilibre. Parmi les promoteurs de cet argument anti-
keynésien, Don Patinkin est généralement cité en bonne place, notamment parce que
l’effet Pigou ou effet d’encaisse réelle constitue la clé de la théorie monétaire qu’il
expose dans Money, Interest and Prices (1956, 1965), son ouvrage majeur. Grandmont
(1983, p. 1) considère ainsi que a Patinkin « repris et développé » la « contre-attaque
entamée par Pigou » et ceci au côté de figures anti-keynésiennes aussi connues que
Friedman et Johnson.
Dans un article précédent (Rubin, 2002), nous avons mis en évidence le
caractère radical du keynésianisme exprimé par Patinkin dans le cadre de sa thèse de
doctorat (1947). En effet, il assimile alors la théorie keynésienne à l’affirmation de
l’absence d’équilibre de plein emploi donc à l’affirmation d’un échec total des
mécanismes de marché. Par ailleurs, il rejette l’argument de Pigou. Dès 1948,
cependant, Patinkin défend l’intégration de l’effet Pigou à la théorie keynésienne, c’est-
à-dire la reconnaissance de l’existence d’un effet d’encaisse réelle et surtout de sa
capacité à restaurer le plein emploi. Ainsi, dans Money, Interest and Prices, il écrit :
« En fait, [cette interprétation] oblige [la théorie keynésienne] à accepter
l’affirmation classique que ces forces [l’effet d’encaisse réelle] non
seulement existent, mais même finissent par réussir à élever le revenu
jusqu’au niveau de plein emploi Y0. » (1965, p. 376-7).
Ces éléments soulèvent deux problèmes. Nous devons bien sûr nous demander
comment un keynésien, qui plus est radical, en vient à adopter l’argument de Pigou.
Mais surtout, nous devons expliquer comment il peut l’adopter sans renoncer à la
théorie keynésienne. En effet, la thèse de Patinkin est que l’effet Pigou et ses
implications sont compatibles avec la théorie keynésienne.
L’objectif de cet article est de répondre à ces questions en démontrant que la
position de Patinkin face à l’effet Pigou est la conséquence paradoxale de sa volonté
d’être fidèle au projet de Keynes.
Avant toute chose, il faut écarter une explication très tentante qui consisterait à
voir dans la théorie monétaire de Patinkin l’origine de l’importance qu’il prête à l’effet
d’encaisse réelle pour la théorie keynésienne. Ce point est l’objet de notre première
partie. Comme nous le montrerons dans notre seconde partie, c’est en cherchant à
défendre sa thèse de doctorat, notamment face aux critiques de Friedman, que Patinkin
se trouve confronté à l’argument de Pigou. Mais pour comprendre sa conversion il nous
faut dépasser le débat entre Patinkin et Friedman. La troisième partie de ce texte analyse
le contexte dans lequel Patinkin doit prendre position et montre qu’il fait face à une
impasse : en 1948, les sympathisants de Keynes sont dépourvus d’argument face à
l’effet Pigou. Ceci néanmoins, ne suffit pas à expliquer comment Patinkin peut défendre
une théorie keynésienne incorporant l’argument anti-keynésien de Pigou. Notre
quatrième partie répondra à cette question en montrant que son interprétation
particulière de la Théorie générale conduit Patinkin à voir dans l’effet Pigou un élément
nécessaire à la théorie keynésienne.
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1. La théorie monétaire de Money, Interest and Prices : une fausse piste
Contrairement à ce que la lecture de Money, Interest and Prices pourrait
suggérer la position de Patinkin à l’égard de l’effet Pigou n’est pas la conséquence de sa
contribution à la théorie monétaire.
Dans la première partie de Money, Interest and Prices, Patinkin fait de la
capacité de l’effet d’encaisse réelle à assurer la stabilité de l’équilibre général la
« condition sine qua non de la théorie monétaire » (1956, p. 22)1. Ce mécanisme
permettant la détermination simultanée des prix monétaires et des prix relatifs à partir
des équations d’équilibre des marchés des biens, ainsi que la démonstration rigoureuse
de la neutralité de la monnaie, en l’employant Patinkin réaliserait « une intégration de la
théorie monétaire et de la théorie de la valeur » (1956, p. 2). Inversement, l’économiste
reproche à la théorie monétaire antérieure ou « néoclassique » de ne pas avoir su
« présenter une analyse dynamique précise de la détermination du niveau d’équilibre
des prix monétaires à travers le jeu de l’effet d’encaisse réelle » (1956, p. 101).
Compte tenu de ces éléments, le fait que Patinkin affirme, dans la seconde partie
de son ouvrage, la nécessité pour la théorie keynésienne de reconnaître que l’effet
d’encaisse réelle assure le retour automatique de l’économie à l’équilibre général
apparaît comme une conséquence naturelle de sa théorie monétaire. En tant que théorie
monétaire, la théorie keynésienne aurait nécessairement pour clé de voûte l’effet
d’encaisse réelle.
Cette lecture est démentie par la chronologie des écrits de Patinkin. Sa réflexion
sur l’intégration de la monnaie à la théorie de l’équilibre général débute avec la
rédaction de la première partie de sa thèse de doctorat, en 1947. Il prend pour point de
départ l’article de Lange « Say’s Law : a Restament and Criticism » (1942), qui met en
évidence l’indétermination du niveau général des prix impliquée par la théorie
« traditionnelle » de la monnaie. Dans sa thèse, Patinkin développe l’analyse de Lange
en abordant le problème sous l’angle de l’homogénéité des fonctions de demande. Mais,
surtout, il pose le problème de la solution à l’indétermination. Cette solution sera, nous
venons de le voir, la reconnaissance de la dépendance des fonctions de demande à
l’égard des encaisses réelles. Mais Patinkin ne le réalise pas avant 1949 et la publication
de l’article « The Indeterminacy of Absolute Prices in Classical Economic Theory ». Or,
il énonce son adhésion à l’effet Pigou dès 1948 dans l’article « Price Flexibility and Full
Employment ».
Dans sa thèse de doctorat, Patinkin démontre que le postulat d’homogénéité de
degré zéro des fonctions de demande par rapport aux prix monétaires associé à
l’approche « traditionnelle » implique une surdétermination du système d’équation
d’équilibre général. Envisagé de la sorte, le problème consiste à rompre avec le postulat
fautif. Pour ce faire, Patinkin envisage trois solutions. La première consiste à supposer
arbitrairement que l’équation d’équilibre du marché des titres et l’équation monétaire ne
sont pas homogènes de degré 1 par rapport à l’ensemble des prix monétaires. La
seconde est la solution « keynésienne », qui consisterait à supposer que l’offre de travail
est soumise à l’illusion monétaire et donc fonction du salaire monétaire. Enfin, la
troisième consiste à introduire « la valeur réelle des actifs existants » A/p, c’est-à-dire la
1 Patinkin n’affirme pas clairement que l’effet d’encaisse réelle assure l’existence d’un équilibre
général. Sur la question de l’existence, il renvoie aux travaux de Wald, Schlesinger, von Neuman et
Arrow et Debreu (1956, p. 34) dans lesquels il n’est pas question de la monnaie. Debreu lui renvoie
d’ailleurs la balle en se référant à ses travaux au sujet de l’intégration de la monnaie dans sa Théorie de la
Valeur (1959).
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richesse réelle des agents, parmi les arguments de l’ensemble des fonctions de demande
excédentaire.
Parmi ces trois solutions, seule la dernière dérive du programme d’un agent
rationnel. La première est ad hoc et la seconde implique une irrationalité de la part des
agents. C’est pourtant la première des trois solutions que Patinkin retient :
« Let Xr (r = 1, …, n-2) each be homogeneous of degree 0 in p1,…, pn-2, with
pn-1 again representing the reciprocal of the interest rate. However, assume
that due to the greater tendency of imperfections to arise in the bond
market, Xn-1 is not homogeneous of degree 1 in p1,…, pn-2. (…). This model
will be the basis of our discussion in the second part of this essay. » (1947,
p. 47)
En définitive, le concept d’effet d’encaisse réelle est totalement absent de la
partie de la thèse de Patinkin consacrée à la théorie monétaire. Le déclic est venu
lorsque Patinkin a substitué les encaisses réelles M/p à la richesse réelle A/p et lorsqu’il
a réalisé que l’on retrouvait ainsi la propriété de neutralité de la monnaie, une variation
proportionnelle des prix et de la masse monétaire laissant inchangées les fonctions de
demande excédentaire de l’économie.
Or, Patinkin en témoigne dans un texte autobiographique, ce « moment de
vérité » ne s’est produit qu’en 1949, alors que « The Indeterminacy of Absolute Prices
in Classical Economic Theory » était à l’impression. Il a alors obtenu l’insertion de sa
découverte en dix paragraphes à la fin de l’article.
« Like in my thesis, the first few paragraphs of the fourth part of the 1949
article were devoted to a description of various ad hoc ways in which the
commodity equations could be made dependent on the absolute price level.
However, the last ten paragraphs of this part of the article which presents
what I then termed a ‘modified classical system’, in which there was no
such dichotomy, but in which the classical neutrality of money à la quantity
theory nevertheless held did not appear in the original thesis.
(…) These paragraphs which I afterwards considered to be the most
important in the published article were (to the great annoyance of the
managing editor) inserted in galley proof. And I still have vivid memories of
that moment of truth when everything suddenly fell into place: when after
having long been troubled by the problem, I suddenly realized that the
economically meaningful way for the commodity demand equations to
depend on the absolute price level (and thus to avoid the invalid dichotomy)
without violating the neutrality of money was to have them depend on the
real value of money balances. In retrospect, it was clear that all the element
of the solution had been present in the original dissertation discussion
which these then paragraphs replaced, but I had not realized it until that
moment. » (1995, p. 381)
Si la découverte de 1949 a dû renforcer sa conviction que la théorie keynésienne
devait incorporer l’effet d’encaisse réelle, Patinkin n’a pas adopté l’effet Pigou parce
qu’il permettait l’intégration de la théorie de la monnaie à la théorie de la valeur. Ce
n’est qu’après avoir adopté l’effet Pigou qu’il a réalisé son intérêt pour la théorie
monétaire.
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2. La confrontation à l’argument de Pigou
Avant d’expliquer la logique qui conduit Patinkin à défendre l’incorporation de
l’effet d’encaisse réelle à la théorie keynésienne, il nous faut préciser son point de
départ et les circonstances dans lesquelles s’inscrit sa réflexion. Il est important de
savoir que, dans sa thèse de doctorat, Patinkin présente une interprétation radicale de la
théorie keynésienne. C’est en cherchant à défendre cette interprétation, notamment face
aux critique de Friedman et de Henderson, que Patinkin se trouve aux prises avec
l’argument de Pigou.
Dans sa thèse de doctorat, Patinkin adapte, dans le cadre de l’équilibre
temporaire, une interprétation de la théorie keynésienne empruntée par Hansen (1941)
au chapitre 16 de la Théorie générale. Il est ainsi conduit à répondre à l’objection que
Pigou (1943, 1947) adresse à Hansen et à Keynes.
Dans le chapitre 16 de la Théorie générale, Keynes soutient que la croissance du
stock de capital ne conduit pas nécessairement à un état stationnaire compatible avec le
plein emploi (1936, p. 217). D’après lui, il est possible qu’une épargne positive persiste
lorsque le stock de capital atteint un niveau tel que l’efficacité marginale, donc
l’investissement, s’annulent. Dans cette situation de déséquilibre, l’ajustement ne peut
venir d’une baisse du taux d’intérêt. En effet, le rendement de la monnaie étant supposé
nul, le rendement des titres ne peut être négatif. Keynes en déduit que le revenu et
l’emploi doivent baisser jusqu’à ce que la valeur de l’épargne s’aligne sur la valeur de
l’investissement. L’économie atteindrait ainsi une situation d’équilibre stationnaire de
sous-emploi.
En 1947, Patinkin reprend l’argument de Keynes dans la mesure où il soutient
que l’existence de l’équilibre de plein emploi peut être remise en cause par un taux
d’intérêt d’équilibre négatif2. Mais il explique cette situation par la trop faible élasticité
de l’épargne et de l’investissement par rapport au taux d’intérêt et non par le niveau du
stock de capital. Ce scénario, dont Patinkin fait sa théorie du chômage involontaire
(1947, p. 51), est illustré par les courbes S1 et I sur la figure 1 :
Figure 1 (Patinkin, 1947, p. 73)
En cas d’excès d’épargne, le modèle classique ne possède pas de solution. Ainsi, en
1947, l’absence d’équilibre de plein emploi constitue pour Patinkin l’explication du
chômage keynésien.
2 En réalité, Patinkin ne s’inspire pas directement de Keynes, ni même de Hansen, mais de Klein
(1947). Pour une présentation détaillée de cette relation voir Rubin (2002).
-
r
0
+r
S1
S*
S2
I
S, I
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Dans son article de 1943, Pigou objecte à Keynes que l’apparition de chômage
doit entraîner une baisse des salaires et des prix. En conséquence, la valeur réelle des
encaisses détenues par les ménages croît jusqu’à ce que leur désir d’épargne soit
satisfait pour un taux d’intérêt positif et que l’intégralité du revenu net correspondant au
plein emploi soit consommée3.
A cette mise en cause de sa « théorie du chômage involontaire », Patinkin
répond deux arguments. Il commence par nier l’existence d’un tel effet en invoquant un
manque de preuve empirique4. Il ajoute ensuite que « même en admettant ses
hypothèses, l’argument de Pigou n’est pas suffisant pour écarter la possibilité
d’incohérence dans le système. » (1947, p. 73)
Patinkin soutient que l’effet Pigou pourrait posséder une intensité décroissante.
Dans ce cas, face à un excès d’épargne et compte tenu de l’effet Pigou, la baisse des
prix pourrait faire converger l’épargne correspondant au revenu de plein emploi et à un
taux d’intérêt nul vers un niveau limite, inférieur à l’investissement correspondant, de
sorte que l’équilibre ne serait pas rétabli. L’argument est illustré par la figure 2. La
droite S
1 correspond à la position initiale de la courbe d’épargne pour un revenu
correspondant au plein emploi. La baisse des prix est censée faire converger cette
courbe vers la position représentée par la droite S*. Le taux d’intérêt d’équilibre reste
négatif de sorte que l’équilibre serait toujours impossible5.
Les critiques adressées par Friedman et Henderson à cet argument théorique
conduisent Patinkin à approfondir sa réflexion. Tous les deux soulignent en particulier
le fait que Patinkin n’avance aucune justification économique à son argument. Une
lettre adressée à Henderson témoigne du caractère stimulant de leurs avis :
« I am enclosing in this letter a manuscript of an article which I have just
written on the whole question of the Pigou analysis. My running controversy
with you and Milton on these issues helped me formalize and rigorize my
own position on these matters. For this I am greatly indebted to both of you
(…). » (Lettre de Patinkin à Henderson, 5 novembre 1947)
3 En fait, Pigou accepte et justifie une thèse pour le moins douteuse. On comprend mal quels
motifs expliquent l’existence d’une épargne positive alors que le rendement du capital est nul et par
conséquent inférieur ou égal au taux de préférence pour le présent. Dans le modèle de Ramsey, sur lequel
s’appuient à l’évidence les deux auteurs, un résultat de ce type est impossible. Pigou justifie cette
possibilité en invoquant « le respect de la tradition ou de la coutume etcetera » (1943, p. 346) ou encore
« le désir de détenir de la richesse pour le plaisir de sa détention » (1947, p. 184). Mais ces arguments
sont ad hoc. Ajoutons que le problème envisagé par Keynes n’existe que parce que le taux d’inflation
anticipé est supposé nul. Dans ces conditions, le taux d’intérêt réel et le taux nominal se confondent, de
sorte que si le taux d’équilibre est négatif, il ne peut être atteint. Mais un taux d’intérêt réel négatif peut
être atteint pour un taux d’intérêt positif dès lors que le taux d’inflation est suffisamment élevé. Ainsi, la
solution naturelle au problème de Keynes consiste à élever le taux de croissance de la masse monétaire. Il
est étrange que Pigou n’ait pas envisagé cette solution alors qu’il insiste dans ses écrits précédents sur le
fait que le comportement de l’économie est conditionné par la politique monétaire Si on ne sait rien de
la politique bancaire, n’importe quoi peut se produire. » (1937, p. 408) L’attention que Pigou prête à la
thèse de Keynes, en 1943, est elle-même mystérieuse dans la mesure où, en 1936, dans son compte-rendu
de la Théorie générale pour Economica, il s’en moquait sans retenue.
4 « L’affirmation de Pigou au sujet de cette relation inverse entre l’épargne et la valeur réelle des
encaisses monétaires est fondée sur un raisonnement intuitif et a priori. Mais il faut admettre que les
preuves empiriques existantes, quelles qu’elles soient, apportent peu de soutien à son hypothèse. »
(Patinkin, 1947, p. 73)
5 Toujours en supposant que le taux d’inflation anticipé est nul.
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