Laboratoire d'Economie d'Orléans – UMR CNRS 6221 Faculté de Droit, d'Economie et de Gestion,
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Document de Recherche
n° 2009-24
« Penser le chômage involontaire :
L’exigence logique d’une posture hétérodoxe »
Christophe LAVIALLE
1
PENSER LECHÔMAGE INVOLONTAIRE :
L’EXIGENCE LOGIQUE D’UNE POSTURE HETERODOXE
par Christophe LAVIALLE §£
RESUME
L’objectif de cet article est déclairer une partie du débat contemporain sur les questions relatives
au travail au moyen d’une réflexion relevant d’une démarche d’histoire de l’analyse économique.
Il s'agira en l'occurrence de revenir sur la question des fondements du concept de chômage
« involontaire », et de s’efforcer de faire le lien entre les avatars subis par ce concept dans le
champ analytique et l’inflexion des politiques sociales dans un contexte de « déconstruction de la
catégorie de chômage ».
Sur le plan méthodologique, l'article se présente comme un exercice de logique initié par une
lecture critique des travaux de Michel De Vroey (De Vroey [2004, 2005]), et convoque à la fois les
travaux sur la déconstruction de la catégorie de chômage (Salais & alii (1986), Gautié (2002)),
ceux de l’auteur sur l’éclairage que les conceptions épistémologiques et philosophiques de Keynes
ont pu avoir sur sa théorie du chômage involontaire (Lavialle [2001, 2002]), et ceux de Favereau
sur « l’hypothèse Wittgenstein » (1985, 1989) et ses développement récents (2005).
Mots-clefs: chômage involontaire ; langage savant et langage ordinaire ; paraboles théoriques et
action pratique ; orthodoxie, hérésie et hétérodoxie ;
ABSTRACT
The objective of this article is to enlighten a part of the contemporary debate about Labor and
Unemployment, by means of a History of Economic Thought reflection. The point will be to get
back to the question of the epistemological and analytical foundations of the Involuntary
Unemployment concept, and to try to underline the links between the “avatars” undergone by this
concept in the analytical field, and the inflection one can observe of the employment and social
policies in the practical one.
From a methodological point of view, the article appears as an exercise of logic, introduced by a
critical reading of the works of Michel de Vroey’s works (De Vroey [2004, 2005]), and inspired by
those of Salais (1986) or Gautié (2002) about the deconstruction of the unemployment concept,
those of the author about the epistemological and philosophical conceptions of Lord Keynes, and
finally those of Olivier Favereau about the “Wittgenstein Assumption” (1985, 1989, 2005).
Key-words: involuntary unemployment; learned language and common language; theoretical
parables and practical action; orthodoxy, heresy and heterodoxy
Code JEL : B20, B41, B50, J08
INTRODUCTION
§ Université d’Orléans et Laboratoire d’Economie d’Orléans (UMR CNRS 6221), équipe de recherches TOTEM
(Travail, Organisations, Territoires Et Mondialisation), centre inter-régional associé au CEREQ (Centre d’Etudes et de
Recherches sur les Qualifications)
£ Adresse postale: UFR – Faculté de Droit, Economie et Gestion, rue de Blois, BP 6739, 45067 Orléans Cedex 2.
Adresse électronique : Christophe.lavialle@univ-orleans.fr
2
Dans l’architecture de politique économique qui s’est imposée depuis le milieu des années 1980,
tout particulièrement en Europe, la politique de lutte contre le chômage de masse s’est trouvée
subordonnée au respect des grands équilibres macroéconomiques, et « réduite » à la mise en
œuvre, dans un cadre national contraint, de « politiques d’emploi » entendues comme des
politiques de réforme institutionnelle des marchés du travail, articulées à une révision générale des
politiques sociales.
Pour le dire d’une autre manière, le chômage a cessé d’être considéré comme un phénomène
macroéconomique, révélant un dysfonctionnement global du système économique « de marché »,
et nécessitant la mise en œuvre d’un policy mix macroéconomique. Revenant à une posture « pré-
keynésienne », il est de nouveau analysé comme le témoignage du dysfonctionnement particulier
du seul marché du travail, dont l’apurement serait obéré par l’imperfection de la concurrence et les
désincitations induites par les protections sociales.
Ce basculement des politiques, qui témoigne d’une « déconstruction de la catégorie de chômage »
(Gautié, 2002) est évidemment une conséquence directe, dans le domaine de l’action pratique, de
ce que l’on a pu appeler la « contre-révolution » (néo)libérale, et est inscrit en germe, dans le
domaine de l’analyse économique, dès la fin des années 1960, dans les travaux de Milton
Friedman sur la critique des fondements de la courbe de Phillips et au travers de la production du
concept de « taux de chômage naturel » (Lavialle, 2007).
Plus fondamentalement, il peut être analysé comme résultant de l’incapacité des économistes
keynésiens à achever la « quête » initiée par John Maynard Keynes dans les années 1930 et
consistant à inscrire au cœur de la théorie économique le caractère involontaire du chômage.
L’objectif de cet article est précisément de revenir sur la question des fondements du concept de
chômage « involontaire », et de s’efforcer de faire le lien entre les avatars subis par ce concept
dans le champ analytique et l’inflexion des politiques sociales.
Sur le plan méthodologique, l'article se présente comme un exercice de logique initié par une
lecture critique des travaux de Michel De Vroey sur le concept de chômage involontaire, et
convoque à la fois les travaux sur la déconstruction de la catégorie de chômage (ceux, par
exemple, de Robert Salais, Nicolas Baverez et Bénédicte Reynaud, et ceux de Jérôme Gautié),
ceux de l’auteur sur l’éclairage que les conceptions épistémologiques et philosophiques de Keynes
3
ont pu avoir sur sa théorie du chômage involontaire, et ceux d’Olivier Favereau sur « l’hypothèse
Wittgenstein » et les développement récents qu’il en fait.
Une première section est consacrée à une analyse critique des thèses de Michel De Vroey sur la
difficulté (impossibilité ?) de la quête consistant à vouloir produire une théorie du chômage
involontaire.
La deuxième section concerne la question des rapports entre ce que l’on pourrait appeler « concret
observé » et « concret pensé », pour reprendre l’expression de Karl Marx (1857). Plus exactement
elle interroge le postulat avancé par Michel De Vroey, dans une posture très « lucasienne », selon
lequel la production de paraboles théoriques dans le monde de l’analyse pourrait se faire sans
conséquence sur l’orientation des politiques publiques (action sur le concret). Elle plaide en faveur
de la position inverse, consistant à prendre acte du caractère performatif des discours théoriques,
des concepts qu’ils produisent (ou déconstruisent), de la rhétorique qu’ils développent.
Forte de cette conviction, la troisième section reprend alors la question relative au moyen
d’achever la « quête » d’une théorie du chômage involontaire. Elle indique que l’intuition du
caractère involontaire du chômage, qui sous-tend le concept macro-économique, ne semble
pouvoir logiquement s’appuyer que sur une posture « hétérodoxe » fondée sur le refus de la
réduction du travail à une pure catégorie marchande. Cette hétérodoxie se définit comme la volonté
de s'émanciper du jeu de langage de la théorie « standard », la légitimité d'une telle démarche étant
à rechercher dans une vision pragmatique faisant (1) de l'efficacité pratique des énoncés
théoriques, (2) du nécessaire retour du langage savant au langage ordinaire, un critère central de
validité scientifique. Elle s’interroge plus généralement sur les conditions de validité d’un langage
savant, dans son rapport au « réel »
1. LA QUETE DE JOHN MAYNARD KEYNES: UNE QUETE IMPOSSIBLE?
1.1.1. LA QUESTION POSEE
Le point de départ de Michel de Vroey, que nous ferons donc également nôtre dans cet article, est
le constat du progressif abandon, par les théoriciens, à la suite du « renouveau libéral » en
économie (porté notamment par la nouvelle économie classique), du concept de chômage
4
involontaire1. L’interrogation qu’il souhaite poursuivre est de savoir si cette dilution résulte d’un
défaut de la théorie économique (qui ne saurait, à tort, rendre compte de ce concept), ou bien si elle
découle d’un défaut du concept lui-même, qui, contradictoire avec les règles syntaxiques du
langage théorique, perdrait tout utilité dès lors que l’on passe du langage « commun » au langage
« savant »2 :
« Is the gradual demise of this concept a manifestation of some inner defect in economic theory or
is it due to some intrinsic weakness in the concept itself, which limits its usefulness when it comes
to economic theorising ?” (De Vroey, 20053, p.1).
Sa démonstration repose en l’occurrence sur la mise en évidence de la difficulté récurrente des
économistes « keynésiens »4 à réaliser le programme de Keynes, défini comme consistant à vouloir
démontrer l’existence du caractère involontaire du chômage5.
Au final la question posée par Michel de Vroey, qui est celle que nous reprenons dans cet article,
est bien de savoir si le concept de chômage involontaire doit être conservé, en raison de sa
pertinence « empirique »6 (et il faut alors continuer de s’interroger sur la manière de « faire une
1 « To date the opponents of the introduction of the involuntary unemployment concept in economic theory have had the
upper hand. [even the new Keynesian economists agreed to wage the battle on the field decided by the new classicists,
and] still claiming that the functioning of the market system could be beset by market failures, they gradually ceased to
put the defence of involuntary unemployment at the top of the agenda, thereby implicitly giving in to the lucasian
criticism that theoretical conversations would lose nothing by dispensing with it» (De Vroey, op.cit., 2005, p. 2)
2 Pour reprendre l’opposition à laquelle fait référence Favereau (2005)
3Bien que la référence complète de la démarche de Michel De Vroey se trouve dans l’ouvrage publié en 2004 chez
Routledge (Involuntary Unemployment: the elusive quest for a theory), nous nous baserons dans cet article sur la lecture
de son article de 2005, lequel se présente comme une synthèse des positions exprimées par l’auteur. : « I have recently
published a book which attempts to answer this question, and my aim in this paper is to present its main results » (p.1)
4C'est-à-dire, et la précision n’est pas sans importance, ceux qui ont, dès après la parution de la Théorie générale, et
dans les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale, choisi de rendre opérationnels les résultats analytiques de
Keynes dans le cadre du langage en train de s'imposer comme le canon de la théorie économique standard, en
l'occurrence dans le cadre de la théorie de l'équilibre général walrasien. On regroupe donc sous ce terme, à la fois les
économistes « keynésiens » (dits « de la synthèse »), « néo-keynésiens » (théoriciens des équilibres non walrasiens). On
peut y adjoindre, plus récemment, dans le cadre d'une macroéconomie « post-lucasienne », les économistes « Nouveaux
keynésiens ». C’est d’ailleurs sur les travaux de ces derniers que se concentre Michel de Vroey dans son article de 2005.
Dans l’ouvrage cité de 2004, Michel de Vroey analyse la « quête impossible » du chômage involontaire dans son
ensemble, qui dans sa conception, commence chez Keynes, et n’est à ce jour pas achevée.
5Ou pour être plus exact, dans l’esprit de Keynes, du caractère non entièrement volontaire du chômage, et donc de
l’existence d’une proportion de chômage « en excès », défini comme strictement involontaire.
6 Ce qui, on peut le penser avec Michel de Vroey, est la position de la plupart des auteurs keynésiens. De John Keynes,
lui-même : “Si la théorie classique n’est applicable qu’au cas du plein emploi, il est évidemment trompeur de
l’appliquer au problème du chômage involontaire, à supposer qu’une pareille chose existe (et qui le niera ?) » ( John
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