Lorsqu’en août 1914 commence la Première Guerre mondiale,
il se trouve peu d’esprits éclairés capables de comprendre
qu’une époque prend fin. Le XXe siècle sera, comme l’a
défini l’historien Eric J. Hobsbawn, L’Âge des extrêmes. Il
commence avec l’extrême violence de la Première Guerre
mondiale et se finit avec l’extrémisme religieux responsable
des attentats du 11 septembre 2001, qui ouvrent dans le sang
le XXIe siècle. Entre les deux, le monde a fait connaissance
avec les notions nouvelles de guerre totale, de génocide, et
surtout de crime contre l’Humanité.
Les massacres de masse, déportations de populations, tortures,
réductions en esclavage, viols et autres atrocités ne sont pas
une nouveauté de ce siècle, ils sont consubstantiels de
l’humanité, ou plutôt de l’inhumanité. Leur dénonciation n’est
pas non plus nouvelle : de Spartacus aux philosophes des
Lumières, en passant par Bartolomé de Las Casas, les voix ont
été nombreuses à dénoncer l’oppression de l’Homme envers
son prochain. Mais il a fallu attendre le traumatisme de la
Première Guerre mondiale, et la déshumanisation de la guerre
qu’elle a apporté, pour qu’apparaisse l’idée d’une justice
internationale capable de punir les bourreaux et de protéger les
victimes.
C’est dans ce contexte qu’apparaît pour la première fois en
1915, dans une note du ministère des Affaires étrangères
français adressée à l’agence de presse Havas. Elle dénonce les
opérations menées par les Turcs contre la population
arménienne, et utilise pour la première fois l’expression
« crime contre l'humanité et la civilisation ». Etant donné le
contexte de guerre, il s’agit cependant plus ici de la part des
Français d’une volonté de propagande anti-turque que d’une
réelle volonté de justice. La mise en place, en 1920, d’une
cour de justice internationale, chargée de juger « les crimes
contre l’ordre public international et le droit des gens
universel, qui lui seront déférés par l’Assemblée plénière de la
SDN ou par le Conseil de cette Société », est repoussée par la
SDN, qui trouve l’idée prématurée.
Il faut attendre le 8 août 1945, lors de l’accord de Londres, qui
institue le Tribunal international de Nuremberg, pour que la
notion de Crime contre l’Humanité reçoive sa première
définition juridique. Les statuts du tribunal Nuremberg
précisent ainsi que: « l’assassinat, l’extermination, la
réduction en esclavage, la déportation et tout acte inhumain
commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la
guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques
raciaux, ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils
aient constitué ou non une violation du droit interne du pays
où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime
rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce
crime » constituent un crime contre l’Humanité (article 6 des
statuts du Tribunal international de Nuremberg).
Le Tribunal international de Nuremberg et son corollaire le
Tribunal international pour l'extrême Orient de Tokyo,
resteront cependant durant de longues années un cas unique
dans l’Histoire. Un projet de Tribunal pénal international sera
suspendu en 1954 par l’Assemblée Générale de l’Organisation
des Nations Unies et ne sera réévalué qu’à la chute du bloc de
l’Est.
Au début des années 90, deux événements majeurs poussent à
la mise en place de deux tribunaux internationaux: la guerre
en ex-Yougoslavie (1991-1995) et le génocide perpétré par les
Hutus à l’encontre des Tutsis au Rwanda (1994). Sont ainsi
créés le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie
(TPIY, institué le 25 mai 1993 par la résolution 827 du
Conseil de sécurité de l’ONU), et le Tribunal pénal
international pour le Rwanda (TPIR, institué par la résolution
955 du Conseil de sécurité de l’ONU).
C’est sur la base des statuts de ces deux tribunaux, qui
s’appuient eux-mêmes sur les statuts du Tribunal de
Nuremberg, que s’établissent les statuts du la Cour pénale
internationale, mise en place le 11 avril 2002. Désormais, la
notion de crime contre l’Humanité est élargie, et constitue un
atroce inventaire à la Prévert : « meurtre ; extermination ;
réduction en esclavage ; déportation ou transfert forcé de
population ; emprisonnement ou autre forme de privation
grave de liberté physique en violation des dispositions
fondamentales du droit international ; torture ; viol, esclavage
sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation
forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité
comparable ; persécution de tout groupe ou de toute
collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique,
racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste (…) ou
en fonction d’autres critères universellement reconnus comme
inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout
acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de
la compétence de la Cour ; disparitions forcées de personnes ;
crimes d’apartheid, autres actes inhumains de caractère
analogue causant intentionnellement de grandes souffrances
ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé
physique ou mentale » sont désormais passibles d’un
jugement pour crime contre l’Humanité (article 7 du Statut de
la Cour pénale internationale).
On le voit, la notion de crime contre l’Humanité, aussi
évidente qu’elle semble à première vue, n’est pas figée dans le
temps, et encore moins présente de toute éternité. Son
apparition est récente, sa définition juridique extrêmement
compliquée. Elle constitue cependant un jalon fondamental de
l’Histoire: elle marque la prise de conscience par l’Homme de
sa propre capacité à nuire à son prochain, et sa volonté de
s’élever au-dessus de son statut d’animal, qui avait fait dire à
Plaute, au IIIe siècle de notre ère : « homo homini lupus »,
l’Homme est un loup pour l’Homme.