J.A.SCHUMPETER Théorie de la monnaie et de la banque I L'essence de la monnaie Cahiers d'économie politique Collection dirigée par Jean Cartelier et Antoine Rebeyrol Depuis plus de vingt-cinq ans, les Cahiers d'Économie Politique relient l'étude des économistes du passé aux débats actuels en théorie économique. Afin de mieux poursuivre cet objet, une collection d'ouvrages est créée. Y prendront place principalement des textes d'auteurs anciens devenus introuvables ou demeurés inédits, mais aussi des essais anglnaux. Titres parus Marquis de Mirabeau, François Quesnay, Traité de la monarchie, 1999. Gilbert Abraham-Frais et Émeric Lendjel (présentées par), Les oeuvres économiques de l'abbé Potron, 2004. CAHIERS D'ECONOMIE POLITIQUE J.A. SCHUMPETER Théorie de la monnaie et de la banque L'essence I de la monnaie Traduit de l'allemand et préfacé par: Claude JAEGER et Odile LAKOMSKI-LAGUERRE Avec une contribution de Marcello L'Harmattan 5-7,rue de l'ÉcolePolytechnique 75005 Paris FRANCE L 'Harmattan Hongrie Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest HONGRIE MESSORI L'Harmattan Italia Via Degli Artisti, 15 10124 Torino ITALlE cgL'Harmattan, 2005 ISBN: 2-7475-8026-1 EAN : 9782747580267 Remerciements Cet ouvrage est publié avec le soutien du GREFIGE (Groupe de Recherche en Economie Financière et en Gestion), Université de Nancy 2, et du CRllSEA (Centre de Recherche sur l'Industrie, les Institutions et les Systèmes Economiques d'Amiens), Université de Picardie Jules Verne. Nous remercions les Archives de l'Université de Harvard, qui nous ont permis d'accéder au manuscrit original, en particulier, Harley P. Holden et Patrice Donoghue. Nos remerciements vont également à Marcello Messori et à Harald Hagemann, pour leurs encouragements et leur soutien à ce proj et. Enfin, nous souhaitons dédier cette traduction à la mémoire de Michel Rosier, sans qui la publication de cet ouvrage n'aurait pas vu le jour. Préface La "Théorie de la Monnaie et de la Banque"t de J.A. Schumpeter Préface La monnaie: Schumpeter une dimension négligée de l'œuvre de J.A. La pensée économique de Schumpeter a été abondamment discutée, commentée et critiquée. Elle semble aujourd'hui faire l'objet d'un réel regain d'intérêt, comme le montrent les références nombreuses à cet auteur, dès qu'il s'agit d'évoquer des problèmes liés à la croissance, aux cycles ou encore aux innovations technologiques. Le grand thème qui mobilise l'énergie de Schumpeter tout au long de sa carrière est, incontestablement, celui de l'économie capitaliste comme processus d'évolution. Le capitalisme, comme tout organisme vivant, contient des forces susceptibles de générer son propre développement et son inévitable déclin. Cette "vision" spécifique, tout comme la conviction que la théorie économique doit intégrer une certaine profondeur historique, n'est sans doute pas étrangère à l'admiration, accompagnée parfois d'une grande réticence, vis-à-vis de l'œuvre de K. Marx. A ce dernier notamment, Schumpeter reconnaît le grand mérite d'avoir intégré la dynamique capitaliste à l'ensemble de sa démarche analytique, contrairement à la plupart des théoriciens se contentant de la reléguer au rang d'appendice de la statique. Cela ne l'empêchera pas de vouer par ailleurs un immense respect pour le travail théorique accompli par Walras, dont la rigueur de l'Economie Pure reste incontestablement un modèle à suivre. Mais les influences sur la réflexion théorique de Schumpeter sont multiples et ce sens historique est dû également à l'héritage de l'École Historique Allemande et de la sociologie de M. Weber. Aussi s'enrichit-t-elle d'une figure centrale et d'un idéal-type, l'entrepreneur, vecteur d'une fonction essentielle, l'esprit créatif, qui n'est pas sans rappeler d'ailleurs certaines conceptions subjectivistes autrichiennes. L'étude des mouvements de l'économie 1 Le manuscrit retrouvé dans les archives laissées par Schumpeter a connu une histoire mouvementée, bien retracée par M. Messori [1997] ; cf. supra. Il a fait l'objet d'une première édition partielle (12 chapitres sur 15) sous le titre Das Wesen des Ge/des par F.K. Mann en 1970. Le titre retenu ici pour l'ensemble est celui indiqué par Schumpeter peu avant sa mort, notamment dans une lettre à S.E. Ellis, éditeur pour McGraw-Hill de la collection "Harvard economic handbook" [M. Messori, 1997, p. 645]. 7 Préface capitaliste, rythmés par l'introduction de nouvelles techniques et structures productives, fait de cet auteur l'un des économistes les plus marquants du vingtième siècle. Mais un constat s'impose: L'héritage de Schumpeter repose à l'heure actuelle exclusivement sur la dimension réelle de sa théorie, c'est-à-dire sur l'analyse de l'innovation et de l'entrepreneur. Ainsi, l'abondante littérature qui lui a été consacrée n'a réservé qu'une place tout à fait marginale à ses écrits portant sur la monnaie, à l'exception de quelques articles et rares ouvrages [Haberler (1925, 1950), Marget (1951), Roux (1952), Tichy (1984), Swedberg (1991), Shah et Yeager (1994)]. Fait plus symptomatique encore, les travaux contemporains qui se réclament des idées de Schumpeter négligent purement et simplement cette partie de son œuvre, puisqu'ils mobilisent principalement les concepts réels et mènent une réflexion dépourvue de toute considération pour les problèmes monétaires. Cette orientation de l'histoire des idées ne reflète que de façon biaisée la contribution de J.A. Schumpeter à la théorie économique. En revanche, elle semble traduire une inclinaison forte dans les choix méthodologiques effectués par notre discipline: Celle-ci n'a-t-elle pas établi la plupart de ses lois sur la base de phénomènes a-monétaires? La monnaie n'est-elle pas, encore et toujours, un objet que la discipline économique relègue souvent à une place secondaire? Ce "vide monétaire", caractéristique de l'image qu'offre la communauté scientifique de la pensée schumpeterienne, peut s'expliquer, dans une certaine mesure, par des raisons pratiques. TI est vrai que les investigations de Schumpeter sur la monnaie sont éparpillées dans plusieurs ouvrages ou textes de portée plus générale, ce qui rend plus difficile l'appréhension de ses travaux monétaires comme un ensemble cohérent. Cependant, une lecture attentive de son œuvre tend à faire ressortir l'intérêt qu'il portait à la monnaie et montre à quel point son analyse de l'évolution capitaliste était indissociable de cet élément. C'est dans son premier grand ouvrage de théorie pure Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalokonomie, paru en 1908, que Schumpeter nous livre l'ébauche d'une réflexion sur la théorie monétaire. Puis vient en 1911 la Theorie der wirtschafltlichen Entwicklung, dans laquelle l'auteur insiste sur le rôle essentiel de la monnaie de crédit dans le processus d'évolution capitaliste, point de vue qu'il développera et affinera dans une autre contribution majeure, Business Cycles, publiée en 1939. Enfin, après sa mort survenue en 1950, Schumpeter laisse inachevée son History of Economic Analysis, œuvre monumentale dans laquelle il démontre encore tout son intérêt pour les questions monétaires et les débats qui s'y rattachent, comme en témoignent 8 Préface les nombreuses pages consacrées à ces thèmes. Hormis ces analyses, la bibliographie de Schumpeter laisse apparaître quelques articles exclusivement consacrés aux problèmes monétaires. Parmi eux, une première publication importante effectuée en 1917 et intitulée "Das Sozialprodukt und die Rechenpfennige. Beitrage ZUTGeldtheorie von heute", expose les fondements de la pensée monétaire de Schumpeter et traduit une orientation déjà originale de l'auteur. Mais surtout, c'est la publication posthume en 1970 de l'ouvrage Das Wesen des Geldes par K. Mann qui révèle l'existence d'un manuscrit sur la monnaie, confirmant ainsi les préoccupations de Schumpeter pour cet objet. Ce manuscrit, dont une version complète est disponible en italien depuis 19962, offre une synthèse cohérente de ses idées relatives aux phénomènes monétaires. TI répond aux critiques adressées à ses écrits monétaires antérieurs, repris notamment par F. Perroux, et surtout il est enrichi par l'expérience personnelle de l'auteur. C'est son expérience de terrain en tant que responsable de banque pendant plusieurs années, qui permet de comprendre ses développements sur le fonctionnement et le rôle des banques et du marché monétaire ainsi que ses remarques, toujours d'actualité, sur la conduite de la politique monétaire par la banque centrale. A ce titre, ce manuscrit apparaît comme une pièce maîtresse de son édifice théorique et constitue la clé d'entrée nécessaire pour les chercheurs qui souhaitent accéder à cette dimension cruciale de son œuvre. Son accès était évidemment rendu difficile par l'inexistence d'une traduction anglaise ou française, à l'exception de quelques chapitres3. Nous espérons ainsi, grâce à cette version française intégrale, non seulement faire découvrir une analyse monétaire originale et plutôt novatrice, mais aussi "rééquilibrer" I'héritage intellectuel de Schumpeter, en redonnant une place éminente à une réflexion, à laquelle l'auteur avait consacré une part non négligeable de son énergie et 2 La version italienne intitulée L'essenza della moneta est issue de la traduction des douze chapitres de Das Wesen des Geldes, effectuée par Elvio dal Bosco (1990, introduction de G. Nardozzi, Turin: Cassa di Risparmio di Torino). Trois chapitres supplémentaires, découverts par 1.S. Earley (chap. 13 en 1986) et R.L. Allen (chap. 14 et 15 en 1991) dans les archives de Schumpeter déposées à Harvard et reconstitués par M. Messori [M. Messori, 1997, pp. 662- 663], ont été publiés en italien sous le titre Trattatodella Moneta - CapitoliInediti, con altri scritti sulla moneta par M. Messori et L. Berti, Napoli: Edizioni Scientifiche Italiene, 1996. 3 Les deux premiers chapitres ont été traduits en anglais sous le titre "Money and Currency" dans Social Research, vol. 58, automne 1991, avec une introduction de R. Swedberg. Cinq chapitres ont été traduits en français et publiés: Les chapitres 9, 10 et 12 [C. Jaeger, Journal des Economistes et des Études Humaines, vol. 8, n02/3, pp. 293-508, 1998 et svtes], le chapitre 3 [C. Jaeger, Économie et Sociétés, série "Oeconomia", Histoire de la pensée économique, PE, n032, 11-12/2002, pp. 1871-1935], et le chapitre 4 [O. Lakomski et D. Versailles, Cahiers d'Économie Politique, n035, pp. 105-123,1999]. 9 Préface de sa carrière. Plus encore, nous pensons que ce manuscrit n'est pas une simple curiosité dans le paysage analytique de l'auteur. En effet, pour Schumpeter, la monnaie constitue une condition nécessaire pour penser l'économie capitaliste. Aussi l'élaboration d'une théorie monétaire nouvelle, compatible avec une vision dynamique du système économique, était-elle un enjeu majeur dans le projet intellectuel de Schumpeter4. Une théorie pure de la monnaie L'histoire des idées économiques incite au travail de relecture et aux redécouvertes qui peuvent apporter un éclairage nouveau sur les débats contemporains. Elle permet également de faire resurgir des perspectives et des hypothèses différentes et d'interroger la discipline sur sa capacité à expliquer son objet. Schumpeter rappelle lui-même, dans son Histoire de l'Analyse Economique, les deux grandes traditions méthodologiques de l'économie théorique: L'analyse réelle et l'analyse monétaire. Ainsi, selon ses propres termes: "L'Analyse en Termes Réels se fonde sur ce principe: tous les phénomènes de la vie économique sont susceptibles d'être décrits en termes de biens et de services, de décisions les concernant et de relations entre eux. La monnaie n'entre dans ce tableau qu'en y jouant le modeste rôle d'un expédient technique adopté en vue de faciliter les transactions. [...] Ainsi at-on dit que la monnaie était un "vêtement" ou un "voile", cachant les choses vraiment importantes, et pour les ménages et les entreprises dans leur activité quotidienne, et pour le théoricien qui les observe. Non seulement on peut rejeter ce voile chaque fois que nous analysons les traits fondamentaux du processus économique, mais il faut le faire, à l'instar d'un voile qui doit être ôté lorsqu'on veut voir le visage qu'il recouvre" [J.A.S., 1983, I, p. 389]. L'analyse n10nétaire propose alors une option alternative pour ceux qui ne se satisfont pas de ces présupposés adoptés par la théorie économique standard. Comme le précise Schumpeter, "l'Analyse Monétaire introduit l'élément monnaie à la base même de notre édifice théorique et renonce à l'idée que toutes les caractéristiques essentielles de la vie économique peuvent être représentées par un modèle d'une économie de troc. Les prix, comme les revenus, en monnaie, les décisions d'épargne et d'investissement se rapportant à ces revenus monétaires n'apparaissent plus comme des expressions [...] de quantités de biens et services et de taux d'échange entre eux: ils acquièrent une vie et une importance personnelles, et il faut reconnaître que les traits essentiels du processus capitaliste peuvent dépendre 4 Et jusqu'à la fin de sa vie il a gardé le projet de publier ce manuscrit sur la monnaie [M. Messori, 1997, p. 645]. 10 Préface du "voile" et que le "visage qu'il cache" est incomplet sans lui" [J.A.S., op. cit., p. 390]. A l'aune des idées soutenues dans les différents écrits de Schumpeter, qu'ils soient exclusivement consacrés à la monnaie ou d'une portée plus large, non seulement il peut être classé au rang de ces théoriciens qui ont développé une analyse monétaire de l'économie, mais encore, ses réflexions sur la monnaie constituent un élément clé pour rendre compte de la cohérence et de l'originalité de sa vision d'économistes. La réflexion menée dans la Théorie de la Monnaie et de la Banque se veut une alternative aux conceptions dominantes du début du vingtième siècle. Le ton relativement original de Schumpeter est déjà ressenti, en partie, par l'absence de certains chapitres qui apparaissent habituellement, et de manière assez récurrente, dans les manuels académiques consacrés à la monnaie. Si certains thèmes inévitables sont bien présents, tels que les fonctions monétaires [Chapitre 1], la vitesse de circulation de la monnaie [Chapitre 10], la création monétaire par les banques [Chapitre 8], en revanche, on ne repère par exemple aucun développement relatif à l'offre ou à la demande de monnaie. On y trouve également quelques curiosités, comme un chapitre consacré à la "Sociologie de la monnaie", dans lequel Schumpeter insiste sur l'importance fondamentale du phénomène et des systèmes monétaires dans la vie des sociétés, ainsi que sur la dimension politique inévitable que recouvre l'objet monétaire [Chapitre 2]. Une autre singularité apparaît avec un chapitre consacré au calcul économique dans une communauté socialiste, dans lequel l'auteur amène certains concepts monétaires fondamentaux [Chapitre 4]. L'ouvrage comporte également une présentation synthétique de l'histoire de la pensée monétaire, dans laquelle Schumpeter fait apparaître peu à peu les éléments qui serviront de fondements à sa propre construction théorique [Chapitre 3]6. Dès 1917, dans son article "Das Sozialprodukt und die Rechenpfennige. Beitrage zur Geldtheorie von heute", Schumpeter constate l'enlisement de la théorie monétaire dans une querelle d'écoles, opposant deux visions antagonistes sur la nature de la monnaie. D'un côté, les thèses "métallistes" assimilent cette dernière à une marchandise et restent prisonnières d'une référence inconditionnelle à l'or. D'un autre côté, les thèses "nominalistes" dont le représentant le plus extrême est G. Knapp, réduisent la monnaie à un pur 5 Sur ce point, voir O. Lakomski-Laguerre [2002]. 6 E. Schneider [1970] considère qu'il s'agit de la présentation la plus brillante qui ait été faite de l'histoire de la théorie monétaire jusqu'en 1930. Il Préface signe ou à la simple volonté de l'État, ce qui exclut la possibilité d'un traitement économique du problème. Face à ces blocages qui empêchent toute progression de l'analyse monétaire, Schumpeter opte dans son manuscrit pour une solution originale, destinée à dépasser ces positions contradictoires et à unifier la théorie de la monnaie. Et bien que les choix théoriques effectués soient très différents de ceux affichés par l'orthodoxie monétaire de l'époque, l'exercice auquel se livre Schumpeter vise néanmoins à construire une théorie pure de la monnaie. A ce titre, Théorie de la Monnaie et de la Banque est imprégné de l'influence méthodologique de Walras: Les concepts monétaires purs sont élaborés d'abord dans un contexte statique et sont abordés sous un angle strictement économique, tandis que les facteurs institutionnels ou dynamiques semblent être reliés à des préoccupations pratiques, à l'instar de ce que Walras proposait dans son Economie Appliquée. Et d'ailleurs, cette optique n'est pas exempte d'un certain nombre de difficultés et d'ambiguïtés théoriques. Sa réflexion commence donc par la recherche de l'essence de la monnaie qui, selon lui, consiste dans la fonction qu'elle remplit au sein du système économique [Chapitre 1]. Cette perspective le conduit à s'écarter de l'orthodoxie monétaire assez prégnante au début du vingtième siècle, qui est encore étroitement liée à une analyse de l'évolution historique du fait monétaire: Au départ était le troc, puis est apparue la monnaie, marchandise particulière élue pour remédier aux inconvénients du troc, puis le crédit est enfin apparu comme substitut de la monnaie marchandise. L'intérêt majeur du choix méthodologique effectué par Schumpeter réside dans le renversement de cette problématique traditionnelle: La nature de la monnaie doit être expliquée à partir de l'examen d'une économie moderne et son origine logique émane des relations de crédit. L'idée est que les échanges donnent lieu à la circulation de dettes nécessitant un principe de compensation, d'où l'importance accordée à l'unité de compte comme fonction primordiale de la monnaie, aux banques comme marchands de dettes et au crédit comme technique majeure de paiement. La théorie monétaire de Schumpeter repose ainsi sur une notion centrale: La "comptabilité sociale" [Chapitres 4 et 9]. Dans ce cadre analytique, la monnaie n'est ni une marchandise, ni un pur signe, mais un mode d'organisation des rapports économiques qui relève à la fois des actions individuelles et de la totalité sociale. Partant de ses fondements relatifs à la nature de la monnaie, Schumpeter choisit de développer une représentation théorique, dans laquelle le crédit et les banques jouent un rôle fondamental dans les mouvements cycliques de l'économie capitaliste. 12 Préface En effet, ce qui préoccupe Schumpeter, c'est bien la détermination des lois qui gouvernent le système économique capitaliste. Quel en est le principe de fonctionnement, quelle est sa nature? A la lecture des textes les plus connus de Schumpeter, la réponse est immédiate: C'est l'innovation, l'esprit créatif de l'entrepreneur, une recherche permanente de la nouveauté qui caractérisent le capitalisme dans sa capacité d'évolution. L'analyse de sa pensée monétaire nous révèle une autre idée fondamentale: Cette volonté de modifier les structures productives ne peut se concrétiser sans l'existence d'institutions spécifiques, c'est-à-dire, des banques qui offrent une monnaie de crédit. Par conséquent, la théorie de l'évolution économique devait être enrichie d'une théorie monétaire. Mais elle réclamait une théorie monétaire d'un genre particulier, qui soit capable d'expliquer à la fois les états d'équilibre et les situations de déséquilibre du système économique. Autrement dit, il fallait construire une théorie de la monnaie conforme à l"'esprit du capitalisme"7. A notre sens, avec sa Théorie de la monnaie et de la Banque, non seulement Schumpeter s'est efforcé de dépasser les principales failles de la théorie monétaire de son époque, mais encore, il s'est essayé à la formulation d'une théorie monétaire dynamique. * La monnaie: une institution sociale Le premier point consiste en ceci: L'élaboration d'une théorie monétaire satisfaisante doit prendre le concept de crédit comme point de départ logique. En adoptant ce point de vue, l'hypothèse du troc et le paradigme de la monnaie marchandise sont d'emblée rejetés au profit d'une représentation directement monétaire de l'économie. Les échanges sont en effet pensés à travers une circulation de dettes et de créances, option qui met en évidence une conception du fonctionnement économique en termes de flux de paiements [Marget (1951) ; Reclam (1984) ; Tichy (1986)]. Cette perspective, notons-le, débouche sur l'exclusion d'une construction analytique reposant sur le concept de demande de monnaie et, plus généralement, sur le refus d'appliquer à la monnaie les préceptes de la théorie des choix. Elle traduit également une représentation des mécanismes économiques qui insiste sur la dépense des revenus monétaires, avec comme conséquence directe, une démarche critique vis-à-vis de la théorie quantitative, ainsi qu'une interprétation spécifique de la vitesse de circulation de la monnaie [Chapitre 10]. Cette démarche originale rapproche Schumpeter de théoriciens hétérodoxes comme Hawtrey ou encore d'une tradition post-keynesienne qui s'appuie sur la notion de circuit. 7 Pour reprendre l'expression de Max Weber, autre personnage influent dans la pensée de Schumpeter. 13 Préface A partir de là, la "comptabilité sociale" définit la monnaie comme un ensemble de règles, comme une institution sociale dont s'est munie la société pour organiser les activités humaines prenant place dans un monde qui change perpétuellement [Chapitre 9]. Schumpeter introduit alors deux notions importantes: La valeur critique et les méthodes monétaires. La première renvoie avant tout à l'instauration d'une unité de compte, qui exprime dans un langage commun l'ensemble des créances et des dettes qui se forment dans l'économie. Cette unité de compte représente une hypothèse fondatrice de la théorie monétaire, comme l'affirmera également Keynes dans le chapitre l de son Treatise, reprenant sur ce point les thèses nominalistes [Keynes, 1930]. Chez Schumpeter l'unité de compte n'est pas déduite de l'échange et n'émane pas du monde des marchandises, mais elle est fixée arbitrairement par une instance sociale extérieure au système des marchés; en cela, elle diffère par nature du numéraire de Walras ou de l'équivalent général de Marx. Par ailleurs, elle est purement abstraite et strictement indépendante de la forme que peut revêtir la monnaie. De cette hypothèse se dégagent deux idées importantes soutenues par Schumpeter. D'une part, l'établissement d'une telle unité de compte rend stérile, d'un point de vue purement théorique, le problème de l'étalon invariable des valeurs et de la constance du pouvoir d'achat de la monnaie. L'unité de compte permet, elle, d'exprimer de façon homogène des grandeurs monétaires dans le temps et dans un monde économique dépourvu d'une information parfaite. Elle n'est donc qu'une construction humaine imposant aux marchés un élément totalement étranger à leur logique. D'autre part, vient, d'un point de vue pratique, voire politique, l'idée de l'ancrage nominal et de la stabilité d'une telle unité monétaire, lorsque l'économie fonctionne avec une monnaie de crédit (il n'existe dans ce cas aucune force de marché susceptible de ramener les prix monétaires à l'équilibre). C'est à ce stade qu'intervient la deuxième notion citée précédemment: Les "méthodes monétaires". Celles-ci supposent l'idée d'une régulation associée nécessairement à la définition de la monnaie comme institution sociale, mais aussi, à une organisation monétaire reposant sur le crédit. Elles supposent également que la valeur de la monnaie n'est pas le résultat d'une confrontation entre une offre et une demande sur un marché, mais doit plutôt être envisagée à travers des mécanismes institutionnels qui sont apparus sous des formes assez diverses au cours de l'histoire monétaire. En contrepartie, il faut accepter le caractère complètement illusoire de la neutralité monétaire. Théorie de la Monnaie et de la Banque reste sans aucun doute l'ouvrage dans lequel Schumpeter pousse le plus loin ses investigations concernant la nature de la monnaie, et ce livre apparaît particulièrement novateur dans les solutions théoriques adoptées par l'auteur. Indéniablement, 14 Préface elles confèrent à la démarche de ce dernier un caractère stimulant, qui préfigure un certain nombre d'analyses contemporaines optant elles aussi pour une conception alternative de la monnaie8. Loin d'être une ressource dépourvue d'intérêt [Reclam, 1984], ce manuscrit de Schumpeter renferme la tentative la plus tenace de construire une analyse de l'économie dont le point de départ est l'institution monétaire. Néanmoins, sa théorie monétaire présente un défaut notable: elle tend de manière assez systématique à faire disparaître le concept de monnaie derrière celui du crédit. Cette idée est tout à fait soutenable dans un contexte statique. En effet, si l'économie peut tendre vers une situation d'équilibre, une compensation pure peut suffire puisqu'en fin de période comptable, les soldes individuels doivent être nuls. En revanche, cette configuration devient difficilement défendable dans une optique dynamique, car des soldes persistent et doivent donc pouvoir être liquidés au moyen d'un instrument de paiement accepté de façon unanime, ce qui n'est pas le cas d'un crédit privé. Et quand bien même la monnaie bancaire serait largement reconnue et utilisée dans les transactions, le problème se poserait à nouveau pour le règlement des soldes interbancaires. En outre, dans un contexte dynamique il est indispensable de contenir et de réguler l'économie de crédit, par essence instable. Tout au moins, ce problème devrait être soulevé au sein d'une théorie institutionnelle de la monnaie. Wicksell avait déjà établi ce résultat important, à savoir qu'une économie organisée sur la base d'une monnaie de crédit ne contient a priori aucune force endogène susceptible de ramener les prix à l'équilibre, s'ils s'en trouvent écartés. Or, une monnaie définie au sens strict pourrait bien constituer ce principe de régulation institutionnel et exogène au marché. Cette idée est cependant évoquée dans l'analyse de Schumpeter, puisque ce dernier reconnaît le caractère hiérarchiquement supérieur de la monnaie émise par la banque centrale et admet que la convertibilité du crédit en monnaie "légale" est un aspect essentiel de la fonction d'unité de compte. Mais cette question n'est pas traitée et développée de manière systématique. Certes, cette défaillance peut s'expliquer par sa vision de l'économie capitaliste comme processus d'évolution. Dans cette perspective, le concept d'offre de monnaie endogène occupe logiquement une position centrale et il est compréhensible que Schumpeter insiste sur le rôle crucial des banques et du crédit dans le déclenchement de la dynamique économique. Mais la théorie de l'évolution économique semble alors prendre le pas sur une analyse monétaire qui, 8 Notamment, Cartelier J., La Monnaie, Paris: Flammarion, 1996 ; Aglietta M. et Orléan A., La monnaie souveraine, Paris: Odile Jacob, 1998 et La monnaie entre violence et confiance, Paris: Odile Jacob, 2002. 15 Préface malgré des fondements originaux, n'est pas toujours poussée jusqu'au bout de sa logique. En effet, alors que Schumpeter semble construire en statique une théorie de la monnaie comme institution, il n'en tire pas suffisamment les conséquences en dynamique et manque quelque chose d'essentiel avec sa théorie monétaire: La question inévitable de la régulation. Schumpeter est aveuglé par la référence exclusive à l'or dont souffre à l'époque la théorie monétaire, ce qui le pousse vers une autre extrémité, celle qui consiste à se focaliser exclusivement sur la compensation pure, les opérations de crédit et le report des soldes dans le temps. En même temps, il refuse de définir la monnaie comme moyen légal de paiement car il s'oppose à la proposition théorique du nominaliste allemand Knapp, selon laquelle la monnaie est une création de la loi. Mais ce faisant, il se prive d'une dimension importante pour appliquer sa théorie monétaire dans un cadre dynamique. Nous apercevons ici aussi les limites du choix méthodologique effectué par Schumpeter et de l'influence de Walras: Comment réconcilier dans un ensemble cohérent les concepts dégagés en économie pure et les problèmes identifiés en économie appliquée? * Monnaie et dynamique économique Nous en venons ainsi à notre second point. TIfait écho à une thèse centrale que Schumpeter ne cessera d'avancer tout au long de sa carrière et dans la plupart de ses écrits. La dynamique d'évolution capitaliste repose sur une logique d'endettement, ce qui suppose l'existence de facteurs institutionnels susceptibles de promouvoir une telle logique: Un système bancaire offrant une monnaie de crédit. Si la majeure partie des concepts monétaires est développée d'abord dans un cadre statique, il est clair que Théorie de la Monnaie et de la Banque est un traité visant à construire une théorie dynamique de la monnaie [Allen (1991), l ; Tichy (1984)]. C'est sans doute pour cette raison que Schumpeter accorde une importance considérable au crédit, levier extraordinaire mis à la disposition de l'entrepreneur pour obtenir les ressources productives nécessaires à la mise en œuvre des innovations. Dans le principe de comptabilité sociale, les banques apparaissent comme une hypothèse de base mais, dans un schéma statique, leur fonction se borne à une simple tenue des comptes. En revanche, leur rôle devient crucial lorsqu'elles créent un pouvoir d'achat nouveau en faveur des entrepreneurs [Chapitre 8]. Schumpeter s'efforce de rompre avec une tradition théorique qu'il désignera dans son Histoire de l'Analyse Economique sous l'expression de "théorie monétaire du crédit", cette dernière consistant à accorder la priorité logique à un concept 16 Préface de monnaie au sens strict, monnaie qui d'ailleurs est souvent assimilée à une marchandise (l'or). Plus proche des conceptions héritées des théoriciens de la "Banking School", Schumpeter voit dans les banques de véritables producteurs de pouvoir d'achat qui contribuent à une création de richesses futures. Si l'entrepreneur incarne la force déséquilibrante indispensable à la sortie de la statique, la monnaie de crédit offerte par les banques représente le principal moyen de financement des innovations. Elle permet le report de la contrainte budgétaire de l'entrepreneur dans le temps, repose sur une dynamique d'anticipation de richesses futures et libère la société capitaliste de la contrainte d'une épargne préalable. Par conséquent, la théorie monétaire de Schumpeter inclut nécessairement une analyse des activités bancaires9, ce qui en fait, selon certains commentateurs, une théorie d'une dimension novatrice plus forte que celle du Treatise de Keynes [Marget, (1938) ; Schefold, (1986)]. Notamment, l'avance de Schumpeter se révèle dans la formulation d'une théorie, certes embryonnaire, qui consiste à poser les fondements micro-économiques d'une analyse des banques et du fonctionnement du marché du crédit!o. TI est vrai, cependant, que ces propositions théoriques n'ont pas fait l'objet d'une présentation synthétique et privilégiée dans Théorie de la Monnaie et de la Banque. Pour en obtenir une vision claire et complète, il faut consulter d'autres ouvrages, surtout Business Cycles!! , et assembler ensuite le puzzle. Par ailleurs, l'approche de Schumpeter n'exclut pas un certain nombre de difficultés, relatives à la formation du taux d'intérêt, au statut du marché monétaire etc. La vision du système bancaire développée dans Théorie de la Monnaie et de la Banque préfigure d'une certaine manière la théorie contemporaine des systèmes de paiements. Pour Schumpeter, les banques sont des entreprises d'un" genre spécial" parce qu'elles fournissent une assurance de liquidités, qui contient elle-même un risque d'instabilité potentielle du système de paiements. C'est pourquoi l'exercice de leur activité n'est crédible que dans le cadre d'une organisation hiérarchisée 9 Plusieurs points explorés par Schumpeter constituent aujourd'hui le cœur de la théorie contemporaine de la banque: L'importance de la fonction d'évaluation des projets d'innovation, le rôle de l'information et du contrôle de la clientèle d'emprunteurs, le lien entre l'activité bancaire et le risque de défaut lié à la spécificité du financement des innovations, l'explicitation des contraintes par lesquelles les banques sont amenées à limiter leur offre de crédit. 10Voir sur ce point Messori [1996] "Credit and Money in Schumpeter Theory", mimeD et "A Schumpeterian Analysis of the Credit Market", mimeD, mais aussi Messori [1997]. Il Pour une analyse des idées que Schumpeter développe dans Business Cycles concernant le rôle des banques et du crédit, on peut se reporter à S. Diatkine, Les fondements de la théorie bancaire, Paris: Dunod, 2002. 17 Préface impliquant une instance centrale dotée d'une responsabilité agissant comme prêteur en dernier ressort. collective, et A ce titre, Théorie de la Monnaie et de la Banque nous apporte des éléments clés qui témoignent de la clairvoyance de l'auteur quant à cette dimension essentielle et irréductible des institutions bancaires. Schumpeter fait en effet ressortir l'aspect nécessairement dual et ambivalent des banques, qui découle de la nature même des moyens de paiement qu'elles émettent. D'un côté, en tant que firmes spécialisées dans le négoce des dettes privées, les banques fournissent des crédits en contrepartie d'une rémunération qu'elles obtiennent par le taux d'intérêt. D'un autre côté, en finançant les entrepreneurs, elles mettent en circulation des moyens de paiement qui s'identifient à de la monnaie et acquièrent, de ce fait, un statut immédiatement social. Cette caractéristique n'existe que dans la mesure où elles ont accès à la monnaie de la banque centrale. Pour Schumpeter, la centralisation monétaire et l'existence d'une banque centrale sont deux phénomènes inévitables. Nous retrouvons encore une fois cette logique institutionnelle contenue dans le concept de comptabilité sociale, réaffirmée par une opposition farouche aux thèses soutenues par les partisans du free banking. La banque centrale, selon Schumpeter, n'est pas le fruit d'une intervention étatique, mais elle émerge comme une nécessité logique du fonctionnement des systèmes de paiement. Son statut est bel et bien collectif, elle offre un véritable "service public" et elle doit faire l'objet de prescriptions légales qui la placent hors du champ concurrentiel des autres banques [Chapitre 7]. Comment ne pas penser cette centralisation monétaire capitaliste comme l'équivalent de l'autorité centrale dans une communauté socialiste? Dans Théorie de la Monnaie et de la Banque, Schumpeter introduit le schéma d'une économie planifiée avant même d'exposer sa théorie monétaire qui, cela va de soi, doit s'appliquer principalement aux processus économiques d'une société fondée sur le principe du marché. Le socialisme n'est rien d'autre qu'un artifice théorique destiné à faire apparaître plus clairement les traits essentiels de la notion de comptabilité sociale [Chapitre 4]. Mais il est aussi une alternative économique au capitalisme, à la fois comme mode de coordination et comme procédure de décision relative à la production. Par contraste, il peut donc apporter un éclairage intéressant sur le mode de fonctionnement d'une économie capitaliste. Dans une communauté socialiste, dès lors qu'il s'agit d'innover, c'est l'autorité centrale planificatrice qui donne l'ordre à certaines branches de céder leurs ressources au profit des secteurs innovants. Dans une économie capitaliste, cet ordre est remplacé par la monnaie de crédit créée par les banques, au bénéfice des entrepreneurs. 18 Préface Par conséquent, les banques et la banque centrale constituent des institutions centrales dans l'économie capitaliste et, par-dessus tout, elles exercent une influence considérable sur la dynamique d'évolution. Mais ce statut apparaît alors contradictoire. Les institutions monétaires sont à la fois porteuses de cette logique d'endettement typiquement capitaliste et à la fois les facteurs de sa régulation. Mais alors, comment concilier dans une même théorie, l'expansion du crédit comme condition du développement et l'impératif de la stabilité de l'unité de compte, gage de la continuité de la comptabilité sociale? TIreste une dernière difficulté de taille, liée à l'ambition même de Schumpeter: Concevoir une théorie dynamique. En effet, l'utilisation d'une monnaie de crédit confère à l'économie capitaliste des propriétés bien spécifiques, ce qui implique de quitter le cadre théorique statique. Le financement bancaire des innovations génère des effets de répartition qui imposent à la sphère réelle une série de bouleversements et de transformations qui caractérisent le cycle et l'évolution. L'équilibre ne peut alors plus figurer que comme un moment exceptionnel de la vie économique, tandis que les fluctuations cycliques en constituent la norme. Cela suppose d'abandonner l'hypothèse de la stabilité permanente des processus de marché et d'évacuer toute référence à l'équilibre. Mais, comment peut-on penser le fonctionnement d'une économie en déséquilibre, quand l'outillage théorique est élaboré dans un cadre statique? Comment concevoir une théorie monétaire dynamique alors que l'essentiel des concepts de la comptabilité sociale a d'abord été pensé dans un univers qui néglige le changement? Hicks nous rappelle en quelques mots l'essentiel des obstacles théoriques que cette perspective implique: "La plupart des problèmes économiques typiques sont des problèmes de changement, de croissance et de récession, et de fluctuations. La mesure dans laquelle cela peut être traduit en termes scientifiques est relativement limitée; car à chaque étape du processus économique de nouvelles choses se produisent, qui n'étaient pas advenues auparavant. Nous avons besoin d'une théorie qui nous aiderait à traiter ces problèmes; mais il est impossible de croire qu'elle pourra jamais être une théorie complète. Elle est vouée, par sa nature, à être fragmentaire. [...] Toutes les fois que l'économie sort de la statique, elle devient de moins en moins une question de science, et de plus en plus une question d'histoire,,12. Finalement, la confusion et la complexité si souvent associées à la pensée de Schumpeter ne proviennent-elles pas d'une difficulté évidente, à savoir, tenter l'impossible en proposant une synthèse entre ces deux 12 John R. Hicks, Causality in economics, Oxford, 1979. 19 Préface méthodes si antinomiques, celle de Marx et de l'Ecole Historique Allemande pour la dynamique et celle de Walras pour l'Economie Pure? Notes sur la traduction D'une manière générale, la traduction s'avère être un travail long et pénible et, qui plus est, particulièrement délicat. Non seulement elle suppose une bonne connaissance des deux langues, mais, plus encore, elle exige une certaine maîtrise du sujet traité. Dans le cas du manuscrit de Schumpeter, plus particulièrement, quelques difficultés se sont encore ajoutées à notre tâche. Premièrement, elles sont apparues avec l'ampleur du travail: une collaboration s'est révélée indispensable pour venir à bout des quelques cinq cents pages qui composent le manuscrit dans sa forme intégrale. Bien que leurs raisons aient pu être différentes, nous comprenons mieux pourquoi A.W. Marget n'est pas allé au-delà du troisième chapitre avec sa traduction anglaise et pourquoi W.S. Stolper n'a pas non plus mené à terme le projet de publication de ce manuscrit. En outre, le souhait de proposer une version complète supposait d'intégrer, à la première publication allemande de 1970, trois chapitres additionnels qui se présentent, non seulement sous une forme fragmentaire, mais encore déplorable. Ces derniers chapitres n'ont été ni paginés, ni relus par Schumpeter. TIs comportent de nombreuses erreurs typographiques, qui rendent la lecture encore plus ardue et qui supposent une correction en cohérence avec le texte13. Deuxièmement, comme le souligne Guillebaud dans son compterendu, Das Wesen des Geldes se présente comme un ouvrage académique, exposant une théorie pure de la monnaie et caractérisé par un haut degré d'abstraction et de complexité [Guillebaud, 1971]. Ainsi, le texte de Schumpeter intègre de nombreuses notions nouvelles dont la traduction ne peut pas être immédiate14. Plus généralement, le vocabulaire est constitué de 13 A titre d'exemples, le terme Mangel devant être remplacé par Menge, bewahrten par bewerten ou bien encore, absoldiert par absorbiet. 14 C'est le cas, typiquement, d'une notion centrale et originale qui est introduite dans le chapitre IX et qui fonde la monnaie comme une institution sociale. Ainsi, l'expression de "kritische Ziffer" peut être traduite littéralement par "nombre critique" ou "chiffre critique". Dans leur article consacré à cet aspect de la pensée schumpeterienne, Shah et Yaeger hésitent d'ailleurs entre ces deux solutions, en retenant "critical figure" mais en indiquant aussi, entre parenthèses, "critical number" [Shah et Yeager, 1994]. Mais, dans la mesure où ce "kritische Ziffer" est destiné à fournir une grandeur monétaire permettant de fixer toutes les expressions monétaires d'une économie, il semblait alors préférable de le traduire par "valeur critique", le terme valeur recouvrant les deux aspects. 20