Théorie de la monnaie et de la banque

publicité
J.A.SCHUMPETER
Théorie de la monnaie
et
de la banque
I
L'essence de la monnaie
Cahiers d'économie politique
Collection dirigée par Jean Cartelier et Antoine Rebeyrol
Depuis plus de vingt-cinq ans, les Cahiers d'Économie
Politique relient l'étude des économistes du passé aux débats
actuels en théorie économique. Afin de mieux poursuivre cet
objet, une collection d'ouvrages est créée. Y prendront place
principalement
des textes d'auteurs
anciens devenus
introuvables ou demeurés inédits, mais aussi des essais
anglnaux.
Titres parus
Marquis de Mirabeau, François Quesnay, Traité de la
monarchie, 1999.
Gilbert Abraham-Frais et Émeric Lendjel (présentées par), Les
oeuvres économiques de l'abbé Potron, 2004.
CAHIERS D'ECONOMIE
POLITIQUE
J.A. SCHUMPETER
Théorie de la monnaie
et
de la banque
L'essence
I
de la monnaie
Traduit de l'allemand et préfacé par:
Claude
JAEGER
et Odile
LAKOMSKI-LAGUERRE
Avec une contribution de Marcello
L'Harmattan
5-7,rue de l'ÉcolePolytechnique
75005 Paris
FRANCE
L 'Harmattan Hongrie
Kossuth L. u. 14-16
1053 Budapest
HONGRIE
MESSORI
L'Harmattan Italia
Via Degli Artisti, 15
10124 Torino
ITALlE
cgL'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-8026-1
EAN : 9782747580267
Remerciements
Cet ouvrage est publié avec le soutien du GREFIGE (Groupe de
Recherche en Economie Financière et en Gestion), Université de Nancy 2, et
du CRllSEA (Centre de Recherche sur l'Industrie, les Institutions et les
Systèmes Economiques d'Amiens), Université de Picardie Jules Verne.
Nous remercions les Archives de l'Université de Harvard, qui nous
ont permis d'accéder au manuscrit original, en particulier, Harley P. Holden
et Patrice Donoghue.
Nos remerciements vont également à Marcello Messori et à Harald
Hagemann, pour leurs encouragements et leur soutien à ce proj et.
Enfin, nous souhaitons dédier cette traduction à la mémoire de
Michel Rosier, sans qui la publication de cet ouvrage n'aurait pas vu le jour.
Préface
La "Théorie de la Monnaie et de la Banque"t de J.A.
Schumpeter
Préface
La monnaie:
Schumpeter
une dimension
négligée
de l'œuvre
de J.A.
La pensée économique de Schumpeter a été abondamment discutée,
commentée et critiquée. Elle semble aujourd'hui faire l'objet d'un réel regain
d'intérêt, comme le montrent les références nombreuses à cet auteur, dès
qu'il s'agit d'évoquer des problèmes liés à la croissance, aux cycles ou encore
aux innovations technologiques. Le grand thème qui mobilise l'énergie de
Schumpeter tout au long de sa carrière est, incontestablement, celui de
l'économie capitaliste comme processus d'évolution. Le capitalisme, comme
tout organisme vivant, contient des forces susceptibles de générer son propre
développement et son inévitable déclin. Cette "vision" spécifique, tout
comme la conviction que la théorie économique doit intégrer une certaine
profondeur historique, n'est sans doute pas étrangère à l'admiration,
accompagnée parfois d'une grande réticence, vis-à-vis de l'œuvre de K.
Marx. A ce dernier notamment, Schumpeter reconnaît le grand mérite d'avoir
intégré la dynamique capitaliste à l'ensemble de sa démarche analytique,
contrairement à la plupart des théoriciens se contentant de la reléguer au
rang d'appendice de la statique. Cela ne l'empêchera pas de vouer par ailleurs
un immense respect pour le travail théorique accompli par Walras, dont la
rigueur de l'Economie Pure reste incontestablement un modèle à suivre. Mais
les influences sur la réflexion théorique de Schumpeter sont multiples et ce
sens historique est dû également à l'héritage de l'École Historique Allemande
et de la sociologie de M. Weber. Aussi s'enrichit-t-elle d'une figure centrale
et d'un idéal-type, l'entrepreneur, vecteur d'une fonction essentielle, l'esprit
créatif, qui n'est pas sans rappeler d'ailleurs certaines conceptions
subjectivistes autrichiennes. L'étude des mouvements de l'économie
1 Le manuscrit retrouvé dans les archives laissées par Schumpeter a connu une histoire
mouvementée, bien retracée par M. Messori [1997] ; cf. supra. Il a fait l'objet d'une première
édition partielle (12 chapitres sur 15) sous le titre Das Wesen des Ge/des par F.K. Mann en
1970. Le titre retenu ici pour l'ensemble est celui indiqué par Schumpeter peu avant sa mort,
notamment dans une lettre à S.E. Ellis, éditeur pour McGraw-Hill de la collection "Harvard
economic handbook" [M. Messori, 1997, p. 645].
7
Préface
capitaliste, rythmés par l'introduction de nouvelles techniques et structures
productives, fait de cet auteur l'un des économistes les plus marquants du
vingtième siècle.
Mais un constat s'impose: L'héritage de Schumpeter repose à l'heure
actuelle exclusivement sur la dimension réelle de sa théorie, c'est-à-dire sur
l'analyse de l'innovation et de l'entrepreneur. Ainsi, l'abondante littérature
qui lui a été consacrée n'a réservé qu'une place tout à fait marginale à ses
écrits portant sur la monnaie, à l'exception de quelques articles et rares
ouvrages [Haberler (1925, 1950), Marget (1951), Roux (1952), Tichy
(1984), Swedberg (1991), Shah et Yeager (1994)]. Fait plus symptomatique
encore, les travaux contemporains qui se réclament des idées de Schumpeter
négligent purement et simplement cette partie de son œuvre, puisqu'ils
mobilisent principalement les concepts réels et mènent une réflexion
dépourvue de toute considération pour les problèmes monétaires. Cette
orientation de l'histoire des idées ne reflète que de façon biaisée la
contribution de J.A. Schumpeter à la théorie économique. En revanche, elle
semble traduire une inclinaison forte dans les choix méthodologiques
effectués par notre discipline: Celle-ci n'a-t-elle pas établi la plupart de ses
lois sur la base de phénomènes a-monétaires? La monnaie n'est-elle pas,
encore et toujours, un objet que la discipline économique relègue souvent à
une place secondaire?
Ce "vide monétaire", caractéristique de l'image qu'offre la
communauté scientifique de la pensée schumpeterienne, peut s'expliquer,
dans une certaine mesure, par des raisons pratiques. TI est vrai que les
investigations de Schumpeter sur la monnaie sont éparpillées dans plusieurs
ouvrages ou textes de portée plus générale, ce qui rend plus difficile
l'appréhension de ses travaux monétaires comme un ensemble cohérent.
Cependant, une lecture attentive de son œuvre tend à faire ressortir l'intérêt
qu'il portait à la monnaie et montre à quel point son analyse de l'évolution
capitaliste était indissociable de cet élément. C'est dans son premier grand
ouvrage de théorie pure Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen
Nationalokonomie, paru en 1908, que Schumpeter nous livre l'ébauche d'une
réflexion sur la théorie monétaire. Puis vient en 1911 la Theorie der
wirtschafltlichen Entwicklung, dans laquelle l'auteur insiste sur le rôle
essentiel de la monnaie de crédit dans le processus d'évolution capitaliste,
point de vue qu'il développera et affinera dans une autre contribution
majeure, Business Cycles, publiée en 1939. Enfin, après sa mort survenue en
1950, Schumpeter laisse inachevée son History of Economic Analysis, œuvre
monumentale dans laquelle il démontre encore tout son intérêt pour les
questions monétaires et les débats qui s'y rattachent, comme en témoignent
8
Préface
les nombreuses pages consacrées à ces thèmes. Hormis ces analyses, la
bibliographie
de Schumpeter laisse apparaître quelques articles
exclusivement consacrés aux problèmes monétaires. Parmi eux, une
première publication importante effectuée en 1917 et intitulée "Das
Sozialprodukt und die Rechenpfennige. Beitrage ZUTGeldtheorie von heute",
expose les fondements de la pensée monétaire de Schumpeter et traduit une
orientation déjà originale de l'auteur.
Mais surtout, c'est la publication posthume en 1970 de l'ouvrage Das
Wesen des Geldes par K. Mann qui révèle l'existence d'un manuscrit sur la
monnaie, confirmant ainsi les préoccupations de Schumpeter pour cet objet.
Ce manuscrit, dont une version complète est disponible en italien depuis
19962, offre une synthèse cohérente de ses idées relatives aux phénomènes
monétaires. TI répond aux critiques adressées à ses écrits monétaires
antérieurs, repris notamment par F. Perroux, et surtout il est enrichi par
l'expérience personnelle de l'auteur. C'est son expérience de terrain en tant
que responsable de banque pendant plusieurs années, qui permet de
comprendre ses développements sur le fonctionnement et le rôle des banques
et du marché monétaire ainsi que ses remarques, toujours d'actualité, sur la
conduite de la politique monétaire par la banque centrale. A ce titre, ce
manuscrit apparaît comme une pièce maîtresse de son édifice théorique et
constitue la clé d'entrée nécessaire pour les chercheurs qui souhaitent
accéder à cette dimension cruciale de son œuvre. Son accès était
évidemment rendu difficile par l'inexistence d'une traduction anglaise ou
française, à l'exception de quelques chapitres3. Nous espérons ainsi, grâce à
cette version française intégrale, non seulement faire découvrir une analyse
monétaire originale et plutôt novatrice, mais aussi "rééquilibrer" I'héritage
intellectuel de Schumpeter, en redonnant une place éminente à une réflexion,
à laquelle l'auteur avait consacré une part non négligeable de son énergie et
2 La version italienne intitulée L'essenza della moneta est issue de la traduction des douze
chapitres de Das Wesen des Geldes, effectuée par Elvio dal Bosco (1990, introduction de G.
Nardozzi, Turin: Cassa di Risparmio di Torino). Trois chapitres supplémentaires, découverts
par 1.S. Earley (chap. 13 en 1986) et R.L. Allen (chap. 14 et 15 en 1991) dans les archives de
Schumpeter déposées à Harvard et reconstitués par M. Messori [M. Messori, 1997, pp. 662-
663], ont été publiés en italien sous le titre Trattatodella Moneta - CapitoliInediti, con altri
scritti sulla moneta par M. Messori et L. Berti, Napoli: Edizioni Scientifiche Italiene, 1996.
3 Les deux premiers chapitres ont été traduits en anglais sous le titre "Money and Currency"
dans Social Research, vol. 58, automne 1991, avec une introduction de R. Swedberg. Cinq
chapitres ont été traduits en français et publiés: Les chapitres 9, 10 et 12 [C. Jaeger, Journal
des Economistes et des Études Humaines, vol. 8, n02/3, pp. 293-508, 1998 et svtes], le
chapitre 3 [C. Jaeger, Économie et Sociétés, série "Oeconomia", Histoire de la pensée
économique, PE, n032, 11-12/2002, pp. 1871-1935], et le chapitre 4 [O. Lakomski et D.
Versailles, Cahiers d'Économie Politique, n035, pp. 105-123,1999].
9
Préface
de sa carrière. Plus encore, nous pensons que ce manuscrit n'est pas une
simple curiosité dans le paysage analytique de l'auteur. En effet, pour
Schumpeter, la monnaie constitue une condition nécessaire pour penser
l'économie capitaliste. Aussi l'élaboration d'une théorie monétaire nouvelle,
compatible avec une vision dynamique du système économique, était-elle un
enjeu majeur dans le projet intellectuel de Schumpeter4.
Une théorie pure de la monnaie
L'histoire des idées économiques incite au travail de relecture et aux
redécouvertes qui peuvent apporter un éclairage nouveau sur les débats
contemporains. Elle permet également de faire resurgir des perspectives et
des hypothèses différentes et d'interroger la discipline sur sa capacité à
expliquer son objet.
Schumpeter rappelle lui-même, dans son Histoire de l'Analyse
Economique, les deux grandes traditions méthodologiques de l'économie
théorique: L'analyse réelle et l'analyse monétaire. Ainsi, selon ses propres
termes: "L'Analyse en Termes Réels se fonde sur ce principe: tous les
phénomènes de la vie économique sont susceptibles d'être décrits en termes
de biens et de services, de décisions les concernant et de relations entre eux.
La monnaie n'entre dans ce tableau qu'en y jouant le modeste rôle d'un
expédient technique adopté en vue de faciliter les transactions. [...] Ainsi at-on dit que la monnaie était un "vêtement" ou un "voile", cachant les choses
vraiment importantes, et pour les ménages et les entreprises dans leur
activité quotidienne, et pour le théoricien qui les observe. Non seulement on
peut rejeter ce voile chaque fois que nous analysons les traits fondamentaux
du processus économique, mais il faut le faire, à l'instar d'un voile qui doit
être ôté lorsqu'on veut voir le visage qu'il recouvre" [J.A.S., 1983, I, p. 389].
L'analyse n10nétaire propose alors une option alternative pour ceux qui ne se
satisfont pas de ces présupposés adoptés par la théorie économique standard.
Comme le précise Schumpeter, "l'Analyse Monétaire introduit l'élément
monnaie à la base même de notre édifice théorique et renonce à l'idée que
toutes les caractéristiques essentielles de la vie économique peuvent être
représentées par un modèle d'une économie de troc. Les prix, comme les
revenus, en monnaie, les décisions d'épargne et d'investissement se
rapportant à ces revenus monétaires n'apparaissent plus comme des
expressions [...] de quantités de biens et services et de taux d'échange entre
eux: ils acquièrent une vie et une importance personnelles, et il faut
reconnaître que les traits essentiels du processus capitaliste peuvent dépendre
4
Et jusqu'à la fin de sa vie il a gardé le projet de publier ce manuscrit sur la monnaie [M.
Messori,
1997, p. 645].
10
Préface
du "voile" et que le "visage qu'il cache" est incomplet sans lui" [J.A.S., op.
cit., p. 390].
A l'aune des idées soutenues dans les différents écrits de
Schumpeter, qu'ils soient exclusivement consacrés à la monnaie ou d'une
portée plus large, non seulement il peut être classé au rang de ces théoriciens
qui ont développé une analyse monétaire de l'économie, mais encore, ses
réflexions sur la monnaie constituent un élément clé pour rendre compte de
la cohérence et de l'originalité de sa vision d'économistes.
La réflexion menée dans la Théorie de la Monnaie et de la Banque
se veut une alternative aux conceptions dominantes du début du vingtième
siècle. Le ton relativement original de Schumpeter est déjà ressenti, en
partie, par l'absence de certains chapitres qui apparaissent habituellement, et
de manière assez récurrente, dans les manuels académiques consacrés à la
monnaie. Si certains thèmes inévitables sont bien présents, tels que les
fonctions monétaires [Chapitre 1], la vitesse de circulation de la monnaie
[Chapitre 10], la création monétaire par les banques [Chapitre 8], en
revanche, on ne repère par exemple aucun développement relatif à l'offre ou
à la demande de monnaie. On y trouve également quelques curiosités,
comme un chapitre consacré à la "Sociologie de la monnaie", dans lequel
Schumpeter insiste sur l'importance fondamentale du phénomène et des
systèmes monétaires dans la vie des sociétés, ainsi que sur la dimension
politique inévitable que recouvre l'objet monétaire [Chapitre 2]. Une autre
singularité apparaît avec un chapitre consacré au calcul économique dans
une communauté socialiste, dans lequel l'auteur amène certains concepts
monétaires fondamentaux [Chapitre 4]. L'ouvrage comporte également une
présentation synthétique de l'histoire de la pensée monétaire, dans laquelle
Schumpeter fait apparaître peu à peu les éléments qui serviront de
fondements à sa propre construction théorique [Chapitre 3]6. Dès 1917, dans
son article "Das Sozialprodukt und die Rechenpfennige. Beitrage zur
Geldtheorie von heute", Schumpeter constate l'enlisement de la théorie
monétaire dans une querelle d'écoles, opposant deux visions antagonistes sur
la nature de la monnaie. D'un côté, les thèses "métallistes" assimilent cette
dernière à une marchandise et restent prisonnières d'une référence
inconditionnelle à l'or. D'un autre côté, les thèses "nominalistes" dont le
représentant le plus extrême est G. Knapp, réduisent la monnaie à un pur
5 Sur ce point, voir O. Lakomski-Laguerre [2002].
6 E. Schneider [1970] considère qu'il s'agit de la présentation la plus brillante qui ait été faite
de l'histoire de la théorie monétaire jusqu'en 1930.
Il
Préface
signe ou à la simple volonté de l'État, ce qui exclut la possibilité d'un
traitement économique du problème.
Face à ces blocages qui empêchent toute progression de l'analyse
monétaire, Schumpeter opte dans son manuscrit pour une solution originale,
destinée à dépasser ces positions contradictoires et à unifier la théorie de la
monnaie. Et bien que les choix théoriques effectués soient très différents de
ceux affichés par l'orthodoxie monétaire de l'époque, l'exercice auquel se
livre Schumpeter vise néanmoins à construire une théorie pure de la
monnaie. A ce titre, Théorie de la Monnaie et de la Banque est imprégné de
l'influence méthodologique de Walras: Les concepts monétaires purs sont
élaborés d'abord dans un contexte statique et sont abordés sous un angle
strictement économique, tandis que les facteurs institutionnels ou
dynamiques semblent être reliés à des préoccupations pratiques, à l'instar de
ce que Walras proposait dans son Economie Appliquée. Et d'ailleurs, cette
optique n'est pas exempte d'un certain nombre de difficultés et d'ambiguïtés
théoriques.
Sa réflexion commence donc par la recherche de l'essence de la
monnaie qui, selon lui, consiste dans la fonction qu'elle remplit au sein du
système économique [Chapitre 1]. Cette perspective le conduit à s'écarter de
l'orthodoxie monétaire assez prégnante au début du vingtième siècle, qui est
encore étroitement liée à une analyse de l'évolution historique du fait
monétaire: Au départ était le troc, puis est apparue la monnaie, marchandise
particulière élue pour remédier aux inconvénients du troc, puis le crédit est
enfin apparu comme substitut de la monnaie marchandise. L'intérêt majeur
du choix méthodologique effectué par Schumpeter réside dans le
renversement de cette problématique traditionnelle: La nature de la monnaie
doit être expliquée à partir de l'examen d'une économie moderne et son
origine logique émane des relations de crédit. L'idée est que les échanges
donnent lieu à la circulation de dettes nécessitant un principe de
compensation, d'où l'importance accordée à l'unité de compte comme
fonction primordiale de la monnaie, aux banques comme marchands de
dettes et au crédit comme technique majeure de paiement. La théorie
monétaire de Schumpeter repose ainsi sur une notion centrale: La
"comptabilité sociale" [Chapitres 4 et 9]. Dans ce cadre analytique, la
monnaie n'est ni une marchandise, ni un pur signe, mais un mode
d'organisation des rapports économiques qui relève à la fois des actions
individuelles et de la totalité sociale. Partant de ses fondements relatifs à la
nature de la monnaie, Schumpeter choisit de développer une représentation
théorique, dans laquelle le crédit et les banques jouent un rôle fondamental
dans les mouvements cycliques de l'économie capitaliste.
12
Préface
En effet, ce qui préoccupe Schumpeter, c'est bien la détermination
des lois qui gouvernent le système économique capitaliste. Quel en est le
principe de fonctionnement, quelle est sa nature? A la lecture des textes les
plus connus de Schumpeter, la réponse est immédiate: C'est l'innovation,
l'esprit créatif de l'entrepreneur, une recherche permanente de la nouveauté
qui caractérisent le capitalisme dans sa capacité d'évolution. L'analyse de sa
pensée monétaire nous révèle une autre idée fondamentale: Cette volonté de
modifier les structures productives ne peut se concrétiser sans l'existence
d'institutions spécifiques, c'est-à-dire, des banques qui offrent une monnaie
de crédit. Par conséquent, la théorie de l'évolution économique devait être
enrichie d'une théorie monétaire. Mais elle réclamait une théorie monétaire
d'un genre particulier, qui soit capable d'expliquer à la fois les états
d'équilibre et les situations de déséquilibre du système économique.
Autrement dit, il fallait construire une théorie de la monnaie conforme à
l"'esprit du capitalisme"7. A notre sens, avec sa Théorie de la monnaie et de
la Banque, non seulement Schumpeter s'est efforcé de dépasser les
principales failles de la théorie monétaire de son époque, mais encore, il s'est
essayé à la formulation d'une théorie monétaire dynamique.
* La monnaie:
une institution sociale
Le premier point consiste en ceci: L'élaboration d'une théorie
monétaire satisfaisante doit prendre le concept de crédit comme point de
départ logique. En adoptant ce point de vue, l'hypothèse du troc et le
paradigme de la monnaie marchandise sont d'emblée rejetés au profit d'une
représentation directement monétaire de l'économie. Les échanges sont en
effet pensés à travers une circulation de dettes et de créances, option qui met
en évidence une conception du fonctionnement économique en termes de
flux de paiements [Marget (1951) ; Reclam (1984) ; Tichy (1986)]. Cette
perspective, notons-le, débouche sur l'exclusion d'une construction
analytique reposant sur le concept de demande de monnaie et, plus
généralement, sur le refus d'appliquer à la monnaie les préceptes de la
théorie des choix. Elle traduit également une représentation des mécanismes
économiques qui insiste sur la dépense des revenus monétaires, avec comme
conséquence directe, une démarche critique vis-à-vis de la théorie
quantitative, ainsi qu'une interprétation spécifique de la vitesse de circulation
de la monnaie [Chapitre 10]. Cette démarche originale rapproche
Schumpeter de théoriciens hétérodoxes comme Hawtrey ou encore d'une
tradition post-keynesienne qui s'appuie sur la notion de circuit.
7 Pour reprendre l'expression de Max Weber, autre personnage influent dans la pensée de
Schumpeter.
13
Préface
A partir de là, la "comptabilité sociale" définit la monnaie comme un
ensemble de règles, comme une institution sociale dont s'est munie la société
pour organiser les activités humaines prenant place dans un monde qui
change perpétuellement [Chapitre 9]. Schumpeter introduit alors deux
notions importantes: La valeur critique et les méthodes monétaires. La
première renvoie avant tout à l'instauration d'une unité de compte, qui
exprime dans un langage commun l'ensemble des créances et des dettes qui
se forment dans l'économie. Cette unité de compte représente une hypothèse
fondatrice de la théorie monétaire, comme l'affirmera également Keynes
dans le chapitre l de son Treatise, reprenant sur ce point les thèses
nominalistes [Keynes, 1930]. Chez Schumpeter l'unité de compte n'est pas
déduite de l'échange et n'émane pas du monde des marchandises, mais elle
est fixée arbitrairement par une instance sociale extérieure au système des
marchés; en cela, elle diffère par nature du numéraire de Walras ou de
l'équivalent général de Marx. Par ailleurs, elle est purement abstraite et
strictement indépendante de la forme que peut revêtir la monnaie. De cette
hypothèse se dégagent deux idées importantes soutenues par Schumpeter.
D'une part, l'établissement d'une telle unité de compte rend stérile, d'un point
de vue purement théorique, le problème de l'étalon invariable des valeurs et
de la constance du pouvoir d'achat de la monnaie. L'unité de compte permet,
elle, d'exprimer de façon homogène des grandeurs monétaires dans le temps
et dans un monde économique dépourvu d'une information parfaite. Elle
n'est donc qu'une construction humaine imposant aux marchés un élément
totalement étranger à leur logique. D'autre part, vient, d'un point de vue
pratique, voire politique, l'idée de l'ancrage nominal et de la stabilité d'une
telle unité monétaire, lorsque l'économie fonctionne avec une monnaie de
crédit (il n'existe dans ce cas aucune force de marché susceptible de ramener
les prix monétaires à l'équilibre). C'est à ce stade qu'intervient la deuxième
notion citée précédemment: Les "méthodes monétaires". Celles-ci supposent
l'idée d'une régulation associée nécessairement à la définition de la monnaie
comme institution sociale, mais aussi, à une organisation monétaire reposant
sur le crédit. Elles supposent également que la valeur de la monnaie n'est pas
le résultat d'une confrontation entre une offre et une demande sur un marché,
mais doit plutôt être envisagée à travers des mécanismes institutionnels qui
sont apparus sous des formes assez diverses au cours de l'histoire monétaire.
En contrepartie, il faut accepter le caractère complètement illusoire de la
neutralité monétaire.
Théorie de la Monnaie et de la Banque reste sans aucun doute
l'ouvrage dans lequel Schumpeter pousse le plus loin ses investigations
concernant la nature de la monnaie, et ce livre apparaît particulièrement
novateur dans les solutions théoriques adoptées par l'auteur. Indéniablement,
14
Préface
elles confèrent à la démarche de ce dernier un caractère stimulant, qui
préfigure un certain nombre d'analyses contemporaines optant elles aussi
pour une conception alternative de la monnaie8. Loin d'être une ressource
dépourvue d'intérêt [Reclam, 1984], ce manuscrit de Schumpeter renferme la
tentative la plus tenace de construire une analyse de l'économie dont le point
de départ est l'institution monétaire.
Néanmoins, sa théorie monétaire présente un défaut notable: elle
tend de manière assez systématique à faire disparaître le concept de monnaie
derrière celui du crédit. Cette idée est tout à fait soutenable dans un contexte
statique. En effet, si l'économie peut tendre vers une situation d'équilibre,
une compensation pure peut suffire puisqu'en fin de période comptable, les
soldes individuels doivent être nuls. En revanche, cette configuration devient
difficilement défendable dans une optique dynamique, car des soldes
persistent et doivent donc pouvoir être liquidés au moyen d'un instrument de
paiement accepté de façon unanime, ce qui n'est pas le cas d'un crédit privé.
Et quand bien même la monnaie bancaire serait largement reconnue et
utilisée dans les transactions, le problème se poserait à nouveau pour le
règlement des soldes interbancaires. En outre, dans un contexte dynamique il
est indispensable de contenir et de réguler l'économie de crédit, par essence
instable. Tout au moins, ce problème devrait être soulevé au sein d'une
théorie institutionnelle de la monnaie. Wicksell avait déjà établi ce résultat
important, à savoir qu'une économie organisée sur la base d'une monnaie de
crédit ne contient a priori aucune force endogène susceptible de ramener les
prix à l'équilibre, s'ils s'en trouvent écartés. Or, une monnaie définie au sens
strict pourrait bien constituer ce principe de régulation institutionnel et
exogène au marché. Cette idée est cependant évoquée dans l'analyse de
Schumpeter, puisque ce dernier reconnaît le caractère hiérarchiquement
supérieur de la monnaie émise par la banque centrale et admet que la
convertibilité du crédit en monnaie "légale" est un aspect essentiel de la
fonction d'unité de compte. Mais cette question n'est pas traitée et
développée de manière systématique. Certes, cette défaillance peut
s'expliquer par sa vision de l'économie capitaliste comme processus
d'évolution. Dans cette perspective, le concept d'offre de monnaie endogène
occupe logiquement une position centrale et il est compréhensible que
Schumpeter insiste sur le rôle crucial des banques et du crédit dans le
déclenchement de la dynamique économique. Mais la théorie de l'évolution
économique semble alors prendre le pas sur une analyse monétaire qui,
8 Notamment, Cartelier J., La Monnaie, Paris: Flammarion, 1996 ; Aglietta M. et Orléan A.,
La monnaie souveraine, Paris: Odile Jacob, 1998 et La monnaie entre violence et confiance,
Paris: Odile Jacob, 2002.
15
Préface
malgré des fondements originaux, n'est pas toujours poussée jusqu'au bout
de sa logique. En effet, alors que Schumpeter semble construire en statique
une théorie de la monnaie comme institution, il n'en tire pas suffisamment
les conséquences en dynamique et manque quelque chose d'essentiel avec sa
théorie monétaire: La question inévitable de la régulation.
Schumpeter est aveuglé par la référence exclusive à l'or dont souffre
à l'époque la théorie monétaire, ce qui le pousse vers une autre extrémité,
celle qui consiste à se focaliser exclusivement sur la compensation pure, les
opérations de crédit et le report des soldes dans le temps. En même temps, il
refuse de définir la monnaie comme moyen légal de paiement car il s'oppose
à la proposition théorique du nominaliste allemand Knapp, selon laquelle la
monnaie est une création de la loi. Mais ce faisant, il se prive d'une
dimension importante pour appliquer sa théorie monétaire dans un cadre
dynamique. Nous apercevons ici aussi les limites du choix méthodologique
effectué par Schumpeter et de l'influence de Walras: Comment réconcilier
dans un ensemble cohérent les concepts dégagés en économie pure et les
problèmes identifiés en économie appliquée?
* Monnaie et dynamique économique
Nous en venons ainsi à notre second point. TIfait écho à une thèse
centrale que Schumpeter ne cessera d'avancer tout au long de sa carrière et
dans la plupart de ses écrits. La dynamique d'évolution capitaliste repose sur
une logique d'endettement, ce qui suppose l'existence de facteurs
institutionnels susceptibles de promouvoir une telle logique: Un système
bancaire offrant une monnaie de crédit.
Si la majeure partie des concepts monétaires est développée d'abord
dans un cadre statique, il est clair que Théorie de la Monnaie et de la Banque
est un traité visant à construire une théorie dynamique de la monnaie [Allen
(1991), l ; Tichy (1984)]. C'est sans doute pour cette raison que Schumpeter
accorde une importance considérable au crédit, levier extraordinaire mis à la
disposition de l'entrepreneur pour obtenir les ressources productives
nécessaires à la mise en œuvre des innovations. Dans le principe de
comptabilité sociale, les banques apparaissent comme une hypothèse de base
mais, dans un schéma statique, leur fonction se borne à une simple tenue des
comptes. En revanche, leur rôle devient crucial lorsqu'elles créent un pouvoir
d'achat nouveau en faveur des entrepreneurs [Chapitre 8]. Schumpeter
s'efforce de rompre avec une tradition théorique qu'il désignera dans son
Histoire de l'Analyse Economique sous l'expression de "théorie monétaire du
crédit", cette dernière consistant à accorder la priorité logique à un concept
16
Préface
de monnaie au sens strict, monnaie qui d'ailleurs est souvent assimilée à une
marchandise (l'or). Plus proche des conceptions héritées des théoriciens de la
"Banking School", Schumpeter voit dans les banques de véritables
producteurs de pouvoir d'achat qui contribuent à une création de richesses
futures. Si l'entrepreneur incarne la force déséquilibrante indispensable à la
sortie de la statique, la monnaie de crédit offerte par les banques représente
le principal moyen de financement des innovations. Elle permet le report de
la contrainte budgétaire de l'entrepreneur dans le temps, repose sur une
dynamique d'anticipation de richesses futures et libère la société capitaliste
de la contrainte d'une épargne préalable. Par conséquent, la théorie
monétaire de Schumpeter inclut nécessairement une analyse des activités
bancaires9, ce qui en fait, selon certains commentateurs, une théorie d'une
dimension novatrice plus forte que celle du Treatise de Keynes [Marget,
(1938) ; Schefold, (1986)]. Notamment, l'avance de Schumpeter se révèle
dans la formulation d'une théorie, certes embryonnaire, qui consiste à poser
les fondements micro-économiques d'une analyse des banques et du
fonctionnement du marché du crédit!o. TI est vrai, cependant, que ces
propositions théoriques n'ont pas fait l'objet d'une présentation synthétique et
privilégiée dans Théorie de la Monnaie et de la Banque. Pour en obtenir une
vision claire et complète, il faut consulter d'autres ouvrages, surtout Business
Cycles!! , et assembler ensuite le puzzle. Par ailleurs, l'approche de
Schumpeter n'exclut pas un certain nombre de difficultés, relatives à la
formation du taux d'intérêt, au statut du marché monétaire etc.
La vision du système bancaire développée dans Théorie de la
Monnaie et de la Banque préfigure d'une certaine manière la théorie
contemporaine des systèmes de paiements. Pour Schumpeter, les banques
sont des entreprises d'un" genre spécial" parce qu'elles fournissent une
assurance de liquidités, qui contient elle-même un risque d'instabilité
potentielle du système de paiements. C'est pourquoi l'exercice de leur
activité n'est crédible que dans le cadre d'une organisation hiérarchisée
9 Plusieurs points explorés par Schumpeter constituent aujourd'hui le cœur de la théorie
contemporaine de la banque: L'importance de la fonction d'évaluation des projets
d'innovation, le rôle de l'information et du contrôle de la clientèle d'emprunteurs, le lien entre
l'activité bancaire et le risque de défaut lié à la spécificité du financement des innovations,
l'explicitation des contraintes par lesquelles les banques sont amenées à limiter leur offre de
crédit.
10Voir sur ce point Messori [1996] "Credit and Money in Schumpeter Theory", mimeD et "A
Schumpeterian Analysis of the Credit Market", mimeD, mais aussi Messori [1997].
Il Pour une analyse des idées que Schumpeter développe dans Business Cycles concernant le
rôle des banques et du crédit, on peut se reporter à S. Diatkine, Les fondements de la théorie
bancaire, Paris: Dunod, 2002.
17
Préface
impliquant une instance centrale dotée d'une responsabilité
agissant comme prêteur en dernier ressort.
collective,
et
A ce titre, Théorie de la Monnaie et de la Banque nous apporte des
éléments clés qui témoignent de la clairvoyance de l'auteur quant à cette
dimension essentielle et irréductible des institutions bancaires. Schumpeter
fait en effet ressortir l'aspect nécessairement dual et ambivalent des banques,
qui découle de la nature même des moyens de paiement qu'elles émettent.
D'un côté, en tant que firmes spécialisées dans le négoce des dettes privées,
les banques fournissent des crédits en contrepartie d'une rémunération
qu'elles obtiennent par le taux d'intérêt. D'un autre côté, en finançant les
entrepreneurs, elles mettent en circulation des moyens de paiement qui
s'identifient à de la monnaie et acquièrent, de ce fait, un statut
immédiatement social. Cette caractéristique n'existe que dans la mesure où
elles ont accès à la monnaie de la banque centrale. Pour Schumpeter, la
centralisation monétaire et l'existence d'une banque centrale sont deux
phénomènes inévitables. Nous retrouvons encore une fois cette logique
institutionnelle contenue dans le concept de comptabilité sociale, réaffirmée
par une opposition farouche aux thèses soutenues par les partisans du free
banking. La banque centrale, selon Schumpeter, n'est pas le fruit d'une
intervention étatique, mais elle émerge comme une nécessité logique du
fonctionnement des systèmes de paiement. Son statut est bel et bien collectif,
elle offre un véritable "service public" et elle doit faire l'objet de
prescriptions légales qui la placent hors du champ concurrentiel des autres
banques [Chapitre 7].
Comment ne pas penser cette centralisation monétaire capitaliste
comme l'équivalent de l'autorité centrale dans une communauté socialiste?
Dans Théorie de la Monnaie et de la Banque, Schumpeter introduit le
schéma d'une économie planifiée avant même d'exposer sa théorie monétaire
qui, cela va de soi, doit s'appliquer principalement aux processus
économiques d'une société fondée sur le principe du marché. Le socialisme
n'est rien d'autre qu'un artifice théorique destiné à faire apparaître plus
clairement les traits essentiels de la notion de comptabilité sociale [Chapitre
4]. Mais il est aussi une alternative économique au capitalisme, à la fois
comme mode de coordination et comme procédure de décision relative à la
production. Par contraste, il peut donc apporter un éclairage intéressant sur le
mode de fonctionnement d'une économie capitaliste. Dans une communauté
socialiste, dès lors qu'il s'agit d'innover, c'est l'autorité centrale planificatrice
qui donne l'ordre à certaines branches de céder leurs ressources au profit des
secteurs innovants. Dans une économie capitaliste, cet ordre est remplacé par
la monnaie de crédit créée par les banques, au bénéfice des entrepreneurs.
18
Préface
Par conséquent, les banques et la banque centrale constituent des institutions
centrales dans l'économie capitaliste et, par-dessus tout, elles exercent une
influence considérable sur la dynamique d'évolution. Mais ce statut apparaît
alors contradictoire. Les institutions monétaires sont à la fois porteuses de
cette logique d'endettement typiquement capitaliste et à la fois les facteurs de
sa régulation. Mais alors, comment concilier dans une même théorie,
l'expansion du crédit comme condition du développement et l'impératif de la
stabilité de l'unité de compte, gage de la continuité de la comptabilité
sociale?
TIreste une dernière difficulté de taille, liée à l'ambition même de
Schumpeter: Concevoir une théorie dynamique. En effet, l'utilisation d'une
monnaie de crédit confère à l'économie capitaliste des propriétés bien
spécifiques, ce qui implique de quitter le cadre théorique statique. Le
financement bancaire des innovations génère des effets de répartition qui
imposent à la sphère réelle une série de bouleversements et de
transformations qui caractérisent le cycle et l'évolution. L'équilibre ne peut
alors plus figurer que comme un moment exceptionnel de la vie économique,
tandis que les fluctuations cycliques en constituent la norme. Cela suppose
d'abandonner l'hypothèse de la stabilité permanente des processus de marché
et d'évacuer toute référence à l'équilibre. Mais, comment peut-on penser le
fonctionnement d'une économie en déséquilibre, quand l'outillage théorique
est élaboré dans un cadre statique? Comment concevoir une théorie
monétaire dynamique alors que l'essentiel des concepts de la comptabilité
sociale a d'abord été pensé dans un univers qui néglige le changement?
Hicks nous rappelle en quelques mots l'essentiel des obstacles théoriques que
cette perspective implique: "La plupart des problèmes économiques
typiques sont des problèmes de changement, de croissance et de récession, et
de fluctuations. La mesure dans laquelle cela peut être traduit en termes
scientifiques est relativement limitée; car à chaque étape du processus
économique de nouvelles choses se produisent, qui n'étaient pas advenues
auparavant. Nous avons besoin d'une théorie qui nous aiderait à traiter ces
problèmes; mais il est impossible de croire qu'elle pourra jamais être une
théorie complète. Elle est vouée, par sa nature, à être fragmentaire. [...]
Toutes les fois que l'économie sort de la statique, elle devient de moins en
moins une question de science, et de plus en plus une question d'histoire,,12.
Finalement, la confusion et la complexité si souvent associées à la
pensée de Schumpeter ne proviennent-elles pas d'une difficulté évidente, à
savoir, tenter l'impossible en proposant une synthèse entre ces deux
12
John R. Hicks, Causality in economics, Oxford, 1979.
19
Préface
méthodes si antinomiques, celle de Marx et de l'Ecole Historique Allemande
pour la dynamique et celle de Walras pour l'Economie Pure?
Notes sur la traduction
D'une manière générale, la traduction s'avère être un travail long et
pénible et, qui plus est, particulièrement délicat. Non seulement elle suppose
une bonne connaissance des deux langues, mais, plus encore, elle exige une
certaine maîtrise du sujet traité. Dans le cas du manuscrit de Schumpeter,
plus particulièrement, quelques difficultés se sont encore ajoutées à notre
tâche.
Premièrement, elles sont apparues avec l'ampleur du travail: une
collaboration s'est révélée indispensable pour venir à bout des quelques cinq
cents pages qui composent le manuscrit dans sa forme intégrale. Bien que
leurs raisons aient pu être différentes, nous comprenons mieux pourquoi
A.W. Marget n'est pas allé au-delà du troisième chapitre avec sa traduction
anglaise et pourquoi W.S. Stolper n'a pas non plus mené à terme le projet de
publication de ce manuscrit. En outre, le souhait de proposer une version
complète supposait d'intégrer, à la première publication allemande de 1970,
trois chapitres additionnels qui se présentent, non seulement sous une forme
fragmentaire, mais encore déplorable. Ces derniers chapitres n'ont été ni
paginés, ni relus par Schumpeter. TIs comportent de nombreuses erreurs
typographiques, qui rendent la lecture encore plus ardue et qui supposent une
correction en cohérence avec le texte13.
Deuxièmement, comme le souligne Guillebaud dans son compterendu, Das Wesen des Geldes se présente comme un ouvrage académique,
exposant une théorie pure de la monnaie et caractérisé par un haut degré
d'abstraction et de complexité [Guillebaud, 1971]. Ainsi, le texte de
Schumpeter intègre de nombreuses notions nouvelles dont la traduction ne
peut pas être immédiate14. Plus généralement, le vocabulaire est constitué de
13
A titre d'exemples, le terme Mangel devant être remplacé par Menge, bewahrten par
bewerten ou bien encore, absoldiert par absorbiet.
14
C'est le cas, typiquement, d'une notion centrale et originale qui est introduite dans le
chapitre IX et qui fonde la monnaie comme une institution sociale. Ainsi, l'expression de
"kritische Ziffer" peut être traduite littéralement par "nombre critique" ou "chiffre critique".
Dans leur article consacré à cet aspect de la pensée schumpeterienne, Shah et Yaeger hésitent
d'ailleurs entre ces deux solutions, en retenant "critical figure" mais en indiquant aussi, entre
parenthèses, "critical number" [Shah et Yeager, 1994]. Mais, dans la mesure où ce "kritische
Ziffer" est destiné à fournir une grandeur monétaire permettant de fixer toutes les expressions
monétaires d'une économie, il semblait alors préférable de le traduire par "valeur critique", le
terme valeur recouvrant les deux aspects.
20
Téléchargement