L`Étranger de Camus en classe de FLE: l`expérience jordanienne.

Jordan Journal of Modern Languages and Literature Vol. 6, No. 1, 2014, pp.43-54
J
JMLL
L'Étranger de Camus en classe de FLE: l’expérience jordanienne.
Shereen Kakish
Faculté de Langues Etrangères, Département du français, Université de Jordanie.
Adnan Smadi
Faculté de Langues Etrangères, Département du français, Université de Jordanie.
Narjess Ennasser
Faculté de Langues Etrangères, Département du français, Universitéde Jordanie.
Received on: 3-10-2013 Accepted on; 7-6-2014
Résumé
Nous proposons dans cet article d'examiner le malaise de réception qui se manifeste chez les étudiants
jordaniens, musulmans ou chrétiens, en troisième et quatrième années universitaires à la lecture de L'étranger
d'Albert Camus. Le problème de réception apparaît à cause du manque de référence ou de code commun social chez
un groupe de lecteurs pour lequel la philosophie de l'existentialisme et le concept de l'absurdité de la vie ne sont ni
compréhensibles ni familiers. Ces étudiants appartiennent à des cultures religieuses dans lesquelles l'existence de
Dieu ne doit jamais être questionnée ou niée. Par conséquent, en lisant les textes de Camus, le jeune lecteur jordanien
est envahi par une impression d'étrangeté dans un monde absurde, limité et cruel où Dieu ne joue jamais le rôle de
sauveur. La présente étude n’adopte pas un point de vue religieux chrétien ou musulman mais plutôt un point de vue
social basé sur la société jordanienne qui est majoritairement religieuse et presque intolérante à l'égard de l'athéisme.
Mots-clés : Réception critique, l'existentialisme, littérature et FLE, expérience de l’interculturalité, la lecture
interactive.
Kakish, Smadi, Ennasser
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Niveau linguistique des apprenants:
Parlons d'abord du niveau linguistique de nos étudiants. En effet, étant donné que la Jordanie n'est
pas un pays francophone et que le français n’est pas enseigné dans toutes les écoles jordaniennes, la
plupart des étudiants admis dans le programme de Licence au département de français à l'Université de
Jordanie à Amman ont un niveau de vrai débutant. Il est vrai qu'il existe une possibilité d’apprendre le
français comme deuxième langue étrangère dans quelques écoles privées à Amman, mais celles-ci ne
concernent qu’une minorité de nos étudiants. S'y ajoute le fait que le nombre d'heures consacré aux cours
de français dans ces écoles est inférieur à celui de l'anglais. Il ne s'agit donc pas d'un niveau linguistique
avancé même dans les écoles privées. Tout cela oblige le corps enseignant du département à mettre en
œuvre un plan d'acquisition linguistique intensif surtout pour les étudiants de la première et de la
deuxième années universitaires. Les étudiants commencent les cours de littérature en troisième année. À
ce stade, ils sont supposés être arrivés à un niveau suffisant qui leur permet de pouvoir s'exprimer en
français à l'oral et à l'écrit. Ils sont aussi capables de lire et de comprendre des textes littéraires en langue
française de différentes époques historiques.
L’étude de L'étranger de Camus était proposée pour le cours «Littérature III» en 2011. C'est un
cours obligatoire de trois heures créditées de la quatrième année, enseignée au deuxième semestre, c’est-
à-dire dans le dernier semestre d’étude. Cette matière vise à familiariser les étudiants avec l’histoire
littéraire française du XXe siècle. À la fin du cours, les étudiants doivent connaître les mouvements
littéraires et les auteurs principaux, les nouvelles idées et les formes nouvelles de la littérature du XXe
siècle. Ils doivent lire le roman L’étranger de Camus en texte intégral et apprendre à l’analyser. Nous
attendons également que nos étudiants soient capables d’utiliser des théories et principes littéraires de
base pour analyser des textes littéraires. L’un des buts de ce cours est de développer le savoir-faire des
étudiants afin qu’ils soient créatifs et qu'ils pensent de façon aussi bien critique qu’analytique. Il est aussi
question d’habituer nos étudiants à respecter la culture de l’autre en menant une lecture interactive. Notre
démarche pédagogique a consisté à introduire chaque unité d'histoire littéraire et cela a toujours été suivi
par la lecture d’extraits littéraires représentatifs qu’on analysait en interaction entre professeur et étudiants
ou en travail de groupe.
Les premières réactions des étudiants à la lecture de L’étranger :
Le roman de Camus en question n'a pas posé, à première vue, un problème de compréhension au
niveau linguistique chez nos étudiants, le texte étant écrit d'une façon simple et claire. Or, le problème
majeur des étudiants est un problème de réception et d'appréhension du thème plutôt que de
compréhension linguistique : c'est le contenu philosophique qui a soulevé plusieurs points d'interrogation
chez nos étudiants. En effet, les thèmes du pessimisme, de l’impuissance de l'homme et de l’inexistence
de Dieu rendent difficile l’appréhension du texte chez les lecteurs jordaniens. En outre, les étudiants n'ont
pas pu s’identifier au personnage qui semble fou, ou ignorant des conventions sociales et universelles
auxquelles ils sont habitués. D’ailleurs, ce n’est pas seulement l’avis de nos étudiants, mais également
d’autres personnages dans le récit comme le patron de Meursault. Quand le patron lui dit : « Vous êtes
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très jeune, et il me semble que c’est une vie qui doit vous plaire » (Camus, Albert, 1942, p. 66), il
répond : « que oui mais que dans le fond cela m’était égal. Il m’a demandé alors si je n’étais pas intéressé
par un changement de vie. J’ai répondu qu’on ne changeait jamais de vie, qu’en tout cas toutes se valaient
et que la mienne ici ne me déplaisait pas du tout » (Id.). Même Marie, sa copine, le trouve bizarre et froid.
Première rencontre avec le récit :
Il s'agit d'une focalisation interne dans ce récit de Camus ; le narrateur raconte ce que voit
Meursault. Le roman est constitué de deux parties dont la première s’ouvre sur la mort de la mère de
Meursault ; ici, l’étudiant est exposé à l’attitude étrange d'un personnage qui n'éprouve aucun sentiment
au décès de sa mère : «Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas » (Ibid., p. 9). Bien
au contraire, le personnage affiche une grande envie de terminer avec l’enterrement:
-Le ciel était déjà plein de soleil. Il commençait à peser sur la terre et la chaleur
augmentait rapidement. Je ne sais pas pourquoi nous avons attendu assez longtemps avant de nous mettre
en marche. J'avais chaud sous mes vêtements sombres (Ibid., p. 26).
-Pour le moment, c'est un peu comme si maman n'était pas morte. Après
l'enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure
plus officielle (Ibid., p. 10).
L'étudiant pourrait ressentir alors une froideur de la part de ce personnage, une relation distante et
presque coupée avec sa mère : « C'était une belle journée qui se préparait. Il y avait longtemps que j'étais
allé à la campagne et je sentais quel plaisir j'aurais pris à me promener s'il n'y avait pas eu maman »
(Ibid., p. 22). Il a même sommeil presque tout au long de la cérémonie: « Je sentais le sommeil me gagner
» (Ibid., p. 15), « Je crois que j'ai somnolé un peu » (Ibid., p. 18). C'est pourquoi c'est la joie pour lui
quand : « l'autobus est entré dans le nid des lumières d'Alger et qu'[il a pensé] qu'[il allait se ] coucher et
dormir pendant douze heures » (Ibid., p. 30), après les funérailles. De même, ce personnage justifie
pourquoi il n'allait pas souvent chez sa mère quand elle était à l'asile et surtout pourquoi il n'y est pas allé
du tout l’année précédente ainsi : « parce que cela me prenait mon dimanche – sans compter l'effort pour
aller à l'autobus, prendre des tickets et faire deux heures de route » (Ibid., p. 12).
La liaison du personnage avec Marie est un autre signe d’étrangeté : « Un moment après, elle m'a
demandé si je l'aimais. Je lui ai répondu que cela ne voulait rien dire, mais qu'il me semblait que non »
(Ibid., p. 57). Meursault a envie d'elle juste quand elle rit ou quand elle « avait une belle robe à raies
rouges et blanches et des sandales de cuir » (Ibid., p.55). Puis, quand Marie vient lui demander s'il voulait
se marier avec elle, il lui dit que cela lui était égal et qu'ils pourraient le faire si elle le voulait. Pour lui,
l'amour ne veut rien dire et aimer « n'a aucune importance » (Ibid., p.67). En outre, le meurtre de l’arabe
est, selon ce personnage à cause du soleil. Même avant le procès, l’un des gendarmes lui a demandé s'il
avait le trac. Meursault répond que non et que cela l'avait intéressé de voir un procès : « Je n'en avais
jamais eu l'occasion dans ma vie» (Ibid., p. 126).
Par ailleurs, la deuxième partie s’ouvre sur l’emprisonnement du héros et dépeint son procès au
cours duquel on le juge sur son attitude vis-à-vis de la vie en général, et vis-à-vis de la mort de sa mère,
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c’est-à-dire qu’il est condamné parce qu’il est différent des autres, une personne étrange, voire même un
« étranger ». Le procès va durer onze mois pendant lesquels Meursault ne semble éprouver aucun regret
ou peine quant à son insensibilité envers sa mère. Le meurtre de l’arabe l’a toutefois dérangé parce que sa
journée avait été cassée. Dans sa cellule, le sommeil et la lecture d'un vieux morceau de journal vont
l'aider à s'habituer à sa condition. Ce qui rend la situation encore très incompréhensible pour nos étudiants
c’est la réaction finale de Meursault qui espère que son exécution se fera devant une grande foule et
hostile pour se sentir moins seul.
Réception critique du récit:
En réalité, la fin de l'histoire semble être un point critique de compréhension : l'attitude du
personnage n’est pas, selon nos étudiants, une instance référentielle dans la société. Pour eux, c'est un fou,
un athée, quelqu'un de pervers qui ne respecte pas les normes sociales. Nous avons même ressenti chez
les étudiants une sorte de réaction inconsciente de répulsion, de rejet et de mépris par rapport au
personnage principal. Les valeurs morales, sociales et religieuses comme Dieu, l'honneur, la famille
jouent en effet un rôle très important dans le contexte social jordanien et les ouvrages littéraires de la
culture jordanienne et arabe sont axés sur ces mêmes valeurs. C’est pourquoi, ce roman de Camus
bouleverse les attentes de nos étudiants et problématise leur réception du texte. «Je ne m'attends à rien du
tout », « cela m'était égal » sont d'ailleurs des phrases-clés qui se répètent beaucoup dans ce récit de
Camus et donne à réfléchir. Cela situe le lecteur tout de suite dans un univers absurde, sans signification
et sans valeurs surtout quand Meursault, dans sa cellule, refuse Dieu : « Il [l’aumônier] voulait encore me
parler de Dieu, mais je me suis avancé vers lui et j’ai tenté de lui expliquer, une dernière fois, qu’il me
restait un peu de temps. Je ne voulais pas le perdre avec Dieu » (Ibid., p. 180).
Du coup, il est vrai que le texte n'est jamais explicite et n'est jamais bien compris de ses lecteurs
s'il ne se réfère pas à un modèle social bien établi. Le texte doit rapporter des référents vraisemblables
pour qu’il soit véhiculé. Claude Duchet dit à ce propos : « les "réalités" [que rapporte] le roman, qu'elles
soient paroles, gestes, objets, lieux, événements, personnages, sont des réalités crédibles, en ce sens
qu'elles ont [un référent] dans la réalité extra-linguistique » (Duchet, 1973, p. 450). Donc, le texte est
d'abord et avant tout une société de référence. Il se réfère à un milieu social, à un milieu de vie et à ses
pratiques sociales ainsi qu'il englobe une civilisation que peint l'écrivain avec tous ses objets et ses
dogmes pour se rapprocher de la vraisemblance. Pourtant, dans le cas de L'étranger, comment fallait-il
faire pour aider les étudiants à examiner le texte et à l'analyser d'une manière à éviter la répulsion?
Comment fallait-il procéder pour mener nos apprenants à se décentraliser et pouvoir ainsi entrer dans le
texte ?
Procédés utiles pour appréhender et analyser le texte de Camus :
Tout d'abord, une fois que les étudiants ont lu le roman intégralement, nous avons commencé à
leur présenter la philosophie de l'existentialisme avant de parler directement du contenu du texte. Dans
cette perspective, nous leur avons expliqué que même si Camus ne se considère pas comme philosophe du
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courant existentialiste tel qu’incarné par Sartre, il se revendique cependant d’un certain existentialisme.
Selon Camus, l’homme est son propre législateur. Donc, selon lui, l’être-humain est responsable de tous
ses actes. Cette idée principale sur laquelle se base la philosophie de l’externalisme intègre forcément
Camus dans ce courant. La conscience de l’absurdité de la vie et de l’existence est au centre de la
réflexion de cet écrivain. Ces principes impliquent la responsabilité totale et l’acceptation des conditions
qu’ils impliquent : c’est l’homme qui choisit son propre destin, il doit donc l’accepter et en être
responsable.
Or, expliciter les idées de l'existentialisme à ce groupe d'étudiants n'était pas une tâche facile. Ce
courant se cristallise autour du principe de l'individualisme et de la liberté de l'individu à choisir sa voie
dans la vie sans se référer aux critères sociaux et universaux. Chaque être humain crée et choisit sa propre
voie; puisque, selon les existentialistes, les êtres humains ne sont pas programmés par essence; au
contraire, ils se donnent chacun une essence d'une façon tout-à-fait subjective. Les idées de l'apparente
absurdité, de l'indifférence à l'Univers et de la futilité de la vie sont aussi des thèmes très présents dans
cette philosophie. Ces principes sont nouveaux pour nos étudiants, c'est pourquoi nous avons essayé
d'arriver à mi-chemin en rapprochant les termes de l'éthique et de la religion. Les deux sont des courants
humanistes : le premier est la charte de la moralité universelle, de l'individu en tant que membre de
l'univers et le deuxième est le régime garant de la relation Dieu-Homme. C'est juste que – et comme le
souligne L. Nathan Oaklander dans Existentialist Philosophy, An Introductionl'objet de base de
l'existentialisme est comme le courant de l'éthique: c'est l'individu existant :
L'objet fondamental ou ultime de l'existentialisme est l'individu existant,
concret, vivant. Les existentialistes ne sont pas intéressés, en premier lieu, par la vie
humaine en général, mais ils le sont plutôt par la vie et l'existence des individus
particuliers. Ils ont un intérêt pour la vie humaine vue comme une série de décisions et
de choix, et leur premier but est de nous faire prendre conscience de nous-mêmes en
tant qu'individus vivants qui, en toute liberté, prenons des décisions et en sommes
responsables1.
Ensuite, nous avons commencé à analyser avec nos étudiants la raison derrière ce rejet du texte.
En réalité, il faut souligner qu'il ne s'agit pas seulement chez nos étudiants d'un problème
d'appréhension mais aussi d'un problème d'intolérance à l'égard d'autres croyances. La réaction des
étudiants et leurs commentaires nous ont aidé, à cet égard, à trouver une issue à leur refus d’appréhender
le texte. La plupart des étudiants ont dit que tout ce que ce personnage fait de bizarre est dû au fait qu’il
est athée. Il n’a pas pleuré quand sa mère est morte parce qu’il ne connaît pas Dieu. Il est indifférent par
1 « (T)he fundamental or ultimate subject matter of existentialism is the existing, concrete, living
individual. Existentialists are not primarily concerned with human life, in general, but with the life of
particular existing individuals. They are concerned with human life viewed as a series of decisions and
choices, and their first goal is to make us aware of ourselves as living individuals who, in our freedom,
make decisions and are responsible for them ». (Oaklander, L Nathan, 1996. Cité dans Pourquoi
l'existentialisme est-il né de penseurs religieux? Gabriel Malenfant Horizons philosophiques, vol. 16, n°
2, 2006, p. 9-20).
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