Marguerite Duras, les trois âges
Il faut d’abord noter que, comme cela arrive pour beaucoup de grands écrivains – et il est
évident que Duras est un de nos plus grands auteurs contemporains – leur notoriété et leur
omniprésence dans le champ médiatique sont suivies après leur disparition sinon d’oubli, de
silence, d’une sorte de mise en veille (qui n’empêche d’ailleurs pas la progression des tirages
et des traductions : on traduit Duras dans le monde entier, son œuvre romanesque est déjà
éditée en Pléiade et l’œuvre théâtrale le sera au printemps 2014), on ne les entend plus et
on parle moins d’eux, sauf aux commémorations ; leur absence renvoie à leur œuvre qui
patiente dans les cœurs et les esprits comme un patrimoine acquis ayant l’éternité devant lui
et plus de vraie urgence. C’est un peu aujourd’hui le cas de Marguerite décédée en 1996 ;
on sait son importance mais elle n’est plus là pour intervenir de sa parole péremptoire dans
le contexte de nos vies immédiates, on se demande d’ailleurs ce qu’elle exprimerait de cette
réalité parfois désolante qui constitue l’existence française des treize premières années du
nouveau millénaire : aurait-elle aimé l’activisme nerveux de Nicolas Sarkozy malgré sa
«conscience de classe», aurait-elle pris fait et cause pour Ségolène Royal, pour François
Hollande, serait-elle allée à la rencontre des ouvriers lorrains dépossédés de leur travail et de
leur culture, aurait-elle prêté sa plume, comme elle l’a fait à plusieurs occasions et de
manière imprévisible au journal
Libération
au temps de l’affaire Grégory, pour un
commentaire inattendu sur le scandale judiciaire d’Outreau ou un autre de ces faits divers
tragiques qui tissent le coton de notre actualité? Marguerite s’est tue, elle nous manque, sa
folle sagesse, son insatiable curiosité de la vie, des gens, de la politique, de l’art, ne viennent
plus perturber les idées raisonnables avec lesquelles nous appréhendons le réel. Il reste
l’œuvre, elle est immense, il me semble que la scène peut – doit – à nouveau lui rendre
justice, en partie du moins, et nous permettre de retrouver l’univers d’un écrivain qui, nous
parlant toujours d’elle, nous parle encore de nous.
La trilogie que nous créons au Théâtre de l’Atelier permettra certes ce voyage mais elle a
ceci de particulier – c’est ce qui justifie le titre du cycle – que la nature des textes envisagés
nous offre un parcours dans le temps, de la vieillesse à l’enfance ou l’inverse selon l’ordre
dans lequel on envisage de les monter. Peu importe d’ailleurs car chez Marguerite il y a
toujours au cœur de l’écriture, dans le regard qu’elle porte sur les choses de la vie, à la fois
la juvénilité d’une enfant et la tragique maturité de la vieillesse, une expérience des âges
simultanée. De
Savannah Bay
à
Marguerite et le Président
en passant par
Le Square
ce sont
trois âges d’une même personne dont l’intense acuité vient éclairer la vie intime et l’Histoire.
La vieille dame de
Savannah
joue et déjoue sa mémoire dans le temps d’une représentation
théâtrale elle-même fantomatique ; la jeune bonne du
Square
joue et déjoue un avenir
qu’elle ne peut envisager sans la certitude de son existence préalable (« je mange monsieur,
je mange beaucoup afin de grossir pour que l’on me voit ») ; la petite fille des conversations
avec Mitterrand – puisque c’est ainsi que j’ai construit et distribué le personnage de
Marguerite et le Président
– joue sa candeur, feinte ou réelle pour déjouer la parole et les
(relatives) certitudes de l’homme politique qu’elle admire, flatte et taquine tour à tour.
Trois âges, trois visages, trois écritures différentes qui n’en sont qu’une parce qu’on y repère
facilement les fondements d’un seul geste créatif dont la nécessité est avant tout, en
écrivant, de s’obliger à vivre. Un mélange d’humour (elle en avait beaucoup), d’étrangeté, de
radicalité péremptoire, un plaisir et la douleur d’une blessure secrète jamais guérie que les
trois personnages partagent à des degrés divers et qui se font écho.