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78 ÉTAT DES SAVOIRS SUR LE DÉVELOPPEMENT LE DROIT INTERNE DES PAYS DU DÉVELOPPEMENT 79
DU PLURALISME AU MULTIJURIDISME
Dans son récent ouvrage Aux confins du Droit (Paris, O. Ja-
cob, 1991, p. 141), N. Rouland écrit:
« ...
on est frappé de
constater qu'après tant d'années le pluralisme juridique apparaisse
aujourd'hui encore en France une idée neuve, voire dangereuse ».
En effet, durant la période coloniale, ce sont les anthropologues
qui ont vérifié les thèses du pluralisme, sur des terrains exoti-
ques, « là où l'expansion européenne a favorisé l'émergence de
sociétés pluri-ethniques, multiraciales, de cultures fort différen-
tes ~ (1991, p. 142). En Europe, ces démarches et attitudes furent
ignorées, en dehors de celles qui influencèrent G. Gurvitch.
N. Rouland insiste sur le rôle de L. Petrazycki, juriste polonais
(1867-1931), qui « élève à la dignité du droit des systèmes de
normes qui concurrencent le droit officiel : règles de jeu, codes
sportifs, lois du milieu, jeux enfantins, règlement des établisse-
ments psychiatriques, réciprocités entre amants ou amis, etc. Le
sociologue G. Gurvitch (1894-1965) est son élève. Il pense aussi
que le droit n'a pas besoin de l'État pour exister et met l'accent
sur le rôle créateur du droit exercé par des entités telles que
la féodalité, l'Église, les corporations ou les syndicats, et insiste
sur le caractère communautairedu droit social qu'engendre chacun
de ces groupes. Les facultés de droit ignorèrent très largement
ses théories» (1991, p. 143).
Le développement des études sur le pluralisme juridique est
ainsi rarement le fait des juristes si on excepte la place excep-
tionnelle qu'a occupé aux USA le travail de Llewellyn, co-auteur
avec l'anthropologue Adamson-Hoebel de Cheyenne way (1941),
décrivant la manière indienne de régler les différends selon que
l'on se situe, ou non, au sein d'une unité sociale où la média-
tion peut s'exercer. Cet ouvrage inspirera une très large part des
anthropologues du droit anglo-américains travaillant dans le
domaine, spécialement John Griffith, Sally Falk Moore ou June
Starr. Cependant, People's Law and State Law, the Bellagio
Papers, publié chez Foris, en 1985, par A. Allot et G. Wood-
man, souligne dans son introduction générale que le pluralisme
juridique entendu comme étude de l'influence des systèmes juri-
diques entre eux, spécialement l'incidence du droit étatique sur
les droits
«
populaires ~ (pa~e 2) ne reçoit pas l'accord de tous
les anthropologuesdu droit. Etudiantdans cet ouvrage l'émergence
d'un
«
droit local ~ au Sénégal (Le Roy, 1985, pp. 253-262),
j'excluerai l'existence d'un pluralisme dans le droit sénégalais
en raison de la logique
«
unitaire ~ héritée de la conception juri-
dique du colonisateur français. Fidèle dans ce cas au point de
vue des juristes, je m'attacherai à comprendre quels sont les obs-
tacles au pluralisme dans la pensée et dans les pratiques des juris-
tes français ou francophones.
Jacques Chevallier
«(
L'ordre juridique~, Le droit en pro-
cès, Paris, PUF, 1984, p. 47),
à
la suite de S. Romano, analyse
le pluralisme des ordres juridiques et spécialement leurs relations
mutuelles. Selon lui,
«
la pluralité des ordres est donc corrigée
par un principe d'agencement et de structuration qui varie selon
les sociétés et assure une certaine cohésion globale ». Dans une
société comme la société française, dominée par l'institution éta-
tique, il y a une double tendance d'une part
«
à
faire de l'État
la seule réalité sociale organisée et le seul point de référence
identitaire », d'autre part
à
appréhender l'ordre étatique comme
«
pris en tenaille entre les ordres juridiques infra-étatiques fon-
dés sur des solidarités partielles et locales et des ordres juridi-
ques supra-étatiques nés de l'émergence de communautés plus
larges. .. ~ (1984, p. 47). Dans tous les cas,
«
l'ordre juridique
étatique est en position de force et occupe une place privilégiée,
puisqu'il est le seul
à
disposer d'une puissance de contrainte
inconditionnée et irrésistible ~ il est du même coup en mesure
de dicter ses conditions aux autres ordres juridiques et agir sur
eux, soit qu'ils se trouvent au niveau infra-étatique en établis-
sant sa tutelle, soit qu'ils se trouvent au niveau supra-étatique
en imposant sa médiation» (1984, p. 48).
Cette position, qui reste sans doute la plus avancée adoptée
par des juristes français a été remise en question par Jacques
Vanderlinden lors de rencontres organisées sur ce thème
à
Lei-
den en 1989 et
à
Aix-en-Provence en 1991. Son texte n'a mal-
heureusement été publié qu'en traduction anglaise
(<<
Return to
legal pluralism : Twenty Years Later », Journal of Legal Plura-
lism, number 28, 1989, pp. 149-157). Dans ce texte remarqua-
ble, l'auteur reconnaît avoir été victime du modèle étatique et,
à la manière du socialisme, «du pluralisme juridique dans un
seul pays ~. Prenant conscience que l'ordre juridique étatique n'a
pas de validité absolue mais dépend du discours de ceux qui cons-
truisent et alimentent ce modèle, il renverse le paradigme et au
lieu de concevoir le droit à partir de l'ordre étatique, i1le consi-