La contractualisation de la relation de travail Christian Bessy LGDJ, coll. « Droit et Société », 2007, 301 p. + annexes. Cet ouvrage de Christian Bessy ne manque pas d’ampleur, tant par son contenu que par les problèmes qu’il soulève. Il présente les résultats d’une recherche empirique consacrée aux contrats de travail, avec l’ambition « d’analyser les pratiques effectives des entreprises et de leurs usages du droit à l’occasion de la rédaction des contrats » (p. 13). L’analyse proposée par C. Bessy tout au long de cet ouvrage s’appuie sur une base empirique constituée d’environ quatre cents contrats de travail collectés auprès d’entreprises. Cette base empirique a fait l’objet d’une exploitation statistique dont les résultats sont présentés de manière problématisée tout au long des dix chapitres de l’ouvrage. Une annexe méthodologique précise la nature des données et les techniques de traitement utilisées. Si l’on devait résumer la thèse de C. Bessy, quatre aspects majeurs et complémentaires pourraient être retenus : d’abord, que la gestion de l’emploi par les entreprises tend à redonner au contrat une vigueur et une importance qu’elle avait perdues au fil du temps, au profit des cadres collectifs de la relation de travail ; ensuite, que cette pratique de la contractualisation (des objectifs, des conditions de la rupture du contrat de travail) révèle une « instrumentalisation » du droit du travail par les entreprises, qui constitue elle-même une réponse, au moins partielle, à la réaffirmation par la Cour de cassation de l’intangibilité du contrat. Cette dernière signale la résistance de la Chambre sociale de la Cour de cassation à la pratique des licenciements individuels motivés par le refus du salarié d’accepter une modification de ses conditions de travail non prévue au contrat initial ou qui en constitue une modification substantielle (par exemple un changement du lieu de travail décidé par l’employeur). La rencontre des positions jurisprudentielles et des pratiques de gestion du personnel par les entreprises donne une impulsion à la conclusion de contrats plus précis, qui définissent des objectifs à atteindre, des critères de performance du salarié, voire balisent les conditions de la rupture du contrat de travail. En troisième lieu, le droit du travail constitue un ensemble de « repères formels » qui se prêtent à des « risques d’instrumentalisation » que l’analyse des usages stratégiques permet de faire apparaître. Enfin, les pratiques et les usages du contrat de travail ne sont pas homogènes : ils sont marqués par une diversité que la typologie proposée dans le chapitre 7 explicite. Cette pluralité des pratiques de rédaction des contrats de travail révèle « la pluralité à la fois des rapports salariaux et des usages du droit. » (p. 194). C. Bessy distingue en effet quatre types de contrats de travail qui se caractérisent par des degrés différents de complexité de la structure contractuelle. Sans entrer dans le détail, retenons les principaux éléments caractéristiques de ces quatre classes : la classe 1 (« stabilité des conditions d’emploi »), qui représente un tiers des contrats de la base de C. Bessy, renvoie à une relation de travail « statutaire » au sens où elle s’appuie essentiellement sur les dispositions des conventions collectives en matière de rémunération, de qualification, etc. Dans ce contexte, le contrat de travail est plus un « dispositif d’information du salarié sur ses principales conditions d’emploi qu’un dispositif contractuel orienté vers la négociation interindividuelle » (p. 191). La classe 2 (« flexibilité modérée »), qui représente 40 % des contrats de la base, est comme la classe 1 marquée par la faiblesse de la structure contractuelle, mais elle s’en distingue par une définition plus explicite du contenu de l’emploi et une plus forte individualisation des rémunérations. Cependant, la visée du contrat de travail reste la même : un dispositif d’information. La classe 3 (« flexibilité généralisée et subordination du salarié ») représente 11 % des contrats, qui sont caractérisés par une structure contractuelle plus complexe que les précédentes : des clauses précisent les conditions temporelles du travail (horaires flexibles…), le contenu du travail, etc., ce qui révèle une démarche de « responsabilisation » des salariés et de « contractualisation de l’implication du salarié dans son travail », ce qui va de pair avec un contrôle très étroit exercé par l’employeur (p. 183). Dans ce contexte, l’usage du droit en révèle une « instrumentalisation » par l’employeur qui lui permet d’accroître son pouvoir (p. 193). Enfin, la classe 4 (« protection des actifs immatériels et contrats négociés par des professionnels ») représente 13 % des contrats. Elle regroupe les contrats les plus complexes : les clauses révèlent une volonté de l’employeur de protéger ses actifs immatériels (capital humain, clientèle, technologie), une pratique de compléments de salaires basés sur la performance du salarié. Cette classe concerne, on l’aura compris, des pratiques de contractualisation du comportement de salariés hautement qualifiés, de cadres ayant une position de professionnel dans leur activité. La fréquence et la récurrence des termes « usages », « instrumentalisation », « contractualisation » dans l’ouvrage donnent l’opportunité d’une première observation. Ces expressions convergent vers l’idée centrale défendue par C. Bessy : la prégnance d’une tendance à l’intégration dans le contrat de travail d’une gestion individualisée de l’emploi. Toutefois, l’utilisation des termes « usages » et « instrumentalisation » révèle elle-même une conception implicite de la vocation et des finalités du droit, qu’il est important de rendre explicites. Les usages, souvent qualifiés de « stratégiques », renvoient à deux idées : la première est que les employeurs contourneraient les garanties que le principe d’intangibilité du contrat affirmée par la Cour de cassation, via la pratique d’une individualisation contractualisée renforcée. La deuxième est que le droit porte des règles et des repères formels dont la mise en œuvre ne saurait se passer de règles informelles « qui permettent de stabiliser la coopération, de réguler les litiges et arbitrer les conflits » (p. 21-22). La première idée est une modalité d’une préoccupation pour la compréhension de « ce qu’il en advient dans la communauté » quant aux rapports des règles juridiques et des actions, pour reprendre l’expression de Max Weber. La deuxième idée révèle l’attachement de l’auteur au cadre théorique de la théorie des conventions, dont les principes sont réaffirmés tout au long de l’ouvrage sans que l’on n’en perçoive la portée pratique dans l’étude empirique qui constitue l’essentiel de l’ouvrage. Et ce d’autant plus que C. Bessy déclare également adhérer, dans une mesure qui n’est pas définie avec précision, au cadre théorique du courant institutionnaliste en économie du droit (celui proposé par Nicholas Mercuro et Steven Medema) qui n’est pas, lui, porteur d’une théorie des usages du droit. Quant au lexique de l’instrumentalisation, il peut être interprété comme l’expression d’une théorisation implicite du droit : celle de la vocation formelle et normative du droit. Une théorisation alternative, en l’occurrence celle dont est porteuse la méthode réaliste/pragmatiste de l’économie du droit institutionnaliste, considère le droit comme un outil d’ingénierie sociale. Dans cette perspective, il est naturellement considéré que le droit constitue un instrument de la régulation sociale, instrument non neutre qui révèle en quelque sorte une balance des intérêts. Or, dans le domaine qui occupe C. Bessy, la chambre sociale de la Cour de cassation est un opérateur de cette balance des intérêts. Le fait que le contrat de travail demeure une forme juridique encadrée par la législation et la jurisprudence, mais aussi par des accords conventionnels fussent-ils d’entreprise, conduit à penser que la contractualisation au sens où C. Bessy l’entend n’est pas synonyme de « dépublicisation » du contrat. C’est pourtant ce que peut laisser entendre le terme « contractualisation », qui est nettement connoté « regain de l’accord de volonté individuelle » et « déclin des cadres statutaires ». Le contrat reste une institution sous la couverture de l’Etat et des tribunaux ; il reste et demeure un cadre publicisé de relations juridiques, ce que l’on peut percevoir dans l’ouvrage par les références constantes à la Cour de cassation et aux Conseils de prud’hommes, à la loi1. Il y certes une transformation des cadres collectifs de la relation de travail, que l’on peut voir dans certaines classes de contrats (classes 3 et surtout 4) : reflux des conventions collectives aux niveaux interprofessionnels ou de la branche, déclin du pouvoir syndical, etc. Une question que l’on peut légitimement se poser est de savoir dans quelle mesure cette tendance est liée aussi au développement de l’emploi dans des entreprises de petite taille qui sont en dessous des seuils imposant la constitution d’institutions représentatives du personnel2. Plus généralement, l’ouvrage de C. Bessy n’aborde par le problème des mutations structurelles, par exemple le déclin des entreprises fordistes ou l’essor des services où le contrôle patronal de la prestation de travail repose moins sur la technologie que sur des outils contractuels. Une dernière observation pour conclure : et si l’ouvrage de C. Bessy portait moins sur la « contractualisation » que sur l’individualisation de la relation de travail ? Il semble que ce soit avant tout de cela qu’il s’agit, d’une individualisation qui passe par de nouvelles formes de pratiques du contrat de travail, non pas pour l’ensemble des contrats de travail constituant la base empirique de C. Bessy, mais pour ceux de la classe 4 de la typologie proposée, soit 45 cas sur plus de 400. Thierry Kirat Université Paris Dauphine 1 Voir à ce propos l’analyse éclairante, et toujours d’actualité, de Louis Josserand, « La publicisation du contrat », recueils Lambert, Sirey, 1938. 2 Sur ce point, on ne peut manquer de renvoyer aux travaux de N. Thèvenot et J. Valentin sur le recours à la sous-traitance comme moyen de contourner les seuils légaux de représentation du personnel : « La sous-traitance comme alternative au contrat de travail : une évaluation empirique pour la France, 1984-2000 », Économie appliquée, tome LVIII, n° 3, 2005, p. 51-79. Pour une interprétation élargie, voir : C. Perraudin, N. Thèvenot, B. Tinel, J. Valentin, « Sous-traitance et ineffectivité du droit du travail : une analyse économique », Économie et Institutions, n° 9, 2006, p. 35-55.