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CONVICTIONS
Asset Management
11 janvier 2017
L’euphorie financière est-elle durablement compatible avec
l’imprévisibilité systémique ?
“Why, sometimes I’ve believed
as many as six impossible
things before breakfast.” - Lewis
Carroll, Alice in Wonderland
Quoiqu’il advienne de l’année
qui commence, celle qui
vient de se terminer restera
Jacques Ninet à coup sûr comme une de ces
Conseiller de
périodes pendant lesquelles
Convictions AM les marchés financiers
s’affranchissent avec une insolence croissante
des conditions générales de leur environnement
économique et plus encore géopolitique.
A l’orée d’une année qui s’annonce tout aussi chargée
en évènements politiques de première importance
(élection présidentielle française, élections législatives
allemandes, XIX° congrès du PC Chinois…),
l’indifférence absolue manifestée par les marchés
vis-à-vis du contexte géopolitique peut être interprétée
comme un signe de robustesse ou inversement
comme l’indicateur d’une grande fragilité. C’est à
cette interrogation que nous essayons de répondre,
d’une part en nous intéressant aux marchés euxmêmes et, d’autre part, en dégageant ce qui nous
parait constituer l’essentiel du paysage géopolitique
et macro-économique d’aujourd’hui.
1. LES MARCHES
Les marchés peuvent-ils se tromper ?
Les marchés ont toujours raison, même lorsqu’ils
ont tort ». Cette maxime dont sont friands les
économistes et financiers académiques pourrait
se révéler parfaitement appropriée pour la période
actuelle. Le paradoxe sur lequel elle est bâtie n’est
qu’apparent car :
• les prix de marché sont le reflet de l’équilibre
des opinions à chaque instant1 . Leur chronique
(la tendance) décrit l’évolution dans le temps
de ces équilibres. Selon cette interprétation
littérale –la seule incontestable- de l’efficience
informationnelle, le marché ne se trompe pas
car à l’instant t il ne peut y avoir d’autre prix
que celui qui a été arrêté. Toute la question est
de savoir ce qui en sera à l’instant t+1 ou t+n
•c
omme ces prix concernent des engagements
futurs (créances ; coupons ; dividendes etc…),
les informations relatives à ces créances évoluent
constamment, entraînant dans leur sillage les
anticipations sur leur devenir
• l’avenir étant radicalement incertain, le prix
instantané intègre un facteur d’actualisation
qui comprend une prime de risque –elle-même
variable ans le temps- qui reflète l’équilibre des
anticipations relatives à l’aléa.
Dès lors qu’il dispose d’un rétroviseur, le marché peut
apprécier s’il a eu raison ou tort2 . Tort, par exemple, de
parier sur le « remain » jusqu’au début du dépouillement
du vote britannique, tout comme de s’effondrer de 5%
dans la nuit de l’élection présidentielle américaine. De
manière moins anecdotique, la comparaison des PE
ex-ante, qui expriment les attentes des actionnaires
(profits espérés), avec les PE ex-post (profits réalisés
sur la même période), éclaire de manière impitoyable
la pertinence des valorisations instantanées. Les
marchés ont en définitive toujours raison, mais cela
peut être pour de mauvaises raisons !
De l’imprévisibilité à l’imprédictibilité
Du constat de l’imprévisibilité croissante du monde,
dont les résultats électoraux de 2016 sont les
manifestations les plus marquantes, Jean-Louis
Bruguière déduit son « imprédictibilité », synonyme
d’incompréhension des peuples et d’impuissance
des gouvernants. La « rébellion des peuples », mise
en évidence par l’incapacité prédictive des sondages
d’opinons, s’incarne dans la montée des croyances et
le succès des courants populistes. Au plan financier,
1
Il est toutefois évident que le Trading Haute fréquence met sérieusement en question la notion de prix d’équilibre
2
C’est même le rôle essential du Mark to Market
l’enfermement dans une sphère insensible aux
évènements du monde correspond à l’élimination
volontaire de l’incertitude, au moment où elle est
pourtant la plus forte et, par voie de conséquence,
à des prix d’actifs trop élevés du fait de la sousestimation du risque.
Monades, Encastrement et théorie des systèmes
Jean-Louis Bruguière s’interroge : « l’économie et la
finance seraient-elles des monades leibniziennes qui
échapperaient à ces turbulences politico-sociétales qui
ont placé l’imprévisibilité au cœur de la gouvernance
politique ? » Le philosophe allemand Husserl qualifie
de son côté la Monade de « porteuse d’un point de
vue unique et original sur le monde et [de] totalité
close, impénétrable aux autres consciences.» Ces
réflexions convergent avec les propos de Karl Polanyi
sur le désencastrement de la finance3 ou l’analyse
systémique de la sphère financière conduite par D.
Dron4. Cette dernière observe « une contagion inverse
de logique, depuis le sous-système financier vers les
sur-systèmes ». Pour ajouter aussitôt : « En biologie,
une faible sensibilité d’un sous-système par rapport
aux signaux des sur-systèmes [ce qu’on pourrait
appeler l’autisme de la finance] n’est pas synonyme de
robustesse mais de vulnérabilité ». A cette vulnérabilité
informationnelle de la sphère financière s’ajoutent
une diversification insuffisante (en termes d’acteurs
et de stratégies) et la démultiplication des produits
dérivés qui réduit les boucles de rétroaction et génère
au contraire de plus en plus d’« effets en cascade ».5
Les apports de la finance comportementale
La notion d’euphorie financière, à laquelle Robert
Shiller a donné le nom d’exubérance irrationnelle,
repose sur le fait que les opinions sur lesquelles se
fondent les prix contiennent une part de croyances
collectives, plus ou moins éloignées de la réalité,
selon les époques. Et c’est précisément l’adhésion
d’un nombre croissant d’opérateurs à des croyances
de plus en plus irréalistes qui forme les « rallys » par
lesquels, en général, se terminent les « bull markets
». La dimension la plus passionnante du phénomène
est que ces croyances, qu’elles concernent le champ
macro ou micro-économique, se forgent à travers
des relations réflexives avec le comportement des
marchés. Par exemple, dans la bulle des « technos
», plus le Nasdaq montait et plus les perspectives de
croissance des nouveaux géants –pour certains aux
pieds d’argile- de l’informatique s’amélioraient. C’est
indiscutablement le même phénomène qui sous-tend
la récente « trumpmania » : l’optimisme des marchés
3
K. Polanyi . La Grande Transformation. Gallimard
4
Dron D. 2015. Pour une régulation systémique de la finance. Annales des Mines 2013/4 (N°72)
se répand sur les prévisions macro-économiques
qui à leur tour alimentent une nette amélioration de
l’indice de confiance des consommateurs qui conforte
la bourse et ainsi de suite.
Diagnostic et pronostic
« Une bulle spéculative est un train dont on sait qu’il
va dérailler mais duquel chaque passager espère
pouvoir sauter le dernier, juste avant le crash». Cette
formule imagée6 permet de cerner la distinction entre
le diagnostic et le pronostic, ou pour le sujet qui nous
occupe, entre gestion des risques et « trend following ».
N’en déplaise aux « traders », prononcer un diagnostic
de vulnérabilité n’exige pas de l’accompagner d’une
description précise des mécanismes déclencheurs
de la prochaine crise, ni de prévoir sa date précise
et encore moins son ampleur. A contrario, l’absence
de mise en évidence de ces éléments ne constitue
pas la preuve de la solidité du marché.
2. LE CONTEXTE GEOPOLITIQUE ET
MACROECONOMIQUE
Aborder le terrain de la géopolitique, comme celui de
la macroéconomie, c’est essayer de rétablir le lien
aujourd’hui rompu avec les marchés. La contagion
de l’optimiste des marchés sur l’économie, si elle
a bien une réalité à travers l’effet richesse, ne peut
s’affranchir durablement des « fondamentaux ». Pas
plus que la marche des affaires ne peut éternellement
ignorer le contexte géopolitique.
La géopolitique : le changement de régime
L’invasion de l’Irak et l’intervention américaine en
Afghanistan ont sonné la fin de la période postguerre froide et de son régime unipolaire fondé sur
la pax americana. La décennie 2000 a préparé son
remplacement par un véritable régime multipolaire
sans leadership…et hélas sans Europe. Outre le jeu
classique (du renversement) des alliances au sein
du trio USA-Chine-Russie, la géopolitique mondiale
met en scène désormais des puissances autonomes
(Turquie, Iran) qui s’affirment par des stratégies
d’influence régionale, notamment dans un Moyen–
Orient déchiré par la guerre intra-islam et où l’Arabie
Saoudite apparaît bien fragilisée. De grandes régions
deviennent le théâtre de rivalités majeures (pays d’Asie
centrale autrefois membres de l’ex-URSS, fleuves
descendant de l’Himalaya, pôles). La globalisation
des échanges et le partenariat sino-américain (les
excédents de l’un finançant la consommation importée
D’après l’Office of Financial Research (OFR), dépendant du Trésor U.S., les banques importantes des Etats-Unis sont exposées sur l’Europe pour plus de 2 000 MD de dollars dont 800
MD en dérivés de crédit. “U.S. global systemically important banks (G-SIBs) have more than $2 trillion in total exposures to Europe. Roughly half of those exposures are off-balancesheet…U.S. G-SIBs have sold more than $800 billion notional in credit derivatives referencing entities domiciled in the EU.” http://wallstreetonparade.com/2017/01/u-s-quietly-dropsbombshell-wall-street-banks-have-2-trillion-european-exposure/
5
6
Prêtée à Warren Buffet
de l’autre), vont être mis à l’épreuve des tentations
protectionnistes, dans le contexte d’hyper-concurrence
d’une planète totalement finie, donc de jeu à somme
nulle. Pour souligner l’importance de ces mutations, le
bureau d’étude BCA intitule sobrement son bulletin «
Geopolitical Strategy de décembre 2016: « we are all
geopolitical strategists now ».
L’économie : La trumpmania, improbable remake
de « America is back »
Les projets de D. Trump pour « réveiller » l’Amérique
reposent sur trois piliers : la baisse des impôts sur les
bénéfices, la « dérégulation » et l’élimination du déficit
commercial. S’y ajoutent un plan ambitieux de rénovation
des infrastructures et la réactivation des dépenses
militaires. Si l’on remplace les infrastructures par la «
guerre des étoiles » tout ceci a incontestablement un
petit air de déjà-vu !
Dans le « document d’évaluation du Plan Trump rédigé en
7
septembre dernier par Wilbur Ross et Peter Navarro ,tous
deux membres de la nouvelle administration, le manque
à gagner pour le Trésor américain, suite aux mesures
fiscales envisagées, est évalué 2 600 Mds cumulés pour
8
les dix prochaines années . Mais grâce aux réformes
concernant le commerce extérieur, les réglementations
(notamment sur les énergies renouvelables et les
restrictions sur le charbon) et l’énergie, les recettes
fédérales (impôts sur les bénéfices des entreprises et
sur les revenus des ménages) devraient augmenter d’un
montant estimé au moyen d’une métrique rudimentaire
à 2 400 MD. C’est un schéma de ce genre qu’avait
promis Reagan en son temps. Mais le déficit du
budget s’est établi en moyenne à 5,25% de 1982 à
1993 (avec un pic à plus de 6% en 1983). Et la dette
fédérale qui ne représentait en 1980 que 25% du Pib
est rapidement montée à plus de 50%. Elle dépasse
aujourd’hui les 100% et une grande partie (6 000 MD)
en est détenue par les pays contreparties du déficit de
la balance des paiements. Dans la renégociation des
traités commerciaux qui défavorisent les entreprises
américaines ou les poussent à délocaliser, il n’est donc
pas certain que les Etats-Unis soient en aussi bonne
position que le document-programme le prétend. Comme
il n’est pas certain que les multinationales, qui ont tant
profité des déséquilibres du commerce mondial, soient
prêtes tout d’un coup à jouer le jeu du grand retour des
classes moyennes.
9
Interviewé sur Bloomberg , l’ancien Secrétaire
(démocrate) au Trésor Larry Summers, par ailleurs
inventeur du concept de “stagnation séculaire”, a
violemment critiqué ce programme, le situant “au-delà
de l’économie vaudou” (qualificatif décerné par G. Bush
père aux « reaganomics ») et le qualifiant « d’équivalent
économique du créationnisme ». Il en déduit une «
incertitude extraordinaire qui n’est pas prise en compte
par les marchés ».
CONCLUSION
Les marchés financiers ont tiré des épisodes de
«recovery » de la deuxième moitié de l’année 2016
et de la contraction de leurs échelles des temps le
sentiment qu’ils étaient devenus invincibles, « teflonlike ». Cette hyper-confiance apparaît pour le moins
paradoxale au moment où le contexte géopolitique
change en profondeur –vers plus d’instabilité- et alors
que les projets de Donald Trump n’apportent guère
de réponse convaincante aux grands sujets macroéconomiques qui brident la croissance depuis de longues
années, qu’il s’agisse du creusement des inégalités, de
la question démographique et de l’avenir des retraites ou
des déséquilibres du système monétaire international.
7
https://assets.donaldjtrump.com/Trump_Economic_Plan.pdf
8
L’indépendant Tax Policy Center évalue quant à lui l’envolée de la dette dans la prochaine décennie à 6 000 MDs USD
9
https://www.bloomberg.com/news/articles/2017-01-03/summers-says-markets-underestimating-risks-of-trump-presidency
Jacques Ninet
Lettre rédigée le 8 septembre 2016
Jacques Ninet, consultant, conseiller Recherche du Groupe la Française et de Convictions AM. Diplômé de l’ESCP et de
l’ITB, il a été responsable Financements (CEPME), directeur d’équipes de gestion (Fimagest, Barclays, Sarasin France),
enseignant (masters de finance), et chercheur sur la finance responsable et le développement durable. Publications : Les
déterminants récurrents de la formation des bulles financières (2004); Soutenabilité et crise globale (2012) ; Le XXIè siècle
sera coopératif ou ne sera pas (2014) ; Crise économique, complexité financière et responsabilité sociale (2003).
CONVICTIONS
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