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Sociétal
N° 37
3etrimestre
2002
DISTRIBUER SA
TRÉSORERIE
Une entreprise performante
« gagne de l’argent ». Mais une
entreprise bien gérée ne stocke pas
de trésorerie ! Pourquoi faut-il donc
se défier d’une trésorerie résidente
pléthorique ? Et comment faire pour,
à la fois, gagner de l’argent et ne pas
en accumuler ? Telles sont les deux
questions élémentaires que soulève
la doctrine financière.
La défiance à l’égard d’un excès de
trésorerie peut surprendre des
gestionnaires formés à l’école des
banquiers, pour qui la trésorerie de
l’entreprise n’est jamais assez
abondante. Le risque des créanciers,
en effet, est à la mesure d’une
éventuelle illiquidité de l’entreprise
qui est leur cliente et leur débitrice.
Mais les investisseurs ont un point
de vue différent : leur risque à eux
est que la rentabilité réelle des
capitaux investis soit inférieure à leur
coût. Or, en termes de rentabilité,
la trésorerie (forcément liquide)
dégage un taux de rentabilité (de
placement de court terme) inférieur
à la rentabilité attendue des
actifs d’exploitation de l’entreprise.
Autrement dit, les actionnaires ne
confient pas leur argent à une
entreprise pour que celle-ci accu-
mule une cagnotte placée à petit
taux. Ils investissent dans l’entreprise
pour qu’elle exerce son métier, pas
pour qu’elle fasse de la gestion de
patrimoine. S’il s’agit de gérer des
liquidités, les actionnaires peuvent
le faire eux-mêmes.
La rétention de trésorerie à l’actif
présente un second inconvénient
au regard de la doctrine. En effet,
les dirigeants sont d’autant plus ten-
tés de dépenser l’argent gagné que
celui-ci est abondant et sans affecta-
tion opérationnelle. La présence
d’une trésorerie oisive accroît la
tentation des dirigeants de dilapider
le capital dans des acquisitions
hasardeuses et dans des dépenses
discrétionnaires. Il importe donc de
« cracher le cash », selon la délicate
injonction (« disgorge the cash »)
adressée aux dirigeants par Michael
Jensen.
Reste la question du comment.
Comment réussir la gageure de se
débarrasser de l’argent gagné aussi
vite qu’il est entré ? La solution est
triviale : il suffit de le distribuer…
Certes, mais est-il réaliste de distri-
buer tout ce que l’on gagne ? On sait
bien que la politique de dividendes
supporte mal les à-coups, et que,
pour lisser les versements
d’une année sur l’autre, les
entreprises préfèrent
maintenir un niveau de
distribution bien maîtrisé.
Il reste cependant la
possibilité de procéder à
des distributions excep-
tionnelles afin d’éponger
un excédent de trésorerie.
Les rachats d’actions,
suivis de leur annulation,
remplissent cette fonction.
A ce point, une nouvelle objection
surgit : est-il raisonnable de vider les
caisses de l’entreprise pour remplir
les poches de ses actionnaires, alors
que des opportunités d’investisse-
ment peuvent surgir inopinément,
créant à l’entreprise d’importants
besoins de financement ? A cette
question comme à d’autres, la
doctrine financière tient une réponse
toute prête : primo, il est toujours
possible de faire appel en tant que
de besoin à l’épargne publique des
actionnaires ; ceux-ci répondront
d’autant plus volontiers à l’appel
qu’on aura su leur rendre leur
argent en période de calme (quel
meilleur témoignage du souci de
leurs intérêts, en effet, que ce rachat
d’actions ?)2. Surtout, s’il faut lever
des capitaux externes pour financer
de futurs investissements, pourquoi
ne pas privilégier la dette financière ?
Quand les taux d’intérêt sont relati-
vement bas et quand le bilan est
désendetté, il peut être opportun de
financer la croissance par l’emprunt.
De sorte que le rachat d’actions ac-
tive deux fois l’effet de levier : instan-
tanément en réduisant le poids des
fonds propres, à terme en préparant
l’augmentation du poids de la dette
financière.
L’objectif d’éviter la rétention de
trésorerie peut être poussé assez
loin dans le détail. Il s’est illustré
ainsi lors de la première offensive
lancée par Lafarge sur Blue Circle.
Pour financer l’opération, l’acqué-
reur avait besoin d’augmenter son
capital, mais la pérennité de ce besoin
était subordonnée à la réussite de
l’OPA. Dans l’hypothèse
d’un échec de l’OPA, la
levée de fonds perdait
son utilité. Fallait-il alors
prendre le risque de faire
appel aux actionnaires
sans avoir la certitude
que leur apport serait
investi dans l’acquisition
projetée ? Quel sens
aurait d’augmenter le
capital pour devoir finale-
ment placer l’argent en
liquidités ?
C’est alors que les conseils financiers
de Lafarge ont inventé les Orane,
obligations remboursables en
actions nouvelles ou existantes.
Ces Orane fonctionnaient comme
des obligations conditionnelles : si
l’OPA échouait, les souscripteurs
étaient rapidement remboursés de
leur apport (avec coupon prorata
temporis), de sorte que leur argent
ne reste pas sous-investi dans la
trésorerie de Lafarge. En cas de
réussite de l’OPA, les obligations
devaient être immédiatement
remboursées en actions Lafarge et
l’émission d’Orane se transformait
sous trois mois en simple émission
d’actions. On voit par cet exemple
comment l’ingénierie financière
s’efforce de devancer les craintes
des investisseurs.
SOIGNER LE BÉNÉFICE
PAR ACTION
Le cours dépend du dividende,
celui-ci dépend du bénéfice par
action (le taux de distribution est une
variable peu flexible de fait), lequel
2Idée : gérer le
capital social
comme le compte
de l’exploitant,
« transparence » de
l’entreprise entre la
trésorerie des
actionnaires et celle
de l’entreprise,
fluidité maximale
dans les deux sens,
étendre à la grande
société anonyme
l’esprit du compte
de l’exploitant dans
lequel le patrimoine
personnel et le
patrimoine
professionnel du
petit entrepreneur
sont confondus.
LES MARCHÉS POUSSENT-ILS À LA FAUTE ?
Les actionnaires
ne confient pas
leur argent à
une entreprise
pour que celle-ci
accumule une
cagnotte placée
à petit taux.