Menace » chinoise ou déclin de l`occident - famille-ignatienne

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International
« Menace » chinoise
ou déclin de l’occident ?
Lionel Vairon
L
a Chine doit-elle nous « inquiéter » ? Son émergence
est sans conteste le phénomène central dans les relations internationales au xxie siècle. Les bouleversements profonds qu’elle ne cesse d’entraîner au fil des mois et
des années tant sur le plan politique qu’économique laissent
planer l’ombre d’une transformation radicale de l’ordre international tel qu’il a été construit après la Seconde Guerre mondiale, un ordre d’abord bipolaire jusqu’à l’effondrement de
l’Union Soviétique, puis unipolaire depuis vingt ans. La perspective d’un monde multipolaire tel que la Chine semble le
souhaiter ouvre des perspectives inconnues et par conséquent
potentiellement dangereuses. Face à un affaiblissement stratégique de la puissance américaine consécutif à l’échec des
stratégies menées en Afghanistan et en Irak, où il est désormais évident que le Nation building est un échec et que les
interventions militaires n’ont conduit qu’à une déstabilisation encore plus grande des régions concernées, et aux révoltes
arabes dont les principaux acteurs semblent surtout vouloir
s’affranchir de la domination américaine, les autres puissances et les regroupements de nations semblent s’orienter
davantage vers une bunkérisation de leurs espaces stratégiques
que vers une poursuite de la globalisation et de l’ouverture
prêchée par la philosophie libérale. Le réflexe sécuritaire est
Président de CEC Consulting.
Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Décembre 2011 – n° 4156
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à l’œuvre, celui qui conduit à soupçonner les étrangers de
tous les maux de la nation, à limiter sinon mettre un terme
aux mouvements de population, à se surarmer face à des
menaces réelles, exagérées voire imaginaires. Dans un mouvement de défiance à l’égard du Sud, l’Union Européenne
accepte que le rideau de missiles du bouclier américain, formellement dirigé contre l’Iran et la Corée du Nord, s’installe
dans le Sud de l’Espagne, tourné face à la Méditerranée…
Cette politique sécuritaire pose un grave défi : une sécurité
accrue d’un État ou bien d’un groupe d’États n’affaiblit-elle
pas la sécurité des autres ?
Chine et États-Unis : deux modèles
Telle est aujourd’hui la question posée à propos de la Chine
et qui sous-tend le mythe tenace de la menace chinoise.
Largement encerclée par les forces américaines, dans le
Pacifique, dans l’Océan Indien et en Asie centrale, face à un
discours le plus souvent hostile de la part de Washington et à
une stratégie d’alliances avec les États de sa périphérie (Inde,
Vietnam, Japon, etc.), la Chine accentue sa modernisation
militaire et renforce ses capacités d’action dans un rayon de
plus en plus étendu au-delà de sa périphérie immédiate. Cette
puissance militaire croissante, qui ambitionne de repousser
dans le Pacifique au-delà de Guam la flotte américaine pour
« libérer » la côte orientale des pressions américaines, est-elle
in fine défensive ou offensive ? S’agit-il effectivement pour
Beijing de réduire les moyens de pression militaire des ÉtatsUnis ou bien de préparer une nouvelle étape de la globalisation de ses forces afin de jouer un rôle croissant sur le plan
stratégique dans de nouvelles régions éloignées de ses
rivages ? La réponse relève naturellement non seulement de
l’analyse stratégique mais aussi et surtout d’un postulat idéologique : il est communément admis, en dépit de ses nombreux détracteurs, que la puissance américaine est
bienveillante et qu’elle ne cherche qu’à servir les intérêts de
l’ensemble de la communauté internationale. Le sénateur
américain Joe Biden déclarait ainsi récemment : « Comme je
l’ai dit aux dirigeants et au peuple chinois, l’Amérique est une
puissance pacifique et le restera1. » Ce point de vue idéologique repose sur le mythe d’une nation américaine démocratique, libérale et aspirant à convaincre le reste de la planète de
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1. «China’s Rise isn’t our
Demise», NYT, 7 septembre 2011.
l’exemplarité de son modèle politique, économique et social,
et ce pour le bien du plus grand nombre.
2. Politique du chaos,
T hé rè s e D e lp e c h , L a
République des idées, p. 53.
3. Le commencement d’un
monde, Jea n-Claude
Guillebaud, Éd. du Seuil,
2008.
Face à ce mythe soigneusement entretenu malgré les
guerres d’invasion et le mensonge érigé en règle de gouvernement par certaines administrations, notamment celle de
Bush Jr, la Chine, officiellement communiste, ne peut être
que l’envers de ce tableau idyllique, une puissance négative
ne cherchant à conquérir la planète que dans son intérêt
propre sans considération pour celui des autres nations et
véhiculant un modèle politique, économique et social inquiétant et foncièrement inégalitaire. L’analyse approfondie des
réalités de ces deux « modèles », qui révèle de nombreuses
approximations dans la présentation faite de la situation de la
Chine, incite à nuancer les critiques pour tenir compte des
réalités objectives et des contraintes spécifiques à un pays de
cette dimension. L’idée selon laquelle une sorte de période de
grâce pourrait être concédée à la Chine dans cette phase de
développement, qui tiendrait des acquis incontestables de ces
trente dernières années dans tous les domaines, y compris
politique, ne réussit pas à atténuer l’impact du discours
dominant sur la « menace chinoise ». Le discours persistant
chez de nombreux auteurs européens et américains affirmant la soif de « revanche » de la Chine2, sa volonté de restaurer sa grandeur impériale passée, par la force si nécessaire,
le caractère naturellement sournois du discours chinois qui
ne cesserait d’évoquer la paix que pour mieux préparer la
guerre, contribue à accroître dans l’opinion publique le sentiment de danger face à la montée en puissance de la Chine. En
fait, nous sommes confrontés à la fin d’une séquence historique durant laquelle l’Occident a fait figure de centre organisateur du monde, comme le souligne Jean-Claude
Guillebaud3, et dont la perspective, compte tenu de l’incompréhension générale vis-à-vis de la Chine, ne cesse de faire
croître une sourde angoisse parmi les opinions publiques
occidentales.
Une puissance militaire responsable
Ce concept même de « menace » correspond à une réalité très
floue. Le défi posé par la puissance chinoise aux autres
acteurs de la société internationale est de trois ordres : mili-
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taire, économique et politique. Sur le plan militaire, la Chine
ne peut raisonnablement être considérée comme une menace
au plan international, en dépit de la croissance constante de
son budget militaire depuis trente ans. Le découplage de ses
forces avec les États-Unis est de l’ordre d’un à dix et si ses
dépenses militaires ne sont plus négligeables, ses capacités
réelles demeurent très limitées, en particulier en matière de
projection. Les opérations auxquelles nous avons assisté
depuis un an au large des côtes somaliennes contre la piraterie ou bien en Libye pour l’évacuation de 36 000 de ses ressortissants dans ce pays sont tout à fait marginales, même si
elles indiquent une tendance, et ne constituent en rien des
prouesses militaires. Il s’agissait plutôt dans le premier cas de
franchir un nouveau pas en s’affirmant comme une puissance responsable aux côtés des autres nations engagées dans
la lutte contre la piraterie maritime, d’autant que les bateaux
chinois eux-mêmes étaient visés par ces actions de piraterie,
et dans le second cas de prouver à l’opinion publique chinoise
que le gouvernement était solidaire à l’égard de ses ressortissants dispersés sur la planète et qu’il était capable de les
secourir autant que de besoin, même dans des contrées très
éloignées. Cette dernière opération a toutefois eu pour effet
de provoquer un débat intense sur cette relation entre les
citoyens chinois expatriés et leur gouvernement et sur le coût
que représenterait pour la Chine une multiplication d’interventions de ce type compte tenu du nombre croissant de
Chinois expatriés.
Du côté dit occidental, la perception de cette menace
sur le plan militaire est assez sensiblement différente. En
effet, les Européens se sentent beaucoup moins concernés par
cette augmentation du potentiel militaire chinois dans la
mesure où ils sont très largement absents du continent asiatique, à l’exception notoire de l’Afghanistan depuis 2011,
mais de manière transitoire. Les États-Unis à l’opposé voient
émerger une rivale très sérieuse pour leur domination stratégique de l’Asie océanique et leurs positions menacées à terme.
Les militaires chinois ne font pas mystère de leurs ambitions
de retirer aux forces américaines le contrôle du détroit de
Taiwan, des mers de Chine orientale et méridionale, voire de
l’océan Indien. Les côtes orientales de la Chine, le long desquelles est implanté environ 70 % de son potentiel industriel,
se situent à portée de missiles de la flotte américaine et les
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principales grandes villes du pays également. La réaction
violente de la Chine en juillet 2010 lorsque les États-Unis,
dans le cadre des exercices militaires avec la Corée du Sud,
ont fait entrer dans la zone le porte-avions Georges
Washington, à quelques centaines de kilomètres seulement
de la capitale Beijing, a confirmé sa sensibilité extrême face à
la présence militaire américaine dans le Pacifique occidental.
Avec cette volonté désormais affichée à travers diverses déclarations d’officiers supérieurs chinois de développer des capacités propres de projection, la Chine entend non seulement
assumer davantage de responsabilités en matière sécuritaire
à l’égard de la communauté internationale, mais aussi et sans
doute surtout obtenir des autres puissances, et en premier
lieu des États-Unis, le respect auquel elle estime avoir droit.
Cette aspiration ne se traduit pas pour autant par une augmentation du risque de conflit ouvert. Il est même vraisemblable que cette puissance nouvelle conduise à écarter le
risque de conflit avec les États-Unis. Mais le danger n’est que
déplacé à un niveau régional, local.
En réalité, tout comme pendant la Guerre froide, les
risques de conflit ouvert proviennent essentiellement des
zones périphériques et non des relations directes entre
grandes puissances. Le conflit n’est pas prédéterminé mais
contrairement à l’idée dominante, il devrait plutôt trouver sa
source dans l’incapacité de l’unique superpuissance à accepter l’émergence de puissances concurrentes qu’à une politique délibérément agressive de la Chine. La difficulté
centrale réside dans la conception de sécurité : l’amélioration
de la sécurité des uns accroît-elle l’insécurité des autres ? Les
États-Unis vont se trouver contraints de faire des choix dans
leur stratégie de grande puissance et de distinguer clairement les axes prioritaires des axes secondaires et adapter en
conséquence leur politique extérieure.
Un acteur économique incontournable
Cette rupture stratégique, qui devrait conduire les dirigeants
américains à une révision de leurs ambitions traditionnellement expansionnistes, repose sur un vecteur central : l’économie. La prospérité économique des États-Unis et de
l’Europe après la Seconde guerre mondiale leur a permis de
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s’arroger le monopole de la puissance et de la définition des
valeurs positives à l’échelle planétaire. Leur seul adversaire,
l’Union Soviétique, engluée dans ses contradictions idéologiques internes et dans l’inefficience de son modèle économique, ne pouvait représenter une alternative pour les autres
membres de la communauté internationale, ou tout au moins
était-il évident que ceux d’entre eux qui pourraient être tentés par le modèle d’économie planifiée n’en sortiraient qu’affaiblis. L’émergence dans les années soixante-dix du Japon et
des dragons asiatiques était sous contrôle, tous étant situés
dans l’orbite occidentale et fortement dépendants, en particulier en matière de sécurité.
Celle de la Chine représente au contraire un défi
majeur. Les trente années de réformes l’ont conduit à s’affranchir des contraintes qui enserraient les autres pays asiatiques émergents en construisant un appareil économique
appuyé sur une croissance moyenne annuelle à deux chiffres
dont l’un des effets principaux allait être de lui fournir les
moyens de son indépendance. Défiant toutes les prévisions
économiques, elle s’est hissée au 2ème rang des économies de
la planète en 2011 et devrait sans doute dans deux décennies,
peut-être avant, atteindre la 1ère place devant les États-Unis.
Cela ne signifiera naturellement pas que la Chine sera plus
puissante que les États-Unis, mais qu’elle sera devenue définitivement incontournable. Le différentiel de PIB par tête
entre les deux pays demeurera considérable, mais la puissance globale chinoise aura atteint un point de non-retour,
quelles que soient les crises auxquelles elle sera confrontée.
C’est en fait dans cette dernière période de l’émergence que
se situent les plus grands risques. En effet, la foi solidement
ancrée dans les esprits américains selon laquelle les ÉtatsUnis sont la « nation indispensable », pour reprendre la
célèbre formule de la Secrétaire d’État américaine Madeleine
Albright4, un sentiment proche de celui de « peuple élu », et
qui sous-tend le nationalisme américain laisse présager une
période de turbulences fortes entre les deux pays.
La Chine se trouverait selon certains aujourd’hui dans
la situation des États-Unis en 1947, sur le seuil du nouvel
ordre mondial. Pour poursuivre son développement, elle doit
en effet désormais modeler le système international selon de
nouveaux paramètres, elle ne peut plus être une puissance de
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4. «We are the greatest
country in the world and
what we are doing is serving the role of the indispensable nation to see what
we can do to make the
world safer for our children and grandchildren and
for those people around the
world who fol low t he
rules », 18 février 1998.
statu quo mais doit être une puissance révolutionnaire. Le
système mondial, qui gravitait depuis des siècles autour du
pôle Nord Atlantique, s’est rapproché des puissances émergentes, et plus particulièrement de la Chine. Celle-ci poursuit son développement pragmatique, systématique, en
marge de certains grands principes récemment érigés par les
Occidentaux en valeurs universelles, avec comme souci central – même s’il existe naturellement des dérives personnalistes – l’intérêt de la collectivité nationale, alors qu’Européens
et Américains semblent chaque jour davantage empêtrés
dans des débats théoriques sur le rôle et la place de l’État,
dans des querelles de clocher et de pouvoir stériles et mesquines alors même que des pans entiers de leurs économies
s’effondrent et que des catégories entières de leurs populations se paupérisent.
Gestion centralisée et liberté d’entreprise
La menace réelle qui émerge alors à l’Est se nomme capitalisme d’État. Le modèle ultralibéral du Consensus de
Washington ayant à l’évidence fait faillite, l’apparition d’un
système alternatif combinant une gestion centralisée visant à
assurer l’intérêt collectif et une grande liberté d’entreprise,
dans le cadre d’un mode de gouvernement autoritaire censé
garantir une certaine stabilité sociale dans l’intérêt de tous,
semble attirer l’attention d’un nombre croissant d’experts et de
politiques, et ce pas seulement dans les régimes dictatoriaux
comme certains observateurs tentent d’en accréditer l’idée.
Les dérives de la croissance chinoise si fréquemment dénoncées en Occident sont précisément le fruit d’un modèle de
développement très libéral adopté par les dirigeants chinois à
partir du début des années quatre-vingt. L’exploitation des travailleurs, le creusement des écarts entre les différentes couches
de la population, les dommages causés à l’environnement, tous
ces phénomènes ont été parallèles au développement économique tout comme ils l’avaient été au xixe siècle en Europe, à
une époque où les droits de l’homme et les droits sociaux semblaient secondaires face aux exigences du développement.
Les corrections qui sont apportées actuellement à ce
développement, traduites par la formule du président de la
république Hu Jintao « yi ren wei ben » (« mettre l’Homme au
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centre de nos préoccupations ») reprise du classique Les
Annales des Printemps et des Automnes, répondent à un nouveau stade du développement plus soucieux des hommes, de
l’environnement, de l’égalité. Les détracteurs du système
politique chinois accusent le parti communiste chinois, en se
basant sur les errements et les crimes des années 50 et 60, de
n’avoir aucune considération pour l’être humain5. Une nouvelle fois, la question centrale est celle de la « foi ». Lorsqu’elles
répriment la dissidence politique, les autorités centrales
chinoises sont-elles convaincues, au même titre que lorsque
les États-Unis emprisonnent et torturent des prisonniers
musulmans ou islamistes ou que les Européens conduisent
une guerre de conquête en Libye, d’agir pour le bien de la collectivité en assurant la stabilité, condition du développement,
ou bien ne s’agit-il que d’un pieux mensonge camouflant des
intérêts particuliers, notamment ceux du parti unique ? La
réponse à cette question fondamentale conditionne sans
doute l’avenir de l’humanité.
Puissance économique et multipolarité
La multiplication des enceintes internationales – les « G+ » –
censées réguler les relations économiques et financières
internationales et offrir une participation toujours plus
grande aux puissances émergentes dissimule mal cette
volonté sous-jacente de préserver un ordre mondial défini
par les Occidentaux et menacé de transformations profondes.
Pour un réaliste comme l’ancien Secrétaire d’État américain
Henry Kissinger, le G20 devrait incarner l’instrument d’ajustement principal de la communauté internationale à ce nouvel ordre mondial. Il est en réalité paralysé par les oppositions
de fond et n’évolue que dans le registre du vœu pieux et des
grandes déclarations d’autosatisfaction, sans arriver à déboucher sur des actions concrètes susceptibles de garantir la
sécurité mondiale, la stabilité financière et un commerce
ouvert. La communauté internationale est-elle capable de
s’organiser dans le monde multipolaire auquel aspirent la
Chine et les autres puissances émergentes ?
Le vieux débat des études de relations internationales
sur la multipolarité renaît ainsi à la faveur de cette réalité
crue qu’est l’apparition de nouveaux pôles de puissance sus-
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5. The China Threat, How
the People’s Republic targets AmÉrica, Bill Gertz,
Regnery Publishing, 2000.
ceptibles dans un futur pas si lointain de rivaliser, voire se
substituer, avec le pôle Nord Atlantique. La puissance économique est-elle en mesure de donner un avantage comparatif
décisif à la Chine face à la puissance globale américaine ?
6. Données du FMI (4 382
dollars) et de la Banque
Mondiale (4 393 dollars)
pour 2010.
7. Communication au colloque «The Challenge of
Asia», 17 février 2011,
Amb. Chas W. Freeeman,
Jr.
La Chine pour sa part ne doit-elle pas aujourd’hui
adapter sa stratégie à l’échelle internationale et accepter de
prendre de plus grandes responsabilités pour promouvoir
cette « société internationale harmonieuse » qui est devenue
l’axe central de sa politique extérieure depuis 2004 ? Avec un
PIB par habitant nominal d’environ 4 000 dollars6 et une
population de 730 millions de paysans, peut-elle réellement
entrer de plain-pied dans cette communauté internationale
et jouer un rôle central à l’image des États-Unis ?
En réalité, ce n’est pas tant l’émergence de la Chine ou
des autres puissances qui menace la suprématie occidentale
que la faillite progressive d’un système libéral basé sur le
capitalisme financier et dont la principale erreur a été d’oublier la valeur de l’homme. Le mouvement des indignés qui
fait actuellement tâche d’huile dans le monde développé et
s’insurge contre les dérives dévastatrices de ce modèle économique témoigne d’une prise de conscience citoyenne des
limites de la gestion libérale. Cette quête des opinions
publiques occidentales d’un développement plus équilibré,
plus égalitaire, pourrait rencontrer à terme les aspirations
chinoises à une société harmonieuse. Il s’agit bien désormais
de la confrontation de deux types de sociétés. Comme le soulignait un ambassadeur américain, « Les emblèmes actuels
des États-Unis sont les bombardiers, les troupes au sol, et des
drones munis d’armes létales, […] la Chine évoque toujours
davantage des tours et une multitude de grues, des ingénieurs et des containers chargés de biens de consommation… Les Chinois paient cash, livrent la marchandise contre
de l’argent et n’exigent pas de leurs partenaires commerciaux
qu’ils se conforment à leurs préférences politiques ou les
aident à promouvoir leur agenda impérial, comme le faisaient autrefois les États-Unis. L’intégration asiatique est
tirée par des facteurs économiques et financiers, pas politiques ou idéologiques.7 »
591
Compétition dans l’influence
Cette voie vers le développement choisie par la Chine constitue précisément le principal vecteur de conflit, la principale
menace, non pas du fait des dirigeants chinois eux-mêmes
mais en raison de son influence croissante sur les pays en voie
de développement. En dépit des déclarations répétées de
bonnes intentions de Washington, qui nie toute volonté d’encerclement de la Chine, ou de containment, la stratégie américaine révèle clairement une tentative de maintenir son
influence en Asie ou son contrôle de certaines régions face à
d’indéniables avancées chinoises. Les États-Unis, qui se
considèrent comme la première puissance asiatique de par
leur présence militaire et le nombre de leurs accords bilatéraux, recueillent les fruits des inquiétudes légitimes que provoquent pour les États riverains certaines manifestations de
la puissance chinoise, plus particulièrement en ce qui
concerne le dossier de la mer de Chine méridionale.
L’attitude adoptée ces deux dernières années par la
Chine sur la question de la souveraineté dans cette région a
soulevé des interrogations quant à la forme que pourrait
prendre à terme une Chine ayant accédé au statut de grande
puissance. Il est cependant difficile de déterminer s’il s’agit
effectivement de la réémergence d’ambitions impériales visà-vis de sa périphérie ou d’une réaction face à ce qui est perçu
comme une stratégie américaine d’encerclement entraînant
une volonté de desserrer l’étau pour garantir sa sécurité. La
présence des forces navales américaines dans la région et le
caractère de plus en plus intrusif de la marine indienne, sous
le regard bienveillant de Washington, sont considérés comme
une menace immédiate par les dirigeants chinois et nécessitent une réponse adaptée. Dans un tel contexte stratégique,
l’engagement économique constitue sans doute le principal
vecteur de stabilité, en dépit des poussées périodiques de
fièvre nationaliste de tous côtés. Ainsi, la Chine est devenue
en 2007 le premier partenaire commercial de l’Inde devant
les États-Unis, malgré la rivalité stratégique existant entre les
deux pays les plus peuplés d’Asie. Le Japon lui-même, malgré
un passé lourd, est absorbé chaque jour davantage par la
force d’attraction de la Chine compte tenu de sa dépendance
économique croissante à son égard. Un équilibre des forces
en présence en Asie pourrait sans doute émerger si une ins-
592
trumentalisation des rivalités entre elles par des forces extérieures ne venait pas rompre des équilibres fragiles.
Nouvel acteur de gouvernance mondiale
8. « A G-Zero World, The
New Economic Club Will
Produce Conf lict, Not
Cooperation » Foreign
Affairs, Mars/Avril 2011.
Le concept de « menace chinoise » semble avoir perdu de son
sens face à un constat simple : nul ne peut aujourd’hui se passer de la Chine. Elle est désormais le 1er créancier étranger
des États-Unis devant le Japon avec près de 1 200 milliards de
dollars de Bons du Trésor, elle est en passe de devenir le principal pourvoyeur d’aide au développement, elle est courtisée
par les Européens qui tentent à tout prix de sauver leur monnaie et de sauver certains États membres de la faillite, elle
absorbe à un rythme de croissance impressionnant les exportations américaines. Dans les faits, la Chine est devenue, au
même titre que les États-Unis et l’Europe, productrice de
gouvernance mondiale car ses décisions ont un impact mondial, ce qui n’est le cas ni de l’Inde, du Brésil ou de la Russie.
Les dérives impériales accentuées des États-Unis, rejoints par
les Européens avec l’intervention en Libye, ont progressivement entamé l’idée d’une « communauté de valeurs » qu’ils
auraient incarnée. Avec la guerre de Libye et les dérives qui
ont rapidement suivi l’adoption de la Résolution 1973 du
Conseil de Sécurité, l’évidence du double standard et du
mensonge érigé en règle de politique extérieure, au même
titre que Washington lors de la guerre d’Irak, a décrédibilisé
non pas réellement les valeurs universelles auxquelles ne
cessent de se référer les Occidentaux, mais l’idée qu’ils en
seraient les uniques représentants. Les concepts d’intervention humanitaire et de « responsabilité de protéger » ont euxmêmes souffert de cette hypocrisie politique. La Chine de
son côté n’a voté qu’avec prudence les résolutions lorsqu’elles
lui paraissaient ne pas franchir les lignes rouges du respect de
la souveraineté des États, critiquant ensuite l’usage qui en fut
fait et les dérives impériales de la guerre, s’opposant donc
logiquement à des sanctions contre la Syrie par crainte de
voir le même processus se répéter. Alors que les Occidentaux
ont entamé ce processus de décrédibilisation et que la Chine
n’a pas encore atteint une puissance suffisamment significative pour représenter une réelle alternative, le monde est
peut-être entré dans ce que le commentateur américain Ian
Bremer a désigné sous le terme de « G-0 »8, une société inter-
593
Lionel Vairon
594
9. Le commencement d’un
monde…, op. cit. ; L’Occident et les autres, histoire
d’une suprématie, Sophie
Bessis, La Découverte,
2003.
e
ue-etud
rev
.com
es
www
.
nationale sans leader et privée de système fonctionnel de
gouvernance. Cette vacance de la puissance n’est en rien le
fait de la Chine mais elle est bien la conséquence d’une politique occidentale qui n’a cessé de fouler aux pieds les valeurs
qu’elle entendait faire respecter par les autres nations9.
L’émergence de la Chine dans un tel contexte est-elle une
menace pour l’ordre international ou bien l’opportunité
d’une approche nouvelle des relations internationales ? La
caractéristique majeure de ce nouvel acteur est de ne pas
chercher à imposer un modèle ou des valeurs, les Chinois
ayant traditionnellement éprouvé une forme de répulsion
pour l’idée de « modèle ». La crainte que peut inspirer la
Chine est donc davantage de l’ordre de la crainte de l’inconnu
que de celle du déjà-vu.
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