Un renouveau du ‚réalisme` dans la littérature contemporaine?

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D ossier
Wolfgang Asholt
Un renouveau du ‚réalisme‘ dans
la littérature contemporaine?
Une nouvelle situation du champ littéraire?
Peut-être un des „problèmes du réalisme“ réside-t-il dans le fait qu’on croit s’en
être débarrassé (du réalisme) et qu’il revient pourtant, souvent dans des situations
et avec des apparences qu’on n’attendait pas. Si l’on parle actuellement de „retours“ et de „renouvellements“, c’est parce qu’on constate de nouveau „le désir
d’écrire autour du sujet, du réel, de la mémoire historique ou personnelle.“ (Viart /
Vercier 2008: 16).1 Chaque fois que le ‚réalisme‘ réapparaît, c’est dans un contexte différent, avec des formes nouvelles de la représentation de la réalité extralittéraire. Ce qui reste pourtant commun à tous ces ‚réalismes‘, c’est le présupposé
que la représentation de cette réalité est possible et souhaitable dans et par la littérature. Erich Auerbach, qui ouvre sa postface de Mimesis avec la phrase: „Der
Gegenstand dieser Schrift, die Interpretation des Wirklichen durch literarische
Darstellung oder ‚Nachahmung‘ beschäftigt mich schon sehr lange“ (Auerbach
2001: 515), a pourtant magistralement montré que cette „interprétation“ du réel représente un trait significatif des littératures européennes depuis leurs débuts. William Marx a montré, il y a bientôt dix ans, que ce qu’il appelle l’„Histoire d’une dévalorisation“ est un processus séculaire, lié au développement d’un champ littéraire depuis la fin du XVIIIe siècle: „la littérature succomba à la tentation de revendiquer son autonomie. Elle fit brutalement sécession d’un corps social qui lui avait
tout donné“ (Marx 2005: 13). La tentation de cette autonomie réside dans le fait
qu’on peut croire que la littérature se suffit à elle-même, que la réalité littéraire n’a
rien (et ne doit rien avoir) à faire avec la réalité extralittéraire. Il semble que cette
tendance séculaire qui débute au XIXe siècle, qui commence à dominer dans la
première moitié du XXe siècle, tout en étant mise en question par les avant-gardes
(historiques), devient le pôle dominant du champ littéraire après la Deuxième
Guerre mondiale et non sans relations avec cette catastrophe, surtout la ‚rupture
de civilisation‘ (Zivilisationsbruch) que représente la shoah. Mais après avoir surtout caractérisé grâce à la co-influence du Nouveau Roman et du poststructuralisme la constellation française, d’une manière qui pourrait permettre de parler
d’une „exception littéraire française“, on observe depuis plus de trente ans quelque
chose qu’on pourrait presque appeler un „changement de paradigme“. Quand le
‚manifeste‘ „Pour une littérature-monde en français“, peut-être celui qui a eu le plus
grand retentissement depuis 1980, déclare: „Le monde revient. Et c’est la meilleure des nouvelles. N’aura-t-il pas été longtemps le grand absent de la littérature
française?“ (Le Monde, 15/3/2007),2 il constate avec un certain retard les consé-
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quences d’un changement qui avait commencé quelque vingt-cinq ans plus tôt. Ce
‚manifeste‘ vaut surtout comme un double indice: celui de l’envergure du concept
auto-référentiel de l’époque précédente qui est ressenti encore plus de „vingt ans
après“ comme l’ennemi à combattre et celui de la fin proche et inévitable de cette
époque, saluée par des écrivains comme Maryse Condé, Edouard Glissant, JMG
Le Clézio, Amin Maalouf ou Jean Rouaud. Ce qu’ils revendiquent est un certain
‚réalisme‘, comme le montre une citation de Bruce Chatwin dont on se sert comme
appui et comme illustration de sa propre position: „J’applique au réel les techniques de narration du roman, pour restituer la dimension romanesque du réel“.
Un ‚réalisme‘, des ‚réalismes‘ ou (seulement) des ‚effets de réel‘? –
La discussion du ‚réalisme‘ dans la deuxième moitié du XXe siècle
Erich Auerbach, qui déclare dans Mimesis ne pas vouloir écrire une „histoire du
réalisme“ mais seulement avoir voulu analyser dans des œuvres particulières, de
l’Odyssée et de la Bible jusqu’à Virginia Woolf, la présence et l’importance de ce
qu’il appelle le „sérieux“ dans le „traitement d’objets réalistes“, désigne le „réalisme
moderne, tel qu’il se développe au début du XIXe siècle en France“ comme le
mouvement qui „se développe depuis cette époque dans des variations de plus en
plus riches, correspondant à la réalité (Wirklichkeit) constamment changeante et
s’élargissant de notre vie“ (Auerbach 2001: 517, 515). Dans de nombreuses
analyses, Rainer Warning insiste depuis un certain temps sur ce qu’il appelle „Die
Phantasie der Realisten“, où il critique le caractère „normatif“ de la conception de
Auerbach pour lui opposer un modèle de la fiction „dans laquelle la réalité et
l’imaginaire s’interpénètrent“. Se référant à l’acte du „fingere“ chez Wolfgang Iser,
pour Warning, ce procédé „irréalise la réalité (Wirklichkeit) englobée et réalise les
impensables (Unvordenklichkeiten) de l’imaginaire“ (Warning 1999: 33). Tout en
admettant, comme le formule Warning à la fin de son article programmatique,
qu’aucun lecteur ne lit un roman pour retrouver ce qu’il connaît déjà, et que ce qui
l’intéresse (exclusivement?), ce sont les „composantes (Anteile) de l’imaginaire
que le roman réaliste fait ressortir (hervortreibt) de cette réalité représentée“
(Warning 1999: 34), le ‚réalisme‘ pourrait aussi consister dans le fait que
l’imaginaire représente un enrichissement des connaissances de et sur la vie des
lecteurs, d’autant plus essentiel pour eux que cette littérature (réaliste) n’exclut pas
la réalité (Wirklichkeit) de la littérature, mais l’enrichit grâce aux transgressions et
aux interruptions que permet l’imaginaire.
Une deuxième phase du développement du réalisme est liée au concept de
‚réalisme socialiste‘ des années 30. C’est probablement cette conception spécifique qui a fait le plus réagir certains écrivains de la deuxième moitié du XXe siècle
en France contre le ‚réalisme‘ en général.3
Ce qui se discute entre artistes, écrivains et critiques dans ‚La Querelle du réalisme‘ en 1936 a été initié par Aragon, qui publie en 1935, de retour de ses voya-
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ges en URSS, Pour un réalisme socialiste, où, louant ce qu’elle a ‚de génial‘, il
s’approprie la formule par laquelle Staline désigne „les écrivains [comme] les ingénieurs des âmes“ (Aragon 1935: 11). Malgré la variété de la „Querelle“, à laquelle
participent des peintres comme Fernand Léger, André Lhote ou Jean Lurçat et des
écrivains comme René Crevel ou Aragon, qui dans sa contribution recommande
aux artistes le modèle des „ingénieurs de l’âme“ (Klein 2001),4 on peut résumer la
conception du ‚réalisme socialiste‘ par le titre de la grande étude que consacre
Régine Robin à cette notion et son contexte: Le réalisme socialiste. Une esthétique impossible. Robin constate dans son „Introduction“ que „[c]’est un art qui tire
sa finalité de l’idéologie, sans que le texte ait la possibilité de produire du sens et
de le disséminer“ (Robin 1986: 24),5 et c’est cette impossibilité qui mène la majorité des écrivains, après la Deuxième Guerre mondiale, à refuser et à condamner
le réalisme, non seulement en littérature, mais souvent aussi en général.
Dans ce contexte, le Roland Barthes du „théâtre populaire“ fait figure d’exception. Dans l’article de 1956, „Nouveaux problèmes du réalisme“ (Barthes 1993b),6
il distingue les deux courants que nous venons de mentionner („Le réalisme bourgeois“; „Le réalisme socialiste“), pour montrer que l’actualité (Aragon, Sartre,
Robbe-Grillet) se caractérise par „le problème de la distance d’accomodation au
réel. A quelle distance l’écrivain doit-il régler son regard sur le réel?“ Revendiquant
un „réalisme final“, qui serait „essentiellement signification“, comme l’aboutissement du roman réaliste, Barthes envisage un roman (réaliste) qui „réussisse à se
libérer complètement des normes de descriptions bourgeoises, sans pour cela
renoncer à doter de significations justes tous les paliers du réel“ (Barthes 1993b:
551). Mais cette ‚synthèse‘ entre un réalisme ‚socialiste‘ (Aragon), existentialiste
(Sartre) et ‚nouveau‘ (Robbe-Grillet) ne verra pas le jour, et devenant (post-)structuraliste, Barthes changera sa perception du réalisme.
La distance vis-à-vis du ‚réalisme‘, socialiste ou non, caractérise aussi le Nouveau Roman, même si Robbe-Grillet termine son article introductif de Pour un
Nouveau Roman, „A quoi servent les théories?“ (1955/1963), par la phrase: „C’est
ce nouveau réalisme [celui „d’une écriture réaliste d’un genre inconnu“] dont le
présent recueil tente de préciser quelques contours“ (Robbe-Grillet 1961: 13).
C’est dans le dernier essai de ce volume, „Du réalisme à la réalité“, que RobbeGrillet, tout en admettant avoir été parfois victime, lui aussi, de „l’illusion réaliste“,
définit sa conception de la réalité littéraire: „L’écriture romanesque ne vise pas à
informer, comme le fait la chronologie, le témoignage, ou la relation scientifique,
elle constitue la réalité“. Se référant à Kafka, pour Robbe-Grillet, „La littérature,
d’ailleurs, consisterait toujours, et d’une manière systématique, à parler d’autre
chose. Il y aurait un monde présent et un monde réel; le premier serait seul visible,
le second seul important“ (Robbe-Grillet 1961: 138, 141). Si la littérature constitue
la/sa réalité, si elle ne parle pas du monde présent, mais de son propre monde
réel („Le Monde réel“ étant le titre du cycle romanesque d’Aragon, conçu comme
réalisation d’un ‚réalisme socialiste‘ à la française, qui commence avec Les
Cloches de Bâle, 1934), le titre de cette partie du texte („Du réalisme à la réalité“)
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montre clairement que le „nouveau réalisme“, revendiqué par Robbe-Grillet au
début de l’œuvre, est aux antipodes de l’histoire que cette notion a connue jusquelà. C’est le ‚réalisme‘ de la signification immédiate, de la „littérarité“ de la littérature
qui doit se mettre à la place des réalismes (historiques), qu’il s’agisse de celui du
XIXe siècle ou du ‚réalisme socialiste‘.
Un des rares écrivains à s’opposer à cette position qui domine à partir de la fin
des années 1950 dans le champ littéraire français est le jeune Georges Perec.
Avec son court essai de 1962, „Pour une littérature réaliste“, il s’oppose aussi bien
au Nouveau Roman qu’au groupe de Tel Quel. Définissant comme tâche de la littérature „l’expression la plus totale des réalités concrètes“, celle-ci doit impliquer
une „mise en ordre du monde“: „c’est ce que nous appelons le réalisme“. Perec qui
combine ce ‚réalisme‘ avec un certain formalisme, précise pourtant que „décrire la
réalité c’est plonger en elle et lui donner forme“ (Perec 1992: 51). Manet de Montfrans souligne dans son Georges Perec. La contrainte du réel, que Perec partage
cette attention à la forme et à la construction avec les réalistes du XIXe siècle
(Montfrans 1999: 3). Il partage avec eux aussi un autre souci: tout en restant une
„activité individuelle“, „[l]a première exigence du réalisme, le premier clivage qui
permette de l’opposer au reste de la littérature, est ainsi la volonté de totalité“
(Perec 1992: 54).
Vu l’importance que Perec va gagner pour la génération des romanciers qui
commencent à publier autour de 1980, cette prise de position nette pour le réalisme, à un moment où (presque) personne n’osait plus s’en réclamer, ne peut pas
être sous-estimée. François Bon, qui publie ce texte sur son site „le tiers livre“,
désigne le texte de Perec comme „une lecture cinétique, qui nous force à plonger
dans le réel comme lieu même de l’écriture, en tant qu’inconnu et en tant qu’appui
à la démarche réflexive qui constitue le langage comme littérature. Le texte de Perec me permet d’assumer le concept de réalisme“ (Bon 2010). On constate cependant que s’il s’agit d’une ‚réception‘, c’est une réception libre et critique. La „volonté de totalité“, qui chez Perec représentait une liaison avec certains réalistes du
e
XIX siècle, a complètement disparu et il en va de même avec le réel comme lieu
de l’écriture. Si pour Perec, „décrire la réalité, c’est plonger en elle et lui donner
forme“ (Perec 1992: 51), Bon reprend cette formule mais pour lui donner une autre
signification, presque auto-réflexive quand il parle d’„appui à la démarche réflexive
qui constitue le langage comme littérature“ (Bon 2010). Pour Perec, la finalité n’est
pas seulement une démarche réfléchissant sur elle-même. A la fin de cette démarche (individuelle), Perec envisage „la volonté de maîtriser le réel, de le comprendre et de l’expliquer“ (Perec 1992: 53). Cette intention ou cet espoir de pouvoir arriver par la littérature (réaliste) à construire ou reconstituer une „totalité“
semble quelque soixante ans plus tard faire partie des illusions perdues des romanciers d’aujourd’hui.
Dans un court essai souvent cité, écrit peu après la „défense et l’illustration du
réalisme“ de Perec, Roland Barthes analyse la fonction des descriptions ‚réalistes‘
dans la littérature depuis le classicisme. Même si le réel concret est réputé se suf25
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fire à lui-même, Barthes voit la littérature narrative caractérisée par ce qu’il appelle
„l’illusion référentielle“:
„[L]a littérature réaliste est, certes, narrative, mais c’est parce que le réalisme
est en elle seulement parcellaire [...] confiné aux ‚détails‘, et que le récit le plus
réaliste qu’on puisse imaginer se développe selon des voies irréalistes“. Mais ces
détails, en disant „finalement rien d’autre que ceci: nous sommes le réel“, deviennent „le signifiant même du réalisme: il se produit un effet de réel, fondement de ce
vraisemblable inavoué qui forme l’esthétique de toutes les œuvres courantes de la
modernité“ (Barthes 1993a: 484). Tout en généralisant la notion de ‚réalisme‘,
Barthes lui donne une tout autre signification que chez Perec et chez le Barthes
des années 1950. Chez Perec, le ‚réalisme‘ devait permettre une compréhension
du monde dans sa totalité. Chez le Barthes des années 1960, ce n’est plus qu’une
illusion (perdue), en plus produite par les descriptions de „détails“ qui dans leur
ensemble produisent un „effet de réel“. S’il pense que ces „effets“ caractérisent
encore les „œuvres de la modernité“, ses espoirs et ses intentions vont dans le
sens opposé. Presque de la même manière que Robbe-Grillet, il revendique „qu’il
s’agit au contraire, aujourd’hui, de vider le signe et de reculer infiniment son objet
jusqu’à mettre en cause, d’une façon radicale, l’esthétique séculaire de la ‚représentation‘“ (Barthes 1993a: 484). On voit qu’entre le Nouveau Roman et le structuralisme (bientôt poststructuralisme) à la Barthes, il ne reste plus de place pour le
réalisme, sauf celle d’un mouvement et d’une conception littéraire anachroniques.
Un tournant ‚réaliste‘? La littérature contemporaine (après 1980) et le ‚réalisme‘
Cette appréciation barthésienne du ‚réalisme‘ représente la position dominante,
non seulement concernant le discours (théorique) sur le ‚réalisme‘, mais aussi la
production littéraire des années 1960 et 1970. Dans le discours sur le ‚réalisme‘ de
la critique universitaire, le réalisme devient de plus en plus un phénomène historique. Cela concerne aussi bien la sociocritique d’un Claude Duchet que la stylistique structurale de Philippe Hamon.7 Et dans le champ littéraire (romanesque) domine ce qu’on qualifie aujourd’hui de „jeux formels“, souvent combinés avec des
conceptions issues des sciences humaines. Hans Robert Jauß a parlé des „attentes vides“ du fin de siècle du XIXe siècle et par son formalisme autoréférentiel,
la littérature se trouve à la fin des années 1970 presque dans un cul-de-sac.
D’une certaine manière, le temps est venu pour un changement profond.
Comme les auteurs qui commençaient à publier autour de 1980 (Jean Echenoz,
François Bon, Leslie Kaplan ou Pierre Michon) avaient grandi avec les discussions
autour de la littérature comme „travail sur le signifiant“ (Tel Quel), et selon
l’appréciation de Kibédi Varga, „[o]n ne guérit pas rapidement de l’antinarratisme
de la modernité [...] le sens du récit est miné“ (Varga 1990: 20), ils essayaient
donc de trouver un compromis entre une littérature ‚théorique‘ et un roman redécouvrant avec le(s) sujet(s) la réalité extra-littéraire. Mais bientôt se développe une
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situation que le critique Jean-Pierre Salgas résume à la fin des années 1980 de la
manière suivante: „Es scheint kein Widerspruch mehr zu sein, eine Geschichte zu
erzählen und das Schreiben selbst zu reflektieren [...]. Die französische Literatur
der achtziger Jahre rechnet mit der Avantgarde nicht mehr ab, sondern integriert
sie“ (Salgas 1989: 56). Le même critique désigne cette nouvelle littérature, souvent aussi appelée „nouveau nouveau roman“ ou „extrême contemporain“, comme
un „réalisme paradoxal“ et je l’ai qualifié de „réalisme subversif“ (Asholt 2002).
D’abord imperceptibles, les „problèmes du réalisme“ (le réalisme en tant que problème et les problèmes liés à des récits réalistes après une période d’écritures
‚théoriques‘) semblent être peu à peu revenus à l’ordre du jour.
Il n’est pas sans signification que ce sont deux critiques littéraires de L’Humanité, Claude Prévost et Jean-Claude Lebrun, qui sont les premiers à prendre note
de l’ensemble de ce changement dans leur Nouveaux territoires romanesques.
Sans parler explicitement de „réalisme“ (probablement une conséquence de l’échec
du ‚réalisme socialiste‘), ils situent le roman des années 1980 dans ce contexte
quand ils citent à la fin de leur introduction un des romanciers représentatifs de
cette décade, François Bon, revendiquant „des livres qui jouent profond dans notre
vie, des livres tout chargés du monde“ (Lebrun / Prévost 1990: 50).
Dans les commentaires, analyses et réflexions sur le roman contemporain depuis cette première œuvre initiatrice, les études situant certains courants ou au
moins certains auteurs du côté d’un ‚réalisme‘ sont plutôt rares. Une des grandes
exceptions est la romaniste (représentative) de l’ancienne RDA, Rita Schober (HU
Berlin). Quand elle publie en 2002 une contribution dans les mélanges offerts à
Colette Becker, son titre annonce clairement la couleur: „Renouveau du réalisme?
Ou de Zola à Houellebecq?“ (Schober 2002; cf. aussi Schober 2004). Mais, en général, la thèse d’un „renouveau“ du réalisme d’antan, ne serait-ce que dans de
nouveaux costumes, est rarement défendue. Si la notion de ‚réalisme‘ est utilisée,
elle est précisée et relativisée à la fois par un qualificatif: que ce soit ‚paradoxal‘,
‚subversif‘ ou ‚précaire‘ (Asholt 2009). Les notions de ‚réalisme/réaliste‘ sont actuellement quasi exclusivement réservées à l’art (contemporain). Mais dans
nombre d’études, des composantes de la constellation ‚réaliste‘ se retrouvent; je
prends pour exemple la grande synthèse de la littérature contemporaine, publiée
par Dominique Viart et Bruno Vercier. Dès leur introduction, ils déclarent: „Aux jeux
formels qui s’étaient peu à peu imposés dans les années 1960-70 succèdent des
livres qui s’intéressent aux existences individuelles, aux histoires de famille, aux
conditions sociales“, et un peu plus loin on atteste que les écrivains d’aujourd’hui
sont „[p]rêts aussi à plonger dans le réel qu’avait déserté une grande partie de la
littérature [...]. Le passé aussi est revisité, l’Histoire reconquise“ (Viart/Vercier
2008: 7sq.). Cette appréciation qui, avec la redécouverte du social, du familial, du
passé et de l’Histoire, n’est pas sans relation avec un certain réalisme (par
exemple si l’on pense au sous-titre des Rougon-Macquart) a des conséquences
pour la structure de l’œuvre. „Le Renouvellement des Questions“, titre de la première des deux parties, aborde en „Première Partie“ les „Ecritures de soi“ non
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seulement les autobiographies et autofictions, mais aussi ce que Viart désigne
comme „Récit de filiation“, donc des „histoires de familles“. La „Seconde Partie“,
intitulée „Ecrire l’Histoire“, concerne l’histoire du XXe siècle, en analogie avec le
e
XIX siècle pour le ‚réalisme historique‘. La dernière et „Troisième Partie“, „Ecrire le
Monde“, s’ouvre par le chapitre „Ecrire le réel“, suivi par „Fiction et fait divers“ et
„L’engagement en question“, deux chapitres qui se rattachent au ‚réalisme‘.
„Ecrire le réel“, qui est consacré à Leslie Kaplan et à François Bon, évite
d’employer la notion de ‚réalisme‘, même précisée par un adjectif. Tout en constatant
dans la première phrase que „[c]’est au début des années 1980 que la littérature
renoue avec le réel“, et en soulignant „la reprise en compte du monde réel“ (voir
Aragon et Robbe-Grillet), Viart mentionne l’importance de „l’interdit formel qui pèse
sur le récit ‚réaliste‘“ et préfère parler d’„écriture du réel“ (Viart/Vercier 2008: 207).
Cette expression représente un compromis-synthèse entre le concept d’„écriture“,
devenu la notion la plus importante pendant l’époque ‚théorique‘ des années 1960
et 1970, et la redécouverte du réel autour de 1980. Mais elle a l’avantage de préciser la situation des nouveaux romanciers et de leurs projets littéraires. Après la
période ‚théorique‘, ceux-ci ne peuvent et ne veulent plus renouer avec un réalisme ‚traditionnel‘ (comme ce sera plus tard le cas, au moins partiellement, pour
Houellebecq). Ils renoncent à toute ‚vue d’ensemble‘, à toute perspective totalisante. „Le réel ne se dit que par touches“ (Viart sur Kaplan; Viart/Vercier 2008:
209), „le réel ne se donne que par fragments et par images instantanées“ (Viart
sur François Bon; 210), même s’il ne faut pas oublier qu’il y a eu le courant du réalisme d’instantanés dans la deuxième moitié du XIXe siècle (Dubois 1963). S’il y a
un nouveau ‚réalisme‘ dans le roman contemporain, il est lié à ce que Viart appelle
„une poétique de la langue qui sans vouloir imiter dit le réel dans son intensité
même“ (Viart/Vercier 2008: 213-218).
On peut évidemment se demander si une „poétique de la langue“ ne caractérise
pas déjà l’œuvre de Flaubert, comme le montre l’analyse de la scène du repas
d’Emma Bovary dans la Mimesis de Auerbach, disant „le réel dans son intensité
même“. Ce qui me semble au moins aussi important pour le ‚réalisme‘ du roman
contemporain qu’une langue non mimétique est une langue qui fait voir le réel
d’une manière inconnue. Cela peut être une polyphonie de voix monologuisantes
comme c’est le cas chez François Bon, cela peut être l’ironie ludique et le jeu
intertextuel et inter-générique chez Jean Echenoz ou l’écriture fantastique et
étrange, entre la précision et le flou, chez Marie NDiaye. Tous ces écrivains ont
pourtant abandonné, et c’est peut-être ce qui les distingue fondamentalement des
différentes formes du réalisme (de Flaubert-Zola en passant par le ‚réalisme
socialiste‘ jusqu’à Perec), tout projet totalisant, expliquant le ‚monde réel‘ dans son
ensemble ou au moins certains de ses milieux sociaux ou culturels. Après
Le Degré zéro de l’écriture, après Le livre à venir et après les proclamations de
Barthes ou Foucault sur la mort de l’auteur, même si la phase de la domination de
la littérature par le discours ‚théorique‘ est terminée, la certitude et même la
possibilité de pouvoir venir à bout du monde (‚réel‘) avec un projet littéraire
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semblent devenues impossibles. Les approches ‚réalistes‘ qui caractérisent une
partie des romans contemporains évitent de se référer trop aux modèles narratifs
historiques du ‚réalisme‘ tout en étant qualifiés par une partie de la critique comme
des transformations de ce dernier. Mais elles héritent autant sinon plus des débats
de la postmodernité et du poststructuralisme, même s’il devient de plus en plus
rare de se réclamer ouvertement de cet héritage ‚théorique‘. S’il existe donc de
nos jours un ‚réalisme‘ romanesque, ce ne peut être qu’un réalisme fragmenté,
chaque approche (réaliste) ayant besoin d’un qualificatif, comme le montre par
exemple la proposition de Jörn Steigerwald: „Le réalisme du roman contemporain
n’est ni un réalisme social ni un réalisme créaturel, mais un réalisme créaturel et
social en même temps“ (Appel pour ce dossier).
Comme l’illustre La littérature française au présent, une partie importante des
romanciers contemporains fait partie de ce qu’on peut appeler la „constellation
réaliste“ (à côté de Leslie Kaplan et François Bon, Viart mentionne entre autres
Thierry Beinstingel, Pierre Bergounioux, Philippe Claudel, Laurent Mauvignier,
Jean Rolin et Lydie Salvayre). Mais au lieu de souligner l’importance de l’„écriture
du réel“ grâce à de tel exemples, je voudrais me consacrer à un cas „limite“ qui
peut éventuellement mieux illustrer l’étendue et l’intensité de la présence de cette
„écriture“, mais aussi de cette catégorie romanesque dans la littérature d’aujourd’hui.
J’ai publié en 2012 un article sur Yves Ravey traitant du „spectre de l’histoire“
dans son œuvre (Asholt 2012b) et de la même manière, l’histoire et une certaine
‚réalité‘ étant liées, on pourrait aussi parler d’un spectre de la réalité ou de la
réalité comme spectre dans son œuvre.
Ravey fait figure d’exception dans le champ romanesque contemporain.8 Discret, vivant dans une grande ville de province et n’étant connu que par son œuvre,
il a jusqu’à maintenant publié une douzaine de romans et plusieurs pièces de
théâtre. J’ai essayé de situer son œuvre entre „minimalisme et écriture blanche“
(Asholt 2012a) et Dominique Viart voit en lui un auteur qui introduit „un grain de
sable dans la mécanique bien huilée de la représentation [et qu’il porte] la réalité à
son extrême dérèglement“ (Viart/Vercier 2008: 424). On peut distinguer chez
Ravey deux types de narration. L’un qui est consacré aux questions de la mémoire, surtout celle de la shoah; et il a développé sa conception de la mémoire, du
souvenir et de l’histoire dans l’essai „L’écrivain expulsé du paysage“, publié dans
Le Monde en 2008 (4 avril). L’autre type de narration d’un „dérèglement“ de la
réalité nous confronte avec un univers qui semble au premier abord quotidien et
bien connu et qui se révèle à fur et à mesure intrigant et inquiétant, souvent avec
un arrière-fond de policier. Avec Le Drap (2003), Pris au piège (2005) ou L’Épave
(2006), le dernier roman de Ravey, Un notaire peu ordinaire, paru en janvier 2013,
appartient à ce type. Ce roman se situe comme les autres de ce groupe entre ce
que Jean-Claude Lebrun dans sa critique dans L’Humanité a qualifié de „littérature
matérialiste, un récit puisant sa substance dans le terreau social“ (10 janvier 2013)
et ce que Colette Lallemand-Duchoze constate dans son compte-rendu de Média29
D ossier
part: „Comme très souvent chez l’auteur, l’arrière plan social et son interprétation
sociologique sont suggérés“ (14 janvier 2013) et un arrière-plan politique se laisse
sans trop de difficultés deviner derrière cette dimension sociale. Et enfin Isabelle
Rüf, la critique du Temps de Genève et peut-être meilleure spécialiste de l’œuvre
de Ravey, donne à son article sur le nouveau „roman“ le titre: „Une tragédie
domestique sur fond de scènes de la vie de province“ (Le Temps, 12 janvier
2013), une qualification ‚réaliste‘ à la Madame Bovary qui caractérise aussi les
autres romans de ce groupe.
Comment peut-on apprécier le même roman de „littérature matérialiste“ et y
déceler un „arrière plan social et son interprétation sociologique [...] suggérés“? La
qualité de littérature matérialiste est acquise par le style même de Ravey et le rôle
qu’y jouent les objets.
On a souvent reconnu Ravey pour la sobriété de son style presque factuel,
l’absence inhabituelle d’adverbes et d’adjectifs, ses ellipses, l’absence de psychologisation, bref tout ce qui permet de parler d’écriture blanche.
Ce ‚minimalisme‘ est renforcé par la co-présence d’un narrateur autodiégétique
(le fils de Mme Rebernak) et un narrateur hétérodiégétique qui utilise parfois le
pronom personnel de l’autre narrateur, tous les deux ne relatant que ce qui est
présenté comme des faits. Dans Un notaire peu ordinaire qui se déroule dans une
ville moyenne de province (de l’Est de la France) dans les années 1960, c’est un
ensemble d’objets qui renforce le caractère matérialiste de l’écriture: des objets,
presque à la manière du Nouveau Roman (un album de photos de famille qu’on
regarde régulièrement les soirs, une table de cuisine, une véranda, un cyclomoteur, des jardins de légumes, la chapelle du cimetière etc.) d’un côté, et de l’autre
des objets comme une voiture noire, un coupé rouge avec autoradio, la robe marron à larges rayures verticales vert amande et mauves, la grande maison et le
parc où on donne des fêtes – et un fusil de chasse qui circule entre ces deux
mondes. Les objets renvoient clairement aux différences de classe mais à la
différence de Houellebecq ou des romans ‚réalistes‘ de l’entre-deux-guerres, ni
l’auteur ni le narrateur ne les commente mais laisse leur reconstitution et leur interprétation aux lecteurs. Et l’intensité de la violence, d’abord latente et à la fin
manifeste, naît uniquement d’actions et de réactions personnelles. Pendant longtemps, celles-ci ne semblent pas traduire la volonté, ni même le pouvoir de mettre
en question l’équilibre de l’ordre social établi, pour pour finir par le faire exploser
de manière violente.
C’est le narrateur autodiégétique qui relate à la fin le résultat du conflit social et
personnel à la fois: „Ma mère se tenait sous l’abricotier au fond du jardin, son cousin debout à ses côtés. Elle n’avait pas reposé le fusil. J’ai poursuivi ma course
jusqu’au corps du notaire étendu dans l’herbe, face contre terre, au milieu des
plants de fraisiers“ (Ravey 2013: 108). La révolte violente de la mère, socialement
et personnellement justifiée – sa fille a été violée par le notaire – a eu lieu, mais
comme dans un drame classique, nous ne la voyons pas directement: ni par le
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narrateur autodiégétique, absent à ce moment-là, ni par le narrateur hétérodiégétique, qui pourtant aurait pu en parler.
Ce côté classique – le véritable drame a lieu dans une journée et la nuit suivante – correspond aux structures suggérées. Les objets et les actions/réactions
sont présentés, mais c’est au lecteur de reconstruire le contexte social qui les détermine. Il ne s’agit pas seulement d’une „tragédie domestique“ mais, comme dans
certains romans de Flaubert, d’une tragédie sociale. Ce n’est pas un hasard si
dans ce texte, la fille violée lit Les trois contes et que dans Alerte, le protagoniste lit
avec une voisine Madame Bovary. Les structures sociales, vu la situation des
personnages, sont pourtant simples et évidentes: un notaire, notable de la petite
ville, la veuve d’un artisan (la mère) qui doit son travail comme agent de service au
collège au notaire, le fils de celui-ci, ami de la fille de la veuve, qui prépare les
classes préparatoires, le fils de la veuve qui fait des études et gagne sa vie dans
une station-service, sa sœur, une lycéenne, qui sera violée par le notaire, et le
cousin de la veuve, un marginal qui sort de prison. Entre ces figures romanesques
existent des relations sociales qui sont aussi des relations entre classes: les uns
font le ménage et les autres revendiquent le droit de s’approprier leurs filles.
Quand le notaire suggère que la jeune fille, petite amie de son fils, ferait mieux
de rester „en ville pour des études, peut-être plus courtes“ et que „[d]ans ce cas,
elle pourrait toujours faire un peu de ménage à l’étude“, les sous-entendus sont
évidents, y compris les dépendances sociales. Et quand le même notaire essaie
de mettre le viol de la jeune fille sur le dos du cousin marginal, cela évoque un peu
la stigmatisation des classes laborieuses comme classes dangereuses. Mais il n’y
a, dans ce roman, aucune dénonciation ou contestation de ce système politique et
social qui fonctionne un peu comme au XIXe siècle; dans cette province, la démocratie politique n’a pas encore pu mettre en question le pouvoir lié au statut social
des acteurs. La véritable révolte – ou le dérèglement de la ‚réalité‘, pour reprendre
l’expression de Dominique Viart, à savoir le coup de fusil tuant le notaire
représentant la classe dominante – n’est pas montrée, et cette révolte (invisible)
n’aura pas de conséquences pour les structures sociales, peut-être au contraire.
Dans les années 1960, celles-ci sont pourtant menacées par une modernisation
qui s’étend aussi aux villes de province. Mais ce changement est presque invisible,
seul le fait que les enfants de la veuve vont au lycée et font des études de lettres
indiquent que la stabilité des structures sociales et politiques touche à sa fin.
Les romans de Ravey, depuis Le Drap, texte consacré à son père, mort d’une
intoxication professionnelle, évoquent exclusivement cette époque d’une stabilité
sociale devenue précaire sans que les concernés le sachent. Ils composent donc
une préhistoire de notre post-modernité qui, tout en montrant le caractère oppresseur des rapports de classes, représente encore des structures sociales nettes et
fiables qui semblent garantir la stabilité et ils posent la question de savoir si une
démocratie participative s’y est établie depuis. L’omniprésence de la réalité (surtout sociale) est mise à distance par le minimalisme stylistique et narratif de Ravey
(le ‚roman‘ ne comporte que 108 pages), jusqu’à la transformer en une photo noir
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et blanc de l’époque. Mais comme le punctum du „ça a été“ chez Barthes (La
chambre claire), c’est justement cette distanciation qui produit un „effet de réel“,
d’autant plus fort qu’il n’est pas basé sur une „illusion référentielle“.
Dans „L’Écrivain expulsé du paysage“, un essai paru dans Le Monde des livres
(4 avril 2008), et consacré aux relations entre souvenir et mémoire dans l’écriture,
Ravey constate: „Le roman naît chaque jour, le temps d’une étincelle. Le souvenir
déclenche le roman. Dans le miroir du lecteur, son reflet éteint presque. C’est ce
presque qui autorise l’écriture.“ Dans ce sens, et c’est au moins une des variantes
possibles de „l’écriture du réel“ d’aujourd’hui, après son expulsion du paysage littéraire pendant l’époque „théorique“, on pourrait qualifier l’écriture de Ravey comme
celle d’un „presque-réalisme“. Jacques Rancière a récemment distingué dans une
interview deux tendances actuelles de la littérature contemporaine (réaliste): „soit
à en rajouter rageusement sur la banalisation du banal, soit à adopter les formes
minimales du petit récit“.9 Tout en se servant des formes minimales du petit récit,
Ravey montre qu’une autre écriture ‚réaliste‘ est possible.
Un renouveau du ‚réalisme‘ dans la littérature contemporaine?
Qu’il y ait eu un renouvellement des questions dans la littérature romanesque en
France à partir des années 1980, y compris dans celle de ‚l’écriture réaliste‘, me
semble un acquis des recherches des vingt dernières années. La question qui se
pose dans ce contexte est de savoir s’il s’agit d’une forme de ‚retour‘ à une situation ‚normale‘ ou ‚traditionnelle‘ dans le champ littéraire, après une époque de ‚dévalorisation‘ (du réalisme) ou d’autoréférentialité, s’il s’agit d’un renouveau significatif dans une évolution littéraire continue ou si nous assistons à un véritable
changement de paradigme. Si l’on regarde la courte époque du contemporain, qui
n’est pas plus longue que ce qu’on regardait autrefois comme une „génération littéraire“, des hauteurs de La pensée du roman à la manière de Thomas Pavel, on
ne peut que constater les „progrès du réalisme“ comme „une tendance profonde et
durable de la prose moderne“, même s’il faut la nuancer par d’autres principes de
l’évolution du roman (Pavel 2003: 407sq.). Dans cette perspective, l’époque de la
littérature ‚théorique‘ n’a été qu’une parenthèse après laquelle on retourne à une
situation ‚normale‘. D’un point de vue d’une évolution littéraire continue, il serait
étonnant que les changements socio-culturels, et surtout ceux liés aux médias
électroniques, n’aient pas eu de répercussions dans la littérature entre la fin du
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XX et le début du XXI siècle. Dans ce sens, même ou justement si la littérature
reste selon Lotman „un système modélisant secondaire“, elle se trouve en relation
étroite avec le monde extralittéraire. Confronté à l’embrouillement et à l’hétérogénéité du monde contemporain, le réalisme traditionnel, avec sa dimension totalisante, est devenu désuet. Nous n’avons donc plus que des ‚réalismes précaires‘,
‚paradoxaux‘, ‚subversifs‘ et même ‚spectraux‘, ou des ‚écritures du réel‘ abordant
le réel par touches, par fragments ou par des instantanés; un retour à un réalisme
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traditionnel semble peu probable. Dans ce sens, la vision du développement de la
littérature (réaliste) à la fin de Mimesis semble confirmée. Reste la troisième perspective, celle d’un changement profond dans le sens d’une „révolution littéraire“ à
l’exemple des „révolutions scientifiques“ à la Thomas Kuhn. C’est cette conception
que défend Jean Bessière dans Le roman contemporain ou la problématicité du
monde. Pour lui, sur une échelle mondiale, le roman contemporain ne correspond
plus ni aux conceptions défendues par la critique occidentale de Bakhtine et Auerbach jusqu’à Pavel ou Jameson, supposant „que le roman soit reconnu comme ce
qui fait la somme des possibles humains [...] et pour la mesure des intentions et
des actions humaines“, ni à celles „sur la fin du roman“ à la Barthes de l’époque
‚théorique‘. Bessière leur oppose un roman „selon la dissémination de la figure
humaine, de la personne humaine“, ce qu’il appelle aussi la „transindividualité“.
Pour lui, „[l]e roman contemporain, parce qu’il se construit de telle manière que lui
soit reconnue une fonction de médiation, contredit toutes les poétiques et les esthétiques de la tradition du roman, depuis deux siècles“ (Bessière 2010: 40, 65).
Les exemples de cette littérature dans le domaine français et francophone, donnés
par Bessière, sont des romans de Patrick Chamoiseau, Michel Houellebecq et
d’Ahmadou Kourouma, qu’on pourrait pourtant aussi interpréter dans le sens d’un
réalisme, subversif ou précaire.
Toutes les trois positions convergent cependant vers un point essentiel, valable
aussi pour le problème du ‚réalisme‘. Elles attestent au roman contemporain et à la
littérature en général, un savoir sur la vie, mais aussi de la survie, peut-être plus
nécessaire que jamais et nulle part ailleurs possible de cette manière. La structure
de l’espace d’un texte devenant, selon Jurij Lotman, la structure de l’espace du
monde, est une condition nécessaire commune à ce savoir de la littérature et au
réalisme. Il se pourrait donc que le réalisme continue encore longtemps à hanter la
littérature.
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Une des deux parties de cette œuvre porte le titre: „Le renouvellement des questions“.
Disponible en ligne: http://www.lemonde.fr/livres/article/2007/03/15/des-ecrivains-plaidentpour-un-roman-en-francais-ouvert-sur-le-monde_883572_3260.html (site consulté le 17
septembre 2013).
Voir par exemple les remarques d’Alain Robbe-Grillet dans „Sur quelques notions périmées“ (Robbe-Grillet 1961: 36-39).
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Voir aussi l’article de Klein, „Realismus /realistisch“, in: Karlheinz Barck et al. (ed.), Ästhetische Grundbegriffe, vol. 5, Stuttgart, Metzler, 2003, 149-197. Malheureusement, Klein
n’aborde ni la littérature (française) ni l’art contemporains.
Cette étude est exclusivement consacrée au ‚socialisme réaliste‘ en URSS, mais la
conclusion du sous-titre vaut aussi pour la version française.
Cet article, sorti d’une conférence lors d’un colloque franco-allemand sur le réalisme à
Vézelay (1956), a paru d’abord dans la revue franco-allemande Documents.
Par exemple Claude Duchet, Sociocritique, Paris, Nathan, 1979 ou Philippe Hamon, La
Description littéraire, Paris, Macula, 1991.
Dans ce qui suit, je reprends des réflexions développées dans une contribution à la revue
Fixxion en 2013: Wolfgang Asholt, „Un nouveau savoir politique et social du roman
contemporain?“, in: Alexandre Gefen / Emilie Brière (ed.), „Littérature et démocratie“,
Fixxion, 6, 2013, 1-11 (http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/
rcffc/article/view/fx06.02; dernière consultation: 13 septembre 2013).
Dans cette interview (Le Monde, 24 mai 2013) Rancière parle de „l’idée démocratique“ en
constatant que „Les Goncourt n’y étaient pas plus attachés que Houellebecq“. Pourtant,
ils pratiquent cette „idée“ parce que la littérature peut être „la parole sans maître qui s’en
va parler à n’importe qui“ (Le Monde des Livres, „La littérature récuse les privilèges“, 8).
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