Un renouveau du ‚réalisme` dans la littérature contemporaine?

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Dossier
Wolfgang Asholt
Un renouveau du ‚réalisme‘ dans
la littérature contemporaine?
Une nouvelle situation du champ littéraire?
Peut-être un des „problèmes du réalisme“ réside-t-il dans le fait qu’on croit s’en
être débarrassé (du réalisme) et qu’il revient pourtant, souvent dans des situations
et avec des apparences qu’on n’attendait pas. Si l’on parle actuellement de „re-
tours“ et de „renouvellements“, c’est parce qu’on constate de nouveau „le désir
d’écrire autour du sujet, du réel, de la mémoire historique ou personnelle.“ (Viart /
Vercier 2008: 16).1 Chaque fois que le ‚réalisme‘ réapparaît, c’est dans un contex-
te différent, avec des formes nouvelles de la représentation de la réalité extralitté-
raire. Ce qui reste pourtant commun à tous ces ‚réalismes‘, c’est le présupposé
que la représentation de cette réalité est possible et souhaitable dans et par la lit-
térature. Erich Auerbach, qui ouvre sa postface de Mimesis avec la phrase: „Der
Gegenstand dieser Schrift, die Interpretation des Wirklichen durch literarische
Darstellung oder ‚Nachahmung‘ beschäftigt mich schon sehr lange“ (Auerbach
2001: 515), a pourtant magistralement montré que cette „interprétation“ du réel re-
présente un trait significatif des littératures européennes depuis leurs débuts. Wil-
liam Marx a montré, il y a bientôt dix ans, que ce qu’il appelle l’„Histoire d’une dé-
valorisation“ est un processus séculaire, lié au développement d’un champ litté-
raire depuis la fin du XVIIIe siècle: „la littérature succomba à la tentation de reven-
diquer son autonomie. Elle fit brutalement sécession d’un corps social qui lui avait
tout donné“ (Marx 2005: 13). La tentation de cette autonomie réside dans le fait
qu’on peut croire que la littérature se suffit à elle-même, que la réalité littéraire n’a
rien (et ne doit rien avoir) à faire avec la réalité extralittéraire. Il semble que cette
tendance séculaire qui débute au XIXe siècle, qui commence à dominer dans la
première moitié du XXe siècle, tout en étant mise en question par les avant-gardes
(historiques), devient le pôle dominant du champ littéraire après la Deuxième
Guerre mondiale et non sans relations avec cette catastrophe, surtout la ‚rupture
de civilisation‘ (Zivilisationsbruch) que représente la shoah. Mais après avoir sur-
tout caractérisé grâce à la co-influence du Nouveau Roman et du poststructura-
lisme la constellation française, d’une manière qui pourrait permettre de parler
d’une „exception littéraire française“, on observe depuis plus de trente ans quelque
chose qu’on pourrait presque appeler un „changement de paradigme“. Quand le
‚manifeste‘ „Pour une littérature-monde en français“, peut-être celui qui a eu le plus
grand retentissement depuis 1980, déclare: „Le monde revient. Et c’est la meil-
leure des nouvelles. N’aura-t-il pas été longtemps le grand absent de la littérature
française?“ (Le Monde, 15/3/2007),2 il constate avec un certain retard les consé-
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quences d’un changement qui avait commencé quelque vingt-cinq ans plus tôt. Ce
‚manifeste‘ vaut surtout comme un double indice: celui de l’envergure du concept
auto-référentiel de l’époque précédente qui est ressenti encore plus de „vingt ans
après“ comme l’ennemi à combattre et celui de la fin proche et inévitable de cette
époque, saluée par des écrivains comme Maryse Condé, Edouard Glissant, JMG
Le Clézio, Amin Maalouf ou Jean Rouaud. Ce qu’ils revendiquent est un certain
‚réalisme‘, comme le montre une citation de Bruce Chatwin dont on se sert comme
appui et comme illustration de sa propre position: „J’applique au réel les tech-
niques de narration du roman, pour restituer la dimension romanesque du réel“.
Un ‚réalisme‘, des ‚réalismes‘ ou (seulement) des ‚effets de réel‘? –
La discussion du ‚réalisme‘ dans la deuxième moitié du XXe siècle
Erich Auerbach, qui déclare dans Mimesis ne pas vouloir écrire une „histoire du
réalisme“ mais seulement avoir voulu analyser dans des œuvres particulières, de
l’Odyssée et de la Bible jusqu’à Virginia Woolf, la présence et l’importance de ce
qu’il appelle le „sérieux“ dans le „traitement d’objets réalistes“, désigne le „réalisme
moderne, tel qu’il se développe au début du XIXe siècle en France“ comme le
mouvement qui „se développe depuis cette époque dans des variations de plus en
plus riches, correspondant à la réalité (Wirklichkeit) constamment changeante et
s’élargissant de notre vie“ (Auerbach 2001: 517, 515). Dans de nombreuses
analyses, Rainer Warning insiste depuis un certain temps sur ce qu’il appelle „Die
Phantasie der Realisten“, où il critique le caractère „normatif“ de la conception de
Auerbach pour lui opposer un modèle de la fiction „dans laquelle la réalité et
l’imaginaire s’interpénètrent“. Se référant à l’acte du „fingere“ chez Wolfgang Iser,
pour Warning, ce procédé „irréalise la réalité (Wirklichkeit) englobée et réalise les
impensables (Unvordenklichkeiten) de l’imaginaire“ (Warning 1999: 33). Tout en
admettant, comme le formule Warning à la fin de son article programmatique,
qu’aucun lecteur ne lit un roman pour retrouver ce qu’il connaît déjà, et que ce qui
l’intéresse (exclusivement?), ce sont les „composantes (Anteile) de l’imaginaire
que le roman réaliste fait ressortir (hervortreibt) de cette réalité représentée“
(Warning 1999: 34), le ‚réalisme‘ pourrait aussi consister dans le fait que
l’imaginaire représente un enrichissement des connaissances de et sur la vie des
lecteurs, d’autant plus essentiel pour eux que cette littérature (réaliste) n’exclut pas
la réalité (Wirklichkeit) de la littérature, mais l’enrichit grâce aux transgressions et
aux interruptions que permet l’imaginaire.
Une deuxième phase du développement du réalisme est liée au concept de
‚réalisme socialiste‘ des années 30. C’est probablement cette conception spéci-
fique qui a fait le plus réagir certains écrivains de la deuxième moitié du XXe siècle
en France contre le ‚réalisme‘ en général.3
Ce qui se discute entre artistes, écrivains et critiques dans ‚La Querelle du réa-
lisme‘ en 1936 a été initié par Aragon, qui publie en 1935, de retour de ses voya-
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ges en URSS, Pour un réalisme socialiste, où, louant ce qu’elle a ‚de génial‘, il
s’approprie la formule par laquelle Staline désigne „les écrivains [comme] les ingé-
nieurs des âmes“ (Aragon 1935: 11). Malgré la variété de la „Querelle“, à laquelle
participent des peintres comme Fernand Léger, André Lhote ou Jean Lurçat et des
écrivains comme René Crevel ou Aragon, qui dans sa contribution recommande
aux artistes le modèle des „ingénieurs de l’âme“ (Klein 2001),4 on peut résumer la
conception du ‚réalisme socialiste‘ par le titre de la grande étude que consacre
Régine Robin à cette notion et son contexte: Le réalisme socialiste. Une esthé-
tique impossible. Robin constate dans son „Introduction“ que „[c]’est un art qui tire
sa finalité de l’idéologie, sans que le texte ait la possibilité de produire du sens et
de le disséminer“ (Robin 1986: 24),5 et c’est cette impossibilité qui mène la majo-
rité des écrivains, après la Deuxième Guerre mondiale, à refuser et à condamner
le réalisme, non seulement en littérature, mais souvent aussi en général.
Dans ce contexte, le Roland Barthes du „théâtre populaire“ fait figure d’excep-
tion. Dans l’article de 1956, „Nouveaux problèmes du réalisme“ (Barthes 1993b),6
il distingue les deux courants que nous venons de mentionner („Le réalisme bour-
geois“; „Le réalisme socialiste“), pour montrer que l’actualité (Aragon, Sartre,
Robbe-Grillet) se caractérise par „le problème de la distance d’accomodation au
réel. A quelle distance l’écrivain doit-il régler son regard sur le réel?“ Revendiquant
un „réalisme final“, qui serait „essentiellement signification“, comme l’aboutisse-
ment du roman réaliste, Barthes envisage un roman (réaliste) qui „réussisse à se
libérer complètement des normes de descriptions bourgeoises, sans pour cela
renoncer à doter de significations justes tous les paliers du réel“ (Barthes 1993b:
551). Mais cette ‚synthèse‘ entre un réalisme ‚socialiste‘ (Aragon), existentialiste
(Sartre) et ‚nouveau‘ (Robbe-Grillet) ne verra pas le jour, et devenant (post-)struc-
turaliste, Barthes changera sa perception du réalisme.
La distance vis-à-vis du ‚réalisme‘, socialiste ou non, caractérise aussi le Nou-
veau Roman, même si Robbe-Grillet termine son article introductif de Pour un
Nouveau Roman, „A quoi servent les théories?“ (1955/1963), par la phrase: „C’est
ce nouveau réalisme [celui „d’une écriture réaliste d’un genre inconnu“] dont le
présent recueil tente de préciser quelques contours“ (Robbe-Grillet 1961: 13).
C’est dans le dernier essai de ce volume, „Du réalisme à la réalité“, que Robbe-
Grillet, tout en admettant avoir été parfois victime, lui aussi, de „l’illusion réaliste“,
définit sa conception de la réalité littéraire: „L’écriture romanesque ne vise pas à
informer, comme le fait la chronologie, le témoignage, ou la relation scientifique,
elle constitue la réalité“. Se référant à Kafka, pour Robbe-Grillet, „La littérature,
d’ailleurs, consisterait toujours, et d’une manière systématique, à parler d’autre
chose. Il y aurait un monde présent et un monde réel; le premier serait seul visible,
le second seul important“ (Robbe-Grillet 1961: 138, 141). Si la littérature constitue
la/sa réalité, si elle ne parle pas du monde présent, mais de son propre monde
réel („Le Monde réel“ étant le titre du cycle romanesque d’Aragon, conçu comme
réalisation d’un ‚réalisme socialiste‘ à la française, qui commence avec Les
Cloches de Bâle, 1934), le titre de cette partie du texte („Du réalisme à la réalité“)
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montre clairement que le „nouveau réalisme“, revendiqué par Robbe-Grillet au
début de l’œuvre, est aux antipodes de l’histoire que cette notion a connue jusque-
là. C’est le ‚réalisme‘ de la signification immédiate, de la „littérarité“ de la littérature
qui doit se mettre à la place des réalismes (historiques), qu’il s’agisse de celui du
XIXe siècle ou du ‚réalisme socialiste‘.
Un des rares écrivains à s’opposer à cette position qui domine à partir de la fin
des années 1950 dans le champ littéraire français est le jeune Georges Perec.
Avec son court essai de 1962, „Pour une littérature réaliste“, il s’oppose aussi bien
au Nouveau Roman qu’au groupe de Tel Quel. Définissant comme tâche de la lit-
térature „l’expression la plus totale des réalités concrètes“, celle-ci doit impliquer
une „mise en ordre du monde“: „c’est ce que nous appelons le réalisme“. Perec qui
combine ce ‚réalisme‘ avec un certain formalisme, précise pourtant que „décrire la
réalité c’est plonger en elle et lui donner forme“ (Perec 1992: 51). Manet de Mont-
frans souligne dans son Georges Perec. La contrainte du réel, que Perec partage
cette attention à la forme et à la construction avec les réalistes du XIXe siècle
(Montfrans 1999: 3). Il partage avec eux aussi un autre souci: tout en restant une
„activité individuelle“, „[l]a première exigence du réalisme, le premier clivage qui
permette de l’opposer au reste de la littérature, est ainsi la volonté de totalité“
(Perec 1992: 54).
Vu l’importance que Perec va gagner pour la génération des romanciers qui
commencent à publier autour de 1980, cette prise de position nette pour le réa-
lisme, à un moment où (presque) personne n’osait plus s’en réclamer, ne peut pas
être sous-estimée. François Bon, qui publie ce texte sur son site „le tiers livre“,
désigne le texte de Perec comme „une lecture cinétique, qui nous force à plonger
dans le réel comme lieu même de l’écriture, en tant qu’inconnu et en tant qu’appui
à la démarche réflexive qui constitue le langage comme littérature. Le texte de Pe-
rec me permet d’assumer le concept de réalisme“ (Bon 2010). On constate cepen-
dant que s’il s’agit d’une ‚réception‘, c’est une réception libre et critique. La „vo-
lonté de totalité“, qui chez Perec représentait une liaison avec certains réalistes du
XIXe siècle, a complètement disparu et il en va de même avec le réel comme lieu
de l’écriture. Si pour Perec, „décrire la réalité, c’est plonger en elle et lui donner
forme“ (Perec 1992: 51), Bon reprend cette formule mais pour lui donner une autre
signification, presque auto-réflexive quand il parle d’„appui à la démarche réflexive
qui constitue le langage comme littérature“ (Bon 2010). Pour Perec, la finalité n’est
pas seulement une démarche réfléchissant sur elle-même. A la fin de cette dé-
marche (individuelle), Perec envisage „la volonté de maîtriser le réel, de le com-
prendre et de l’expliquer“ (Perec 1992: 53). Cette intention ou cet espoir de pou-
voir arriver par la littérature (réaliste) à construire ou reconstituer une „totalité“
semble quelque soixante ans plus tard faire partie des illusions perdues des ro-
manciers d’aujourd’hui.
Dans un court essai souvent cité, écrit peu après la „défense et l’illustration du
réalisme“ de Perec, Roland Barthes analyse la fonction des descriptions ‚réalistes‘
dans la littérature depuis le classicisme. Même si le réel concret est réputé se suf-
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fire à lui-même, Barthes voit la littérature narrative caractérisée par ce qu’il appelle
l’illusion référentielle“:
„[L]a littérature réaliste est, certes, narrative, mais c’est parce que le réalisme
est en elle seulement parcellaire [...] confiné aux ‚détails‘, et que le récit le plus
réaliste qu’on puisse imaginer se développe selon des voies irréalistes“. Mais ces
détails, en disant „finalement rien d’autre que ceci: nous sommes le réel“, devien-
nent „le signifiant même du réalisme: il se produit un effet de réel, fondement de ce
vraisemblable inavoué qui forme l’esthétique de toutes les œuvres courantes de la
modernité“ (Barthes 1993a: 484). Tout en généralisant la notion de ‚réalisme‘,
Barthes lui donne une tout autre signification que chez Perec et chez le Barthes
des années 1950. Chez Perec, le ‚réalisme‘ devait permettre une compréhension
du monde dans sa totalité. Chez le Barthes des années 1960, ce n’est plus qu’une
illusion (perdue), en plus produite par les descriptions de „détails“ qui dans leur
ensemble produisent un „effet de réel“. S’il pense que ces „effets“ caractérisent
encore les „œuvres de la modernité“, ses espoirs et ses intentions vont dans le
sens opposé. Presque de la même manière que Robbe-Grillet, il revendique „qu’il
s’agit au contraire, aujourd’hui, de vider le signe et de reculer infiniment son objet
jusqu’à mettre en cause, d’une façon radicale, l’esthétique séculaire de la ‚repré-
sentation‘“ (Barthes 1993a: 484). On voit qu’entre le Nouveau Roman et le structu-
ralisme (bientôt poststructuralisme) à la Barthes, il ne reste plus de place pour le
réalisme, sauf celle d’un mouvement et d’une conception littéraire anachroniques.
Un tournant ‚réaliste‘? La littérature contemporaine (après 1980) et le ‚réalisme‘
Cette appréciation barthésienne du ‚réalisme‘ représente la position dominante,
non seulement concernant le discours (théorique) sur le ‚réalisme‘, mais aussi la
production littéraire des années 1960 et 1970. Dans le discours sur le ‚réalisme‘ de
la critique universitaire, le réalisme devient de plus en plus un phénomène histo-
rique. Cela concerne aussi bien la sociocritique d’un Claude Duchet que la stylis-
tique structurale de Philippe Hamon.7 Et dans le champ littéraire (romanesque) do-
mine ce qu’on qualifie aujourd’hui de „jeux formels“, souvent combinés avec des
conceptions issues des sciences humaines. Hans Robert Jauß a parlé des „at-
tentes vides“ du fin de siècle du XIXe siècle et par son formalisme autoréférentiel,
la littérature se trouve à la fin des années 1970 presque dans un cul-de-sac.
D’une certaine manière, le temps est venu pour un changement profond.
Comme les auteurs qui commençaient à publier autour de 1980 (Jean Echenoz,
François Bon, Leslie Kaplan ou Pierre Michon) avaient grandi avec les discussions
autour de la littérature comme „travail sur le signifiant“ (Tel Quel), et selon
l’appréciation de Kibédi Varga, „[o]n ne guérit pas rapidement de l’antinarratisme
de la modernité [...] le sens du récit est miné“ (Varga 1990: 20), ils essayaient
donc de trouver un compromis entre une littérature ‚théorique‘ et un roman redé-
couvrant avec le(s) sujet(s) la réalité extra-littéraire. Mais bientôt se développe une
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