La Lettre du Psychiatre • Vol. VI - n° 2 - mars-avril 2010 | 47
DOSSIER THÉMATIQUE
gier dans d’autres manières d’être. Le sujet sain peut
retrouver son corps, pas le schizophrène. Ce qui est
un abri temporaire pour l’un est une prison définitive
pour l’autre. Le schizophrène a perdu son corps vécu
et ne peut, sans l’aide d’un thérapeute, sortir de cette
manière d’existence dans laquelle il s’est retiré : “Le
malade ressent son corps comme un récipient qui
a perdu son contenu” (11), une enveloppe vide, un
contenant sans contenu. Le contenant est lui-même en
morceaux, sa première fonction se trouvant atteinte.
En perdant son corps, le sujet perd mémoire et
sentiments ; il perd donc l’accès à son existence
historique. Il y a un lien entre le corps d’un sujet et
son histoire. Qui perd l’accès à son corps vécu perd
aussi l’accès à son histoire. L’homme sans corps ne
sait plus qui il est, il perd son identité. Quand le
corps retrouve ses limites, le malade peut entrer
dans le temps de son histoire. L’espace du corps et le
temps sont liés. “L’espace, en se dépliant, engendre
le temps” (12).
Comment remédier à ce trouble de la forme qu’est
la schizophrénie ? Par la construction d’un phan-
tasme structurant, quand c’est possible. Le phan-
tasme structurant viendra suppléer à un manque
dans la structure. Il ne correspond pas à la réalité.
C’est une construction du traitement, un mythe. Tous
les phantasmes ne sont pas structurants.
G. Pankow propose un traitement à l’aide d’un
médiateur, le modelage.
Le modelage
“Dans la parole du névrosé, au-delà de la demande
adressée à l’analyste, il est possible d’entendre et d’in-
terpréter le désir inconscient qui s’y cache” (13). Dans
la névrose on peut se fier à la parole, dans la psychose,
non. La parole du schizophrène est cassée, dissociée.
Elle ne permet pas de faire surgir le désir inconscient
à partir de la demande adressée à l’analyste.
Pour établir le contact avec le patient, G. Pankow a
recours à un acte. Celui-ci doit combler le vide de la
parole dissociée et conduire le patient à la reconnais-
sance de son désir. Ce sera le modelage que le patient
effectuera à la demande de l’analyste et apportera
à la séance. Le modelage constitue une mise en
forme et donc une limite dans un univers narcis-
sique tout-puissant et clos. Cette mise en forme est
vécue comme menaçante par certains patients. “Un
professeur de philosophie atteint de schizophrénie
me disait un jour : ‘Chaque acceptation d’une forme
est une menace contre mon existence. Au moment
où j’accepte une forme définie, je suis perdu’” (14).
On demande au patient d’associer, de raconter une
histoire à partir du modelage. La plupart du temps les
patients schizophrènes n’en sont pas capables. Il faut
parfois utiliser une méthode plus directe. G. Pankow
donne l’exemple célèbre du modelage d’un soulier :
“Si vous étiez ce soulier, que pourriez-vous faire avec
mon corps ?”
Le modelage est défini comme une greffe qui devra
faire surgir une demande, puis un désir se référant au
corps de l’analyste. Le modelage est un “boosteur”
de désir, une sorte de piège à désir, et le passage par
le corps de l’analyste est incontournable.
Le modelage oblige le patient à faire des choix, et celui
qui fait un choix commence à sortir de la psychose. Le
pouvoir de symbolisation à partir du modelage dépend
du transfert auquel il est étroitement lié.
La greffe de transfert
Le transfert dans les psychoses est particulier et
ne peut s’appréhender comme le transfert dans le
champ des névroses. G. Pankow propose le terme
de “greffe de transfert”, décrite comme une relation
d’échanges corporels entre le patient et l’analyste, où
peut s’inscrire une dialectique de partie et de totalité.
La greffe de transfert est ce qui déclenche le processus
de symbolisation. Elle se produit dans l’espace tran-
sitionnel winnicottien. Il faut greffer pour pouvoir
symboliser. C’est l’acte de modeler qui opère la greffe.
Il s’agit d’un processus créateur qui ne pourrait se
produire sans une symbiose définie par G. Pankow
comme une charnière, un point dans l’espace où s’inau-
gure la symbiose entre la mère et l’enfant. Dans la
symbiose, il y a une spatialisation des relations objec-
tales, l’autre devient espace, enveloppe sécurisante.
L’analyste ne crée pas la greffe de transfert, il la propose.
Il ne peut y avoir de psychothérapie des psychoses sans
greffe de transfert, nous dit G. Pankow (15).
Et le délire ?
G. Pankow considère qu’il va tomber comme une
croûte quand le patient n’en aura plus besoin. Il ne
doit jamais être interprété.
G. Pankow est décédée en 1998 à Berlin, dans sa
famille. Elle s’est endormie pour une sieste dont elle
ne s’est jamais réveillée. Elle nous laisse le souvenir de
sa détermination, de sa passion et de son engagement
auprès des patients psychotiques. Elle avait horreur de
l’oppression et de la pensée unique, fût-ce la sienne.
Elle se tenait dans l’ouvert. ■
Références
bibliographiques
1. Heidegger M. Bâtir, habiter,
penser. Dans Essais et confé-
rences. Paris : Gallimard, collec-
tion Tel, n° 52, 1958:311-41.
2. Pankow G. Du corps perdu au
corps retrouvé. Une contribution
à la psychothérapie analytique
des psychoses. Conférence de
Louvain, Tijdschift voor filosofei
Leuwin, tome 2, 1968: 223-47.
3. Pankow G. L’Être-là du schizo-
phrène. Paris : Aubier Montaigne,
1981 (2e édition, 1983).
4. Siewerth G. Wort und Bild
(parole et image) Eine ontolo-
gische Interprétation. Düssel-
dorf : Schwann, 1952.
5. Pankow G. Structure fami-
liale et psychose. Paris: Aubier
Montaigne, 1983:14.
6. Pankow G. La dynamique de
l’espace vécu. Dans Présent à
Henri Maldiney. Lausanne : L’âge
d’homme, 1973:185-203.
7. Pankow G. L’Homme et
sa psychose. Paris : Aubier
Montaigne, 1983:269.
8. Pankow G. L’Être-là du schizo-
phrène. Paris : Aubier Montaigne,
1981:17.
9. Verney-Kurtz C. “L’approche
pankowienne des psychoses”,
Gisela Pankow, Institutions n° 37,
éd. Le Pli, 2006:14-31.
10. Cayrol J. Lazare parmi nous.
Dans Œuvre lazaréenne. Paris :
Seuil, 2007:769-823.
11. Pankow G. Conférence de
Louvain, op. cit.:227.
12. Pankow G. Structure fami-
liale et psychose. Paris : Aubier
Montaigne, 1983:172.
13. Pankow G. Quelques
remarques sur les greffes de
transfert. Conférence inédite,
1959.
14. Pankow G. L’homme et
sa psychose. Paris : Aubier
Montaigne, 1983:27.
15. Pankow G. L’Homme et
sa psychose. Paris: Aubier
Montaigne, 1983:114.