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DOSSIER THÉMATIQUE
L’approche des schizophrénies
selon Gisela Pankow
The schizophrenia approach of Gisela Pankow
C. Verney-Kurtz*
G
isela Pankow était ce qu’on peut appeler un
“personnage”. Elle ne mâchait pas ses mots
et n’avait pas pour habitude de ménager son
interlocuteur. Psychiatre psychanalyste d’origine allemande née à Düsseldorf en 1914, elle a été l’élève
puis l’assistante de E. Kretschmer dont elle a utilisé
la terminologie.
Installée à Paris à partir de 1956, c’est là que se sont
tenus son activité clinique et son enseignement.
Elle aimait les échanges et les voyages. Elle parlait
couramment plusieurs langues, et elle fit de nombreux
cours et conférences dans divers pays (Belgique,
Allemagne, États-Unis, Canada, Mexique, Australie,
Espagne, Tunisie, etc.). Elle était connue comme clinicienne plutôt que comme théoricienne.
Depuis toujours passionnée de philosophie, elle accordait une place particulière à la phénoménologie dans
ses travaux. S’appuyant sur Heidegger, notamment
sur un article qui s’intitule “Bâtir, habiter, penser” (1),
elle dit que “le corps en tant que corps habité est la
condition de notre être dans le monde”1 (2). Là où le
corps n’est pas habité, il y a un risque de délire. Elle
se situe dans le droit fil de E. Minkowski qui décrit la
schizophrénie comme un trouble du contact vital à la
réalité et pointe l’importance du monde des formes
qui s’oppose à celui des contenus.
L’approche de G. Pankow cherche à observer, à décrire
plus qu’à interpréter, à saisir la manière d’être des
malades dans la rencontre ; il s’agit de voir comment
cela fonctionne plutôt que de chercher pourquoi.
Il n’est pas nécessaire de connaître la cause de la
schizophrénie pour pouvoir rencontrer un malade
et le ramener dans le monde humain.
Elle se propose de saisir la psychose au niveau de
“l’être-ensemble” du thérapeute et du patient. Ce
patient, elle va le prendre par la main et l’accompagner dans une vertigineuse descente aux enfers.
1 Repris
dans L’Homme et sa psychose.
Elle utilise le terme de Dasein d’Heidegger : l’“êtrelà”, mentionné dans le titre d’un de ses livres : L’Êtrelà du schizophrène (3). Elle s’appuie sur les travaux
de G. Siewerth (4), un autre philosophe, élève
d’Heidegger – qu’elle cite dans Structure familiale
et psychose (5) –, et le terme d’“être-avec” classique
dans la phénoménologie allemande, se retrouve
fréquemment sous sa plume. G. Pankow connaissait bien le philosophe H. Maldiney, avec lequel elle
correspondait. Elle a participé à un ouvrage qui lui
est dédié, et dans lequel elle a écrit un article intitulé : “La dynamique de l’­espace vécu” (6). Elle s’est
également intéressée à l’œuvre de M. Merleau-Ponty
qu’elle cite à plusieurs reprises. Selon elle, la schizophrénie est une autre manière d’être-au-monde, une
autre façon d’exister. Le schizophrène se retire de
l’humanité et fuit dans d’autres mondes : minéraux
ou végétaux.
Pour G. Pankow, la maladie mentale est plurifactorielle. Il n’y a pas de psychogenèse pure.
La famille est prise en compte dans la cure, sollicitée
pour compléter l’observation du patient.
L’image du corps
L’approche pankowienne des psychoses est fondée
sur un concept contesté, source de malentendus :
l’image du corps. On trouve chez F. Dolto l’“image
inconsciente du corps”, mais l’image du corps
pankowienne est différente : elle est tout sauf une
image. Le terme d’“image du corps” vécu conviendrait déjà mieux, car il ne s’agit pas d’image au sens
du registre spéculaire, mais d’un vécu corporel.
G. Pankow nous décrit l’univers psychotique comme
un monde en ruine, “une maison, dit-elle, dont les
murs, les habitants, les objets sont étrangers et, plus
encore, pleins de menaces” (7).
* CMP de Vitry-sur-Seine.
La Lettre du Psychiatre • Vol. VI - n° 2 - mars-avril 2010 | 45
Résumé
L’approche de la schizophrénie proposée par Gisela Pankow se caractérise par le concept d’image du corps
qui fait de la schizophrénie un trouble de la forme. Les formes ont un pouvoir structurant dans les psychoses.
Mots-clés
Schizophrénie
Image du corps
Forme
Highlights
The approach of schizophrenia
by Gisela Pankow is based on
the concept of the body image
and turns schizophrenia into
a form trouble. Forms have
a structurising power in
psychosis.
Keywords
Schizophrenia
Body image
Form
La psychose est une intériorité constamment
menacée. Dans cet univers fragmenté, il faut
essayer de trouver une certaine unité. Sa méthode
de “structuration dynamique” consiste à restituer
l’unité apparemment perdue de couches psychiques
éparses. G. Pankow se propose de travailler à partir
de certains débris qui concernent le corps.
corps. La chevelure a été séparée du corps, elle existe
séparément du corps et elle est devenue elle-même un
corps. On n’est plus en présence d’un corps qui a une
chevelure, la chevelure n’est plus une partie d’un corps
auquel elle appartient. On est en présence d’une chevelure-corps ou d’un corps-chevelure. L’affaire se termine
mal : Hugues étrangle Jane à l’aide de la chevelure.
La dissociation atteint le corps
Deuxième fonction : le corps comme
contenu et sens
Dans la psychose, la dissociation atteint le corps :
“Des structures fondamentales de l’ordre symbolique
qui apparaissent au sein du langage et qui contiennent l’expérience première du corps sont détruites
dans la psychose” (8). La schizophrénie apparaît
en fonction de l’expérience du corps et du langage.
Cette dissociation du corps peut être plus ou moins
profonde. G. Pankow distingue deux niveaux de
dissociation et divise les psychoses en deux groupes :
les Kernpsychoses (psychoses nucléaires) et les Randpsychoses (psychoses marginales). Cette classification empruntée à E. Kretschmer est liée à deux
fonctions symbolisantes de l’image du corps.
Première fonction : le corps comme
forme totale, Gestalt
Le corps est une unité composée de différentes parties
qui ne peuvent être séparées de ce dernier et mener
une vie indépendante. Il y a, au niveau du corps, une
dialectique des parties et du tout. G. Pankow évoque
une loi immanente du corps. La schizophrénie est une
atteinte de cette première fonction. Dans la schizophrénie, le corps ne peut être saisi comme une unité.
La dissociation fait que le patient ne peut appréhender
son corps comme une totalité. Les différentes parties
du corps perdent leur lien avec la totalité pour réapparaître dans le monde extérieur. Une partie du corps
peut prendre la place de la totalité du corps.
G. Pankow cite pour exemple un roman de G.
Rodenbach : Bruges-la-Morte. À la suite du décès de
son épouse, Hugues conserve sa chevelure dans un
coffret. Sa maîtresse du moment, Jane, s’en empare
et joue avec, sans savoir de quoi il s’agit. Pour Hugues,
la chevelure n’est plus reconnue comme partie d’un
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Cette fonction concerne les Randpsychoses (9).
G. Pankow parle de “faille” dans l’image du corps,
d’une partie du corps non vécue, que le traitement
va se devoir de repérer et de réparer. À cette faille dans
l’image du corps correspond une faille dans la structure
familiale. Elle affirmait qu’il fallait trois générations
pour “faire” un schizophrène (elle n’était pas la seule à
le dire2). G. Pankow cherche à savoir ce qui se passait
dans la famille au moment de la conception de l’enfant.
La notion de forme est essentielle dans l’approche
pankowienne. La schizophrénie est un trouble de la
forme. Par la reconnaissance et la nomination des
formes, on peut atteindre la pensée. Le schizophrène
a créé une manière d’être pour se défendre.
Le corps perdu
G. Pankow s’appuie sur les écrits de J. Cayrol (10) qui
décrit son vécu en camp de concentration. Elle met
en évidence une sorte de mécanisme de défense qui
a trait à la relation du sujet à son corps. Face à la
torture, dit J. Cayrol, le corps était nié. G. Pankow en
déduit que l’homme peut renier son corps fouetté,
torturé et se réfugier dans un autre monde. Il s’agit
d’une évasion dans une autre manière d’être qui
s’accompagne d’une suspension du temps. Pour J.
Cayrol, le refuge, c’était le vieux pommier de son
jardin. Le prisonnier torturé n’est plus dans son corps,
il est dans le vieux pommier.
G. Pankow appelle “phénomène du corps perdu” cette
capacité de l’homme à quitter son corps pour se réfu2
F. Dolto le disait aussi.
DOSSIER THÉMATIQUE
gier dans d’autres manières d’être. Le sujet sain peut
retrouver son corps, pas le schizophrène. Ce qui est
un abri temporaire pour l’un est une prison définitive
pour l’autre. Le schizophrène a perdu son corps vécu
et ne peut, sans l’aide d’un thérapeute, sortir de cette
manière d’existence dans laquelle il s’est retiré : “Le
malade ressent son corps comme un récipient qui
a perdu son contenu” (11), une enveloppe vide, un
contenant sans contenu. Le contenant est lui-même en
morceaux, sa première fonction se trouvant atteinte.
En perdant son corps, le sujet perd mémoire et
sentiments ; il perd donc l’accès à son existence
historique. Il y a un lien entre le corps d’un sujet et
son histoire. Qui perd l’accès à son corps vécu perd
aussi l’accès à son histoire. L’homme sans corps ne
sait plus qui il est, il perd son identité. Quand le
corps retrouve ses limites, le malade peut entrer
dans le temps de son histoire. L’espace du corps et le
temps sont liés. “L’espace, en se dépliant, engendre
le temps” (12).
Comment remédier à ce trouble de la forme qu’est
la schizophrénie ? Par la construction d’un phantasme structurant, quand c’est possible. Le phantasme structurant viendra suppléer à un manque
dans la structure. Il ne correspond pas à la réalité.
C’est une construction du traitement, un mythe. Tous
les phantasmes ne sont pas structurants.
G. Pankow propose un traitement à l’aide d’un
médiateur, le modelage.
Le modelage
“Dans la parole du névrosé, au-delà de la demande
adressée à l’analyste, il est possible d’entendre et d’interpréter le désir inconscient qui s’y cache” (13). Dans
la névrose on peut se fier à la parole, dans la psychose,
non. La parole du schizophrène est cassée, dissociée.
Elle ne permet pas de faire surgir le désir inconscient
à partir de la demande adressée à l’analyste.
Pour établir le contact avec le patient, G. Pankow a
recours à un acte. Celui-ci doit combler le vide de la
parole dissociée et conduire le patient à la reconnaissance de son désir. Ce sera le modelage que le patient
effectuera à la demande de l’analyste et apportera
à la séance. Le modelage constitue une mise en
forme et donc une limite dans un univers narcissique tout-puissant et clos. Cette mise en forme est
vécue comme menaçante par certains patients. “Un
professeur de philosophie atteint de schizophrénie
me disait un jour : ‘Chaque acceptation d’une forme
est une menace contre mon existence. Au moment
où j’accepte une forme définie, je suis perdu’” (14).
On demande au patient d’associer, de raconter une
histoire à partir du modelage. La plupart du temps les
patients schizophrènes n’en sont pas capables. Il faut
parfois utiliser une méthode plus directe. G. Pankow
donne l’exemple célèbre du modelage d’un soulier :
“Si vous étiez ce soulier, que pourriez-vous faire avec
mon corps ?”
Le modelage est défini comme une greffe qui devra
faire surgir une demande, puis un désir se référant au
corps de l’analyste. Le modelage est un “boosteur”
de désir, une sorte de piège à désir, et le passage par
le corps de l’analyste est incontournable.
Le modelage oblige le patient à faire des choix, et celui
qui fait un choix commence à sortir de la psychose. Le
pouvoir de symbolisation à partir du modelage dépend
du transfert auquel il est étroitement lié.
La greffe de transfert
Le transfert dans les psychoses est particulier et
ne peut s’appréhender comme le transfert dans le
champ des névroses. G. Pankow propose le terme
de “greffe de transfert”, décrite comme une relation
d’échanges corporels entre le patient et l’analyste, où
peut s’inscrire une dialectique de partie et de totalité.
La greffe de transfert est ce qui déclenche le processus
de symbolisation. Elle se produit dans l’espace transitionnel winnicottien. Il faut greffer pour pouvoir
symboliser. C’est l’acte de modeler qui opère la greffe.
Il s’agit d’un processus créateur qui ne pourrait se
produire sans une symbiose définie par G. Pankow
comme une charnière, un point dans l’espace où s’inaugure la symbiose entre la mère et l’enfant. Dans la
symbiose, il y a une spatialisation des relations objectales, l’autre devient espace, enveloppe sécurisante.
L’analyste ne crée pas la greffe de transfert, il la propose.
Il ne peut y avoir de psychothérapie des psychoses sans
greffe de transfert, nous dit G. Pankow (15).
Et le délire ?
G. Pankow considère qu’il va tomber comme une
croûte quand le patient n’en aura plus besoin. Il ne
doit jamais être interprété.
G. Pankow est décédée en 1998 à Berlin, dans sa
famille. Elle s’est endormie pour une sieste dont elle
ne s’est jamais réveillée. Elle nous laisse le souvenir de
sa détermination, de sa passion et de son engagement
auprès des patients psychotiques. Elle avait horreur de
l’oppression et de la pensée unique, fût-ce la sienne.
Elle se tenait dans l’ouvert.
■
Références
bibliographiques
1. Heidegger M. Bâtir, habiter,
penser. Dans Essais et conférences. Paris : Gallimard, collection Tel, n° 52, 1958:311-41.
2. Pankow G. Du corps perdu au
corps retrouvé. Une contribution
à la psychothérapie analytique
des psychoses. Conférence de
Louvain, Tijdschift voor filosofei
Leuwin, tome 2, 1968: 223-47.
3. Pankow G. L’Être-là du schizophrène. Paris : Aubier Montaigne,
1981 (2e édition, 1983).
4. Siewerth G. Wort und Bild
(parole et image) Eine ontologische Interprétation. Düsseldorf : Schwann, 1952.
5. Pankow G. Structure familiale et psychose. Paris: Aubier
Montaigne, 1983:14.
6. Pankow G. La dynamique de
l’espace vécu. Dans Présent à
Henri Maldiney. Lausanne : L’âge
d’homme, 1973:185-203.
7. Pankow G. L’Homme et
sa psychose. Paris : Aubier
Montaigne, 1983:269.
8. Pankow G. L’Être-là du schizophrène. Paris : Aubier Montaigne,
1981:17.
9. Verney-Kurtz C. “L’approche
pankowienne des psychoses”,
Gisela Pankow, Institutions n° 37,
éd. Le Pli, 2006:14-31.
10. Cayrol J. Lazare parmi nous.
Dans Œuvre lazaréenne. Paris :
Seuil, 2007:769-823.
11. Pankow G. Conférence de
Louvain, op. cit.:227.
12. Pankow G. Structure familiale et psychose. Paris : Aubier
Montaigne, 1983:172.
13. Pa n ko w G . Q u e l q u e s
remarques sur les greffes de
transfert. Conférence inédite,
1959.
14. Pankow G. L’homme et
sa psychose. Paris : Aubier
Montaigne, 1983:27.
15. Pankow G. L’Homme et
sa psychose. Paris: Aubier
Montaigne, 1983:114.
La Lettre du Psychiatre • Vol. VI - n° 2 - mars-avril 2010 | 47
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