« Si un roi qui a défendu [interdit] les duels, et qui sait très assurément que deux gentilshommes de son royaume,
demeurant en diverses villes, sont en querelle, et tellement animés l’un contre l’autre, que rien ne les saurait empêcher
de se battre s’ils se rencontrent, si, dis-je, ce roi donne à l’un d’eux quelque commission [mission] pour aller certain
jour vers la ville où est l’autre, et qu’il donne aussi commission à cet autre pour aller le même jour vers le lieu où est le
premier, il sait bien assurément qu’ils ne manqueront pas de se rencontrer, et de se battre, et ainsi de contrevenir
[désobéir] à sa défense, mais il ne les y contraint pas pour cela ; et sa connaissance, et même la volonté qu’il a eue de
les y déterminer en cette façon, n’empêche pas que ce ne soit aussi volontairement et librement qu’ils se battent,
lorsqu’ils viennent à se rencontrer, comme ils l’auraient fait s’il n’en avait rien su, et que ce fût par quelqu’autre occasion
qu’ils se fussent rencontrés, et ils peuvent aussi justement être punis, parce qu’ils ont contrevenu à sa défense. »
René Descartes, Lettre à Elisabeth, 1646.
« Une pierre reçoit d’une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle continuera
nécessairement de se mouvoir après l’arrêt de l’impulsion externe. Cette permanence de la pierre dans son mouvement
est une contrainte, non pas parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion des causes
externes ; et ce qui est vrai pour la pierre, l’est aussi de tout objet singulier, qu’elle qu’en soit la complexité, et quel que
soit le nombre de ses possibilités : tout objet singulier, en effet, est nécessairement déterminé par quelque cause
extérieure à exister et à agir selon une loi précise et déterminée.
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, sache et pense qu’elle
fait tout l’effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle n’est consciente que de son
effort, et qu’elle n’est pas indifférente, croira être libre de persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu’elle
le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les
hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. C’est ainsi qu’un enfant croit désirer
librement le lait, et un jeune garçon irrité vouloir se venger s’il est irrité, mais fuir s’il est craintif. Un ivrogne croit dire
par une décision libre ce qu’ensuite il aurait voulu taire. De même, un dément, un bavard et de nombreux cas de ce genre
croient agir par une libre décision de leur esprit, et non pas portés par une impulsion. Et comme ce préjugé est inné à
tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas facilement. »
Spinoza, Lettre à Schuller, 1674
« Les hommes sont déclarés libres ; mais ne sait-on pas que l’instruction agrandit sans cesse la sphère de la liberté civile,
et, seule, peut maintenir la liberté politique contre toute espèce de despotisme ? Ne sait-on pas que, même sous la
Constitution la plus libre, l’homme ignorant est à la merci du charlatan, et beaucoup trop dépendant de l’homme instruit ;
et qu’une instruction générale, bien distribuée, peut seule empêcher, non pas la supériorité des esprits qui est nécessaire,
et qui même concourt au bien de tous, mais le trop grand empire [domination] que cette supériorité donnerait, si l’on
condamnait à l’ignorance une classe quelconque de la société ? Celui qui ne sait ni lire ni compter, dépend de tout ce
qui l’environne ; celui qui connait les premiers éléments du calcul ne dépendrait pas du génie de Newton, et pourrait
même profiter de ses découvertes. »
Talleyrand, Rapport sur l’instruction publique, 1791.
« Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister
quand se présente l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée
pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas
chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait, en le menaçant
d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte
plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être
assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu’il
peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et reconnait ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale,
lui serait restée inconnue. »
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, 1788.