UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE UNIVERSITAT POMPEU FABRA ÉCOLE DOCTORALE IV – Civilisations, cultures, littératures et sociétés Laboratoire de recherche : CRIMIC (EA 2561) POSITION DE THÈSE Thèse en cotutelle pour obtenir le grade de : DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Discipline / Spécialité : Études romanes / Espagnol, catalan et DOCTOR PER LA UNIVERSITAT POMPEU FABRA (BARCELONA) Présentée et soutenue par : Aymeric ROLLET Le 2 décembre 2013 PLACE ET FONCTION DES RÉFÉRENTS SPATIAUX ET TEMPORELS DANS LES THÉÂTRES DE JOSEP M. BENET I JORNET ET DE SERGI BELBEL (1989-2006) Sous la direction de : Mme Denise BOYER, Professeur émérite, Université Paris-Sorbonne M. Enric GALLÉN, Catedràtic, Universitat Pompeu Fabra (Barcelona) Jury: M. Michel BOURRET, Professeur, Université de Montpellier III Mme Denise BOYER, Professeur émérite, Université Paris-Sorbonne Mme Monique GÜELL, Professeur, Université Paris-Sorbonne M. Carles BATLLE, Professor, Institut del Teatre de Barcelona M. Enric GALLÉN, Catedràtic, Universitat Pompeu Fabra (Barcelona) M. Miquel M. GIBERT, Professor titular, Universitat Pompeu Fabra (Barcelona) Depuis une quarantaine d’années, la nature et même le degré de présence des référents spatiaux et temporels diffèrent considérablement dans le théâtre catalan, au moins selon les périodes, mais sans doute aussi selon les auteurs. Vers les années 1980, semble disparaître presque complètement de la scène catalane un théâtre dit « historique » qui puisait ses référents temporels dans des époques passées plus ou moins lointaines, à l’instar de Quan la ràdio parlava de Franco (1980) de Josep M. Benet i Jornet. Théâtre « historique » au sens où, comme l’écrit Josep Lluís Sirera, « après 1976, la période du franquisme deviendra officiellement de l’histoire »1. L’émergence, à partir du milieu des années 1980, d’une nouvelle génération d’auteurs (nés dans les années 1960), s’accompagne de toute une série de caractéristiques bien différentes parmi lesquelles on observe une tendance assez générale qui consiste à refuser tout ancrage de l’action dramatique dans une géographie et un moment historique précis et, davantage encore, à éluder toute représentation de Barcelone et/ou de la Catalogne. Tout se passe comme si le texte théâtral se trouvait orienté moins par une véritable conscience du monde, au sens d’un souci de description ou de représentation du réel, que par une forme de « conscience métatextuelle »2, qui permettrait de comprendre en partie l’indétermination temporelle et plus encore spatiale repérable dans la plupart des pièces écrites à la fin des années 1980 et au cours de la décennie suivante. On a choisi d’étudier ce phénomène – l’effacement (relatif) des référents spatiaux et temporels – dans les pièces écrites entre 1989 et 2006 par Josep M. Benet i Jornet et par Sergi Belbel, deux figures majeures de la dramaturgie catalane contemporaine et même deux auteurs largement considérés par la critique comme les plus représentatifs de leurs générations respectives. Au-delà bien sûr de l’amitié qui lie les deux dramaturges depuis de nombreuses années, tout un réseau de correspondances et d’échos s’est peu à peu tissé entre leurs œuvres, tant sur le plan thématique qu’esthétique ou poétique. Le fait, d’ailleurs, que Belbel ait mis en scène cinq pièces de Benet a sans doute largement contribué à ce contact entre les deux œuvres. Du reste, la question du traitement des référents spatiaux et temporels se pose de manière tout à fait singulière dans la production dramaturgique des deux auteurs, et c’est pourquoi on a souhaité étudier conjointement les œuvres de Benet et de Belbel. Même lorsque, dans le théâtre catalan, les références concrètes à une réalité donnée semblent retrouver une Visibilité relative, Belbel persiste à refuser tout ancrage géographique à l’action dramatique ; à l’inverse, alors que dans les années 1990 la Catalogne est théâtralement « invisible », selon le qualificatif employé par Sharon G. Feldman3, Benet n’hésite pas à situer explicitement l’action dramatique d’Olors « dans le vieux quartier de Barcelone »4. La période 1989-2006 constitue vraisemblablement une séquence assez homogène dans la production théâtrale des deux dramaturges, pour toute une série de raisons que l’on développe dans l’introduction. En particulier, l’année 2006 correspond à la date de la nomination de Belbel à la tête du Teatre Nacional de Catalunya – un fait qui peut être considéré, dans une certaine mesure, comme la cristallisation du double processus amorcé dans les années 1990, à la fois 1 « [...] després de 1976, el període del franquisme passarà a ser oficialment història ». SIRERA, Josep Lluís. « La memòria no té passat (Per a una contextualització del teatre històric català actual) ». In I Simposi internacional sobre teatre català contemporani. De la transició a l’actualitat. Barcelone : Institut del Teatre de la Diputació de Barcelona, 2005, p. 21. 2 « La conscience métatextuelle de la pièce est mise à contribution lorsque la pièce fait référence à sa propre énonciation, parle de l’acte de parler au lieu de représenter le monde, brisant ainsi la convention d’une fiction intangible. [...] le texte semble plus concerné par une réflexion sur lui-même et sur la théâtralité que par une description ou une représentation du monde. » PAVIS, Patrice. Le Théâtre contemporain. Paris : Armand Colin, 2004, p. 11. 3 Voir FELDMAN, Sharon G. « Catalunya invisible : Contemporary Theatre in Barcelona ». Arizona Journal of Hispanic Cultural Studies, vol. 6, 2002, p. 269-287. 4 « [...] al barri vell de Barcelona ». BENET I JORNET, Josep M. Olors. Barcelone : Proa, 2000, p. 27. 2 de retour au théâtre à texte et de réintégration de la figure de l’auteur sur la scène catalane (Belbel étant non seulement auteur, mais aussi metteur en scène). L’année 1989 marque, quant à elle, le début de l’échange artistique qui s’est noué entre les deux dramaturges. Le Centre Dramàtic de la Generalitat propose à Benet d’écrire une pièce avec la collaboration d’un metteur en scène ; le texte qui voit le jour s’intitule Desig ; pour « tuteur », selon le terme qu’il emprunte lui-même5, Benet choisit Belbel. L’écriture de Desig ouvre alors une voie nouvelle dans la dramaturgie de Benet : la pièce marque un véritable tournant, ainsi qu’un évident renouvellement formel, technique et stylistique, et il se produit en particulier une évolution notable dans le traitement des référents spatiaux et temporels6. La rareté des référents spatiaux et temporels, dans les pièces écrites entre 1989 et 2006, constitue l'un des traits communs aux deux auteurs, avec des exceptions particulièrement criantes au cours de la période considérée, surtout dans deux pièces écrites par Benet, Olors (1998) et Salamandra (2005). On s’autorise une seule (quasi) entorse à la période retenue, en intégrant Elsa Schneider au corpus, parce que la pièce fait figure d’exception du point de vue du traitement des référents en question. Comme toute exception, celle-ci mérite que l’on s’y attarde quelque peu. Du reste, un tel choix se justifie assez aisément puisque la pièce a certes été écrite en 1987, mais n'a été créée qu'au cours de la saison 1989-1990. On n’a pas eu pour ambition de prendre part aux débats linguistiques autour du terme et de la notion de référent, ni, bien entendu, de retracer de manière complète l'évolution de cette notion. Cependant, afin de pouvoir aborder la question et le « problème du référent »7 tels qu'ils se posent au théâtre, on a estimé indispensable de mettre l'accent, de manière synthétique, sur la définition du référent en linguistique, ainsi que sur les origines et les fondements théoriques de cette notion. L'emploi que la critique théâtrale réserve au terme de référent, en effet, n'est pas si étranger aux études linguistiques qu'on puisse faire l'économie d'un tel examen. Parmi les nombreux travaux consacrés à la question, on a choisi de ne retenir que les plus significatifs, ceux qui illustrent les conceptions les plus marquantes dans le champ des études linguistiques (Saussure, Frege, Ogden et Richards, Pierce, Jakobson, Morris, etc.). On observe des divergences majeures entre les différentes théories du processus de signification : à la suite de Saussure, par exemple, tous les structuralistes défendent la clôture linguistique, c’est-à-dire que le structuralisme écarte la référence de son champ d’étude8 ; pour le Groupe µ, en revanche, non seulement le référent fait partie du processus de signification, mais il apparaît même comme un terme du signe9. Quant à l’approche et à la définition retenues dans le cadre du présent travail, on considère que le référent ne fait pas à proprement parler partie du signe ; c’est en cela une notion bien distincte de celle de signifié. Le référent est néanmoins incontestablement lié au signe dans un parcours qui rapporte ce signe au monde. Mais, si l’on admet ainsi la nature extralinguistique du référent, on doit en même temps prendre conscience 5 « […] vaig demanar-lo a ell com a tutor d’una nova peça que jo havia d’escriure per a l’aleshores existent Centre Dramàtic de la Generalitat, amb seu al Teatre Romea i dirigit per Domènec Reixach. El text es titulava Desig […]. » BENET I JORNET, Josep M. Material d’enderroc. Barcelone : Edicions 62, 2010, p. 271. Ce rôle consiste non seulement à mettre en scène la pièce, mais aussi, en amont, à en accompagner l’écriture. 6 À propos de ce tournant ou de cette évolution, voir (entre autres) BATLLE I JORDÀ, Carles. « El darrer teatre de Benet i Jornet : un cicle ». In Josep M. Benet i Jornet i la fidelitat al teatre de text. Barcelone : Eumo, 2001, p. 93-119. Enric GALLÉN synthétise cette évolution dans les termes suivants, à travers l’exemple d’El gos del tinent : « con-fusió entre realitat i ficció ; ambigüitat de la situació dramàtica central, embolcallada d’una atmosfera intemporal carregada d’intriga i suggestions ; quatre personatges (dos homes i dues dones) aparentment anònims, abstractes i essencialitzats, actuen fortament condicionats per una història del passat que, explicada de forma personal per cadascun d’ells, es converteix en la base del conflicte central i de la possible resolució de l’obra » (« Pròleg ». In BENET I JORNET, Josep M. El gos del tinent. Barcelone : Edicions 62, 1997, p. 11). 7 UBERSFELD, Anne. Lire le théâtre. Paris : Éditions sociales, 1978, p. 37. 8 Voir (entre autres) BENVENISTE, Émile. Problèmes de linguistique générale, 1. Paris : Gallimard, 1966 ; et GREIMAS, Algirdas Julien. Sémantique structurale. Paris : PUF, 1986. 9 Voir (en particulier) GROUPE µ. Traité du signe visuel. Paris : Le Seuil, 1992. 3 d’une forme de double mouvement à l’œuvre dans le langage10 qui conduit à envisager la production du sens à travers un modèle triadique – hérité des travaux d’Ogden et Richards, et en général représenté dans un triangle qui met en relation le signifiant, le signifié et le référent11. En ce qui concerne la bibliographie relevant directement du champ des études théâtrales, on peut formuler trois observations : a) Contrairement aux études linguistiques, il y a dans les études théâtrales une forme de double consensus autour, d’une part, d’une définition assez communément admise de la notion de référent en linguistique (on entend par référent l’élément du monde auquel renvoie le signe), et d’autre part, de la complexité du « problème du référent ». Ce dernier a été amplement exposé, décrit et, au moins en partie, décrypté, par Anne Ubersfeld, dont les écrits font encore incontestablement autorité en la matière ; aussi s’est-on abondamment référé aux travaux de cet auteur. Mais, que ce soit dans l’introduction ou par la suite, on s’est évidemment nourri de plusieurs autres approches théoriques ; entre autres : Patrice Pavis, Jean-Pierre Ryngaert, Michel Pruner, María del Carmen Bobes Naves, Joan Abellán, María Paz Grillo Torres. b) En ce qui concerne précisément l’objet d’étude – et, en particulier, la présence variable de la réalité historique immédiate dans la dramaturgie catalane contemporaine –, cette thèse doit beaucoup aux travaux de Sharon G. Feldman12, ainsi qu’à ceux de Carles Batlle et d’Enric Gallén. c) L’approche de la forme dramatique, telle qu’on l’a développée tout au long de cette thèse, s’inspire à de nombreux égards des écrits de Jean-Pierre Sarrazac. La méthode retenue consiste à partir d’un relevé exhaustif des signifiants, aussi bien dans le discours des personnages que dans le texte didascalique. Bien qu’on s’intéresse ici à l’ensemble des œuvres théâtrales écrites par Benet et par Belbel entre 1989 et 2006, on a jugé préférable de se concentrer sur quatre pièces de chaque auteur : Desig, El gos del tinent, Olors et Salamandra pour Benet, Elsa Schneider, Tàlem, El temps de Planck et Forasters pour Belbel. Il semble en effet possible d’établir, à partir de ces œuvres, une sorte de typologie des différents systèmes référentiels, applicable à l’ensemble de la production théâtrale des deux auteurs au sein de la période considérée. On a cherché, à partir des éléments textuels ainsi sélectionnés, à déterminer ce à quoi ils renvoient dans le monde, à quels référents ils sont liés : à quelle image du monde – et plus précisément ici : à quelle image de l’espace et du temps – renvoient-ils ? On sait bien que la notion de réalité n’est pas satisfaisante, et que, de manière générale, aucun choix terminologique ne l’est pleinement – que l’on parle du monde ou qu’on emploie des adjectifs substantivés tels que le réel ou le donné – et, sans renoncer à ces emplois lexicaux, au moins s’est-on attaché à souligner que la formule dans le monde n’exclut en aucun cas les mondes fictionnels du champ de la présente étude. Autrement dit, la formule dans le monde désigne le « monde » ou le « réel » auquel renvoie l’œuvre et où elle puise ses référents, mais aussi le « monde » ou l’univers de fiction qui se construit au sein même de l’œuvre comme un univers de références possible. Ce dont on cherche la représentation, l’image, c’est l’espace et le temps ; la distinction réalité/fiction n’est alors pas (ou pas toujours) pertinente : L’œuvre littéraire ne parvient-elle pas à construire, d’une certaine manière, ses propres référents, c’est-à-dire une sorte d’horizon référentiel propre qui s’affranchirait, au moins en apparence et/ou en partie, de tout lien manifeste avec le monde ? 10 Paul RICŒUR décrit ce mouvement de la manière suivante : « le langage paraît […] mû par deux mouvements : l’un qui sépare le signe de la chose et le rapporte à d’autres signes dans la clôture d’un système linguistique, l’autre qui applique le signe à la réalité, le rapporte au monde et ainsi ne cesse de compenser le mouvement de la différence par celui de la référence. » Voir son article intitulé « Signe et sens ». Encyclopædia Universalis, vol. 14, 1972, p. 1010-1015. 11 Pour retrouver le triangle sémiotique dans son état originel, voir OGDEN, Charles K. RICHARDS, Ivor A. The Meaning of Meaning. A Study of the Influence of Language upon Thought and of the Science of Symbolism. Londres : Routledge & Kegan Paul, 1960, p. 11. Le triangle que l’on a reproduit dans l’introduction de cette thèse est issu de ECO, Umberto. Le Signe. Op. cit., p. 36. 12 Selon Sharon G. FELDMAN, tout se passe comme si le théâtre catalan contemporain, depuis les années 1980 et peut-être davantage encore dans la période qui a suivi la tenue des Jeux Olympiques de Barcelone (1992), se caractérisait par un progressif effacement des référents spatiaux, notamment. 4 Dans une première partie intitulée « L’élision comme norme ? », on étudie ce qui semble constituer la norme du point de vue statistique et, dans une certaine mesure, chronologique, c’est-à-dire une certaine tendance à l’élision des références à la réalité historique immédiate et, en particulier, à l’effacement des marqueurs identitaires et des indications de nature locale. Dans un premier chapitre (« La dramaturgie catalane de la fin du XXe au début du XXIe siècle »), on dresse d’abord un panorama général du théâtre écrit en catalan au cours des dernières décennies afin de nuancer les notions de disparition (ou d’effacement) et de retour des référents en question. On s’interroge aussi sur l’influence possible d’un certain nombre de modèles dramaturgiques – une influence qui pourrait expliquer en partie l’inclination des dramaturges pour une forme d’indétermination spatiale et temporelle. Dans un deuxième chapitre essentiellement théorique (« Un désert référentiel ? Les catégories de l’Espace et du Temps au théâtre »), on mène une réflexion autour des catégories du temps et de l’espace dans l’expérience théâtrale. On définit les principales notions auxquelles on fait appel dans la suite de ce travail : espace scénique, espace dramatique et espace contigu ; temps scénique et temps dramatique. À la fin de ce chapitre, on avance plusieurs pistes de réflexions et hypothèses à travers la lecture de quelques didascalies initiales issues d’un petit nombre de pièces écrites en Catalogne à partir des années 1990. On remarque en particulier que, souvent, les éléments scéniques semblent s’articuler autour de différents fils (utilitaire, métaphorique, connotatif, etc.) qui appartiennent tous, pour ainsi dire, à deux ordres de « réalité » : d’une part, la réalité de la scène (avec ses contraintes techniques, scénographiques, etc.), et d’autre part, celle du langage dans la mesure où les différentes constructions de l’espace scénique s’apparenteraient, d’une certaine manière, à une figure rhétorique au sens où ces images de l’espace se feraient aussi images de la parole en figurant ou en transposant visiblement sur la scène les conditions par définition invisibles de cette parole. D’où cette hypothèse, à vérifier : il arriverait alors que les espaces au théâtre, par ailleurs divers, comptent moins comme images d’un certain lieu dans le monde que pour leur double fonctionnement à la fois rhétorique (qui serait le mode de l’espace où un acte de parole peut être accompli) et sui-référentiel (qui serait le mode selon lequel l’espace au théâtre ne cesserait jamais vraiment de se rapporter à soi-même et de dire le théâtre). On commence, dans le troisième chapitre (« 1989 : le monde absent ? »), l’étude de cas portant sur les huit pièces énumérées plus haut. On examine tout d’abord le traitement des référents spatiaux et temporels dans Desig et dans Tàlem, deux pièces qui peuvent être considérées comme des exemples paradigmatiques de l’effacement des référents en question et, plus largement, d’un certain type référentiel que l’on propose d’appeler référentialité interne (ou fictionnelle). Dans Desig, on met en évidence une forme de référentialité interne opaque : les lieux évoqués sont choisis avec une grande minutie, de même que les signifiants temporels ; cela permet de construire au texte théâtral des référents (spatiaux et temporels) qui ne prennent leur place, à proprement parler, qu’au sein de l’univers fictionnel. Ces référents n’ont pas pour fonction, semble-t-il, de renvoyer au monde (au réel) mais bien plutôt de constituer toute une série de repères permettant au lecteur/spectateur de s’orienter – et de se perdre – dans l’histoire souvent opaque qui voit le jour sous ses yeux. Dans le même temps, les référents en question remplissent une fonction métathéâtrale, dans la mesure où ils se font discours sur les structures mêmes de la trame fictionnelle. Dans Tàlem, on envisage le fonctionnement et la signification d’une certaine référentialité interne ludique : la valeur intra-référentielle du texte théâtral prend une fonction hautement ludique, c’est-à-dire que les constructions spatiotemporelles élaborées par Belbel constituent vraisemblablement l’un des principaux biais par lesquels s’établit la complicité avec le lecteur/spectateur – dans un double souci de divertir ce dernier (en engageant le traitement de l’action dramatique sur la voie de la comédie) et de poursuivre à travers l’écriture théâtrale une expérimentation formelle déjà 5 présente dans les pièces antérieures : Belbel joue avec le temps, et c’est là l’un des principaux ressorts de son écriture dramatique, en particulier à partir de Tàlem. La seconde partie de cette thèse, intitulée « Théâtre et réel : le jeu de la visibilité et de la lisibilité », a pour but de mettre en lumière les différents rapports qu’entretiennent les pièces du corpus avec la norme observée. Le premier chapitre (« Une dramaturgie de la référentialité interne ? ») rassemble les analyses de trois textes théâtraux – El gos del tinent (1996) de Benet, El temps de Planck (1999) et Forasters (2004) de Belbel – qui ressortissent à ce que l’on pourrait appeler une dramaturgie de l’effacement ou de l’élision. On tente en particulier de mettre en évidence, dans la pièce de Benet, une forme singulière de surprise de l’espace, qui se fonde sur une utilisation tout à fait signifiante de l’espace contigu : on cherche à montrer comment le processus de signification semble se fonder ici très largement sur le rapport de contiguïté. On essaie de mettre en évidence, dans El temps de Planck, une certaine domesticité de l’univers – formule qui fait écho à l’intime au théâtre dans la mesure où ce dernier suppose, selon Jean-Pierre Sarrazac, une « conflagration du petit et du grand, du microcosme et du macrocosme, de la maison et de l’univers, du moi et du monde »13. On propose de parler d’une dramaturgie de la particule pour rendre compte d’un texte théâtral dont les signes sont sans cesse assemblés, puis disloqués pour être refondus et donner forme ainsi à toute une suite de nouveaux espaces-temps ; une pièce qui, par sa structure même, vient signifier l’expérience (intime) des catégories de l’espace et du temps en offrant une traduction (dramaturgique, scénique) de ce qui par nature n’est ni représentable ni même tout à fait traduisible. On introduit ici une référence philosophique qui traverse une grande partie de cette thèse – Vladimir Jankélévitch, et en particulier son ouvrage intitulé La Mort –, car il y a vraisemblablement chez Belbel, au fur et à mesure de sa production et à travers des formes sans cesse renouvelées, une volonté de trouver des traductions dramaturgiques de l’« instant mortel » ou « instant létal », dont le philosophe rend compte à travers la formule d’« instant ponctuel ou punctiforme »14. C’est ce que l’on étudie aussi dans Forasters, que l’on envisage comme un mélodrame anachronique : on observe un double désaccord anachronique dans la pièce, au sens à la fois d’un désaccord des personnages avec la logique du Temps et d’un désajustement de la chronologie qui permet à l’auteur de refondre entre eux des signes définis au préalable comme appartenant à deux ensembles bien distincts (les deux époques qui délimitent l’univers fictionnel) et, à travers ce jeu de confusion/fusion, de construire non seulement au texte théâtral mais aussi à la partition scénique un référent qui surplombe tous les autres, en tant que le texte (écrit) et sa représentation scénique (induite par le texte didascalique) renvoient – en la figurant paradoxalement – à l’image pourtant inconcevable de la quoddité de l’instant mortel. On esquisse, à la fin de l’étude consacrée à Forasters, une réflexion autour de la notion de « territoire rhétorique », élaborée par Vincent Descombes dans une étude qu’il consacre à Marcel Proust15. Bien qu’empruntée au champ des études romanesques, cette notion peut s’appliquer fructueusement au personnage de théâtre – et à travers lui, au texte théâtral – qu’elle permet d’envisager non pas à l’aune de l’espace physique ou géographique, mais sous l’angle du discours conçu comme territoire16. 13 SARRAZAC, Jean-Pierre. Théâtres intimes. Arles : Actes Sud, 1989, p. 70. JANKÉLÉVITCH, Vladimir. La Mort. Paris : Flammarion, 1999, p. 222. 15 DESCOMBES, Vincent. Proust. Philosophie du roman. Paris : Les Éditions de Minuit, 1987. 16 On avait amorcé cette réflexion dans un article antérieur : ROLLET, Aymeric. « “Où le personnage est-il chez lui ?” La notion de “territoire rhétorique” dans le théâtre catalan contemporain ». Les conférences du SEC, sous la direction de Mònica Güell, Catalonia n°9, octobre 2011, Université Paris-Sorbonne, revue électronique. En ligne : http://www.crimic.parissorbonne.fr/IMG/pdf/Catalonia_11_Rollet.pdf. 6 14 Les deux derniers chapitres se consacrent aux trois exceptions (au moins apparentes) que compte le corpus. On analyse d’abord Elsa Schneider, qui constitue pour ainsi dire une fausse exception dans la mesure où la présence, voire l’abondance – tout à fait inédites dans le théâtre de Belbel – des référents spatiaux et temporels s’expliquent assez aisément par la nature même du projet dramaturgique : on étudie les référents spatiaux et temporels en tenant compte de la démarche bien spécifique qui préside à l’écriture de la pièce, c’est-à-dire en interrogeant la notion de dramaturgie qu’il faut sans doute – sous l’influence notable de José Sanchis Sinisterra – concevoir davantage comme une opération de réécriture transgénérique que comme un simple exercice de dramatisation d’une œuvre originale non théâtrale (« L’ici et maintenant du théâtre dans Elsa Schneider de Sergi Belbel : une fausse exception »). Le troisième chapitre (« Retour de Barcelone et du monde : Olors et Salamandra de Josep M. Benet i Jornet ») propose une analyse et une interprétation des deux seules véritables exceptions présentes dans le corpus quant à la norme observée. On cherche à comprendre les ressorts de la métaphorisation paradoxalement spectaculaire de l’invisibilité qui se trouve à l’œuvre dans Olors. On tente de mettre en lumière les principales caractéristiques de ce que l’on pourrait appeler une dramaturgie élégiaque ou de la trace. On étudie une forme singulière de « représentation de la représentation »17, qui tient sans doute en partie au fait que la pièce vient clore une trilogie amorcée avec Una vella, coneguda olor et poursuivie avec Baralla entre olors : l’appareil photographique du personnage de MARIA, juché sur son trépied, reflète bien autre chose que le seul objet apparent de sa visée ; au-delà de la démolition de Barcelone (qu’il n’a pas pour fonction de véritablement capter), il reflète en effet le regard de MARIA sur son passé, le regard de l’auteur sur son propre théâtre et sur le temps qui passe, et le regard aussi du spectateur sur le spectacle qui lui est ainsi signifié. MARIA le suggère : « Les cours résonnent »18. Olors est un miroir sonore, mais aussi visuel et olfactif puisque la pièce, à travers une écriture qui fait appel à la mémoire sensorielle, met en reflet les espaces et les temps. C’est peut-être ainsi que l’on doit comprendre la valeur autoréférentielle de certains référents spatiaux et temporels : tout se passe comme si Benet indiquait que l’on ne photographie jamais le réel, mais toujours seulement soi-même sous les dessus du réel – le monde, dans Olors, n’est présent qu’au prisme de l’intime, et ne constitue pour ainsi dire qu’une extériorité (visible) sur laquelle se projette l’invisible de la conscience et des sentiments, ainsi mis en partage et en spectacle. On envisage enfin Salamandra comme une pièce-parabole fondée sur une structure comparative complexe, qui met en relation toute une série de lieux géographiques, de réalités historiques, mais aussi de situations (fictionnelles) que traversent les personnages. On repère même une structure comparative hypertrophiée, au sein de laquelle l’auteur semble trouver le moyen d’inciter le lecteur/spectateur à porter un regard distancié sur l’action dramatique et sur les différentes isotopies repérables dans la pièce. L’analyse de ce texte, complexe et ambitieux, permet de formuler une hypothèse de lecture : certes, dans Salamandra, le réel est présent, et même omniprésent, dans toute sa densité, dans toute sa complexité ; mais ce qui se donne à voir à travers la multiplicité fragmentaire des représentations/évocations du monde, c’est peut-être avant tout l’épaisseur de la voix auctoriale elle-même. Autrement dit, le texte théâtral ne s’apparente pas véritablement à un discours – direct, immédiat, univoque – sur le monde et sur l’Histoire ; il semble plutôt dévoiler, tout au long de sa progression, une certaine inquiétude de l’écriture : Comment rendre compte de « la réalité » quand il n’y a que « des réalités », comme le déclare le personnage de TRAVIS19 ? Comment témoigner du réel alors que ce dernier est nécessairement fragmenté, pluriel, changeant ? Theatrum scriptorum : Benet, ici, a peut-être 17 On fait allusion à l’analyse du tableau de Diego Velázquez, Las Meninas, par Michel FOUCAULT. Voir Les Mots et les choses. Paris : Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1966. 18 « Els patis ressonen. » BENET I JORNET, Josep M. Olors. Op. cit., p. 57. 19 « CLAUD : La realitat. Li dónes la realitat, al públic. TRAVIS : Li dono realitats. » BENET I JORNET, Josep M. Salamandra. Barcelone : Proa, 2005, p. 56. 7 écrit une pièce sur la pièce à écrire – comme si toute œuvre, dès lors qu’elle prétend saisir le réel, ne pouvait en fin de compte qu’en énoncer le projet. En mettant en relation les différentes analyses partielles effectuées tout au long de ce travail, on se propose de revenir, dans un chapitre de synthèse, sur certains des principaux territoires dramaturgiques privilégiés des théâtres de Benet et de Belbel. « Territoires » que l’on pourrait entendre comme les différents espaces au sein desquels s’enracine et se développe le drame, et qui se définiraient tout à la fois par des coordonnées spatiotemporelles variables (en fonction de la nature et de la présence même des référents spatiaux et temporels : l’Univers, l’Occident, l’Europe, la Catalogne, la Guerre Civile espagnole, la Seconde Guerre Mondiale, la fin du XXe siècle barcelonais, le présent de l’acte d’écriture, l’ici et maintenant de la représentation, etc.), par des contenus (tels que des thèmes de prédilection) et par toute une série d’aspects formels et/ou structurels (structure temporelle, fragmentation de l’espace, polyphonie du discours, utilisation d’un matériau non spécifiquement dramatique, etc.). On commence par une critique des deux grands types référentiels auxquels on s’est d’abord référé, en montrant que l’opposition entre référentialité interne et référentialité externe est opérante dans un premier temps, mais qu’elle n’est en aucun cas suffisante. Si l’on s’en tenait à cette opposition, on se limiterait à une approche constative/descriptive, qui permettrait seulement de prendre acte de la présence ou de l’absence des référents spatiaux et temporels, et l’on serait dupe d’une double illusion, voire d’un double aveuglement : d’une part, une invisibilité manifeste n'exclut évidemment pas toujours la lisibilité (d’une réalité historique déterminée, d’un phénomène précis, d’un événement donné) et, d’autre part, la présence parfois considérable de toute une série de référents spatiaux et temporels n’induit pas nécessairement et/ou pas exclusivement un discours sur la réalité historique à laquelle renvoient pourtant ces référents – Elsa Schneider, par exemple, ne parle pas de Saint-Marin, de l’Autriche, de l’Allemagne ou de la France, il ne s’agit pas non plus d’une pièce sur l’époque d’Arthur Schnitzler ou sur celle de Romy Schneider, et Olors, à la limite, ne parle peut-être pas tant de Barcelone que du passage du temps et de l’inéluctabilité de la disparition, à travers l’image d’une partie de la ville en ruines et promise à la démolition. Depuis le niveau macrocosmique de l’Univers jusqu’aux microcosmes domestiques et intimes, Benet et Belbel creusent le réel selon des modes et avec des moyens dramaturgiques variés, donnant ainsi lieu à des constructions spatiotemporelles assez diverses, et l’on peut alors observer différents effets de la présence et/ou de l’absence du réel : effacement des référents spatiaux et/ou temporels, ou au contraire, omniprésence des références géographiques et historiques ; sentiment de dilution du monde ; effet paradoxal de lisibilité de la réalité historique malgré son invisibilité manifeste. En dressant une sorte de bilan des principaux résultats obtenus par l’étude des textes du corpus, on a tenté de systématiser certaines analyses et certaines observations dans le souci de découvrir comment la forme dramatique – à partir du traitement de l’espace et du temps – élabore son propre système de signification et se renouvelle peut-être ainsi en permanence. En particulier : a) on a cherché à identifier la présence et les modalités du dévoilement d’un certain nombre d’images de la contemporanéité ; b) on a examiné les différentes relations d’accessibilité entre univers fictionnel et monde de référence – relations d’accessibilité qui se trouvent définies par le rapport entre l’univers fictionnel et le monde de référence, en même temps que par les modalités diverses du renvoi au réel depuis le texte théâtral20 ; c) on s’est interrogé sur le rapport souvent déterminant entre le scénique, le dramatique et le contigu et l’on a alors pu repérer, entre autres, ce que l’on pourrait décrire comme deux poétiques du Temps à l’œuvre dans les théâtres de Benet et de Belbel ; d) on a enfin émis l’hypothèse d’une certaine dramaturgie de l’Inquiétude, qui trouverait des réalisations diverses selon les auteurs et même selon les textes, et qui orienterait le texte théâtral vers un spectacle de l’Invisible paradoxalement tourné vers l’élément indicible et irreprésentable de l’expérience intime. 20 Voir PAVIS, Patrice. Le Théâtre contemporain. Op. cit. Dans cet ouvrage, l’auteur se propose d’adapter au genre théâtral le modèle d’analyse élaboré par Umberto ECO qui repère, dans le texte narratif, cinq niveaux structuraux « diversement conçus, comme les stades idéaux d’un processus de génération et/ou d’interprétation » (Lector in fabula. Paris : Grasset, 1985, p. 85). 8