Troubles bipolaires et abus de substances H.-J. AUBIN (1) Il existe une relation de comorbidité entre abus de substances et troubles bipolaires. Deux études épidémiologiques ECA et NCS retrouvent un lien entre la dépendance à l’alcool ou aux drogues et la manie ou le trouble bipolaire I (tableau I). Ce lien est plus marqué en cas de manie qu’en cas de dépression unipolaire. TABLEAU I. — Comorbidité (représentée par odds ratio) entre les diagnostics addictologiques et les troubles de l’humeur dans les enquêtes en population générale ECA et NCS (d’après 5, 9). Dép. OH Abus OH Dép. Abus drogues drogues ECA BP I BP II EDM unipolaire 5,5 3,1 1,6 3 3,9 0,9 11,1 3,7 3,7 5,9 3,9 3,3 NCS Manie EDM unipolaire 9,7 2,7 0,3 1 8,4 2,8 1,2 1,7 La comorbidité du trouble bipolaire avec les abus de substances est particulièrement importante en cas de substances stimulantes (cocaïne par exemple). La consommation excessive d’alcool se retrouve préférentiellement pendant les épisodes maniaques (7, 10). NATURE DE LA RELATION ENTRE TROUBLE BIPOLAIRE ET ABUS DE SUBSTANCES Plusieurs hypothèses peuvent être évoquées : – une confusion diagnostique entre les deux troubles, – un renforcement de la vulnérabilité à l’abus de substances par le trouble bipolaire, – une décompensation d’un trouble bipolaire induit par l’abus de substances chez des sujets vulnérables, – une sensibilisation réciproque neuronale par kindling, – des facteurs de vulnérabilité communs. Une confusion diagnostique est possible Les conduites addictives peuvent induire la plupart des symptômes psychiatriques. Les patients alcoolodépendants avec répercussions organiques et sociales présentent souvent des éléments dépressifs : humeur dépressive, dévalorisation (congruents à la situation), anhédonie, modification de l’appétit et du poids, troubles du sommeil (réveil matinal précoce), anergie, troubles cognitifs, gestes suicidaires souvent impulsifs. Il est donc possible de retrouver un tableau dépressif du simple fait de l’intoxication alcoolique chronique. Inversement, l’intoxication à la cocaïne entraîne une mégalomanie, une réduction du sommeil, une logorrhée, une tachypsychie, une désinhibition sociale pouvant faire évoquer un épisode hypomaniaque ou maniaque. Afin d’illustrer la possibilité d’une confusion diagnostique, une étude (non publiée réalisée dans le service de l’hôpital E. Roux à Limeil Brévannes) a tenté d’évaluer l’évolution de la symptomatologie dépressive lors du sevrage alcoolique. Les patients inclus étaient alcoolodépendants (selon les critères DSM IV) sevrés depuis moins de 3 jours, hospitalisés en alcoologie, n’ayant reçu aucun traitement antidépresseur dans les deux dernières semaines. Ils présentaient tous les critères d’un épisode dépressif majeur sauf le critère D du DSM IV (symptômes éventuellement imputables à la consommation de substances). Les 30 sujets retenus avaient une moyenne d’âge de 44 ans ; 81 % étaient des hommes. Ils cotaient en moyenne pour 7 critères d’épisode dépressif. La date d’admission hospitalière correspondait dans 70 % des cas au premier jour de sevrage, dans 22 % des cas au (1) Service d’Addictologie, Limeil-Brévannes. L’Encéphale, 2006 ; 32 : 25-9, cahier 2 S 25 H.-J. Aubin deuxième jour de sevrage et dans 7 % des cas au troisième jour de sevrage. Le score de dépression aux échelles d’hétéro-évaluation d’Hamilton et d’auto-évaluation IADS (Irritability Depression and Anxiety Scale) a significativement diminué dès la première semaine de sevrage en l’absence de traitement antidépresseur. Une abstinence alcoolique associée à un traitement par benzodiazépines et une hospitalisation permettent une diminution significative des éléments dépressifs. Le score à l’échelle d’Hamilton était réduit de moitié chez 78 % des patients dès la première semaine de sevrage et chez 96 % des patients dès la deuxième semaine de sevrage. Il s’agissait donc pour la plupart de dépressions induites par l’alcool (figure 1). Dans la classification du DSM IV, le diagnostic de trouble thymique ne peut pas être porté si les symptômes dépressifs, maniaques ou hypomaniaques sont imputables aux effets physiologiques d’une substance (critères D, E ou F). Le diagnostic de trouble de l’humeur induit par une substance dans le DSM IV répond aux critères suivants : A. Perturbation thymique au premier plan (1 ou 2) : 1) humeur dépressive ou anhédonie, 2) élévation de l’humeur. B. L’examen montre (1 ou 2) : 1) les symptômes A se sont développés pendant l’intoxication ou dans le mois ayant suivi une intoxication ou le sevrage, 2) la perturbation est étiologiquement liée à la prise d’une substance. C. La perturbation n’est pas mieux expliquée par un autre trouble de l’humeur non induit par une substance : 1) la survenue des symptômes a précédé le début de la prise de la substance, 2) les symptômes ont persisté un mois après la fin d’une intoxication grave ou d’un sevrage, 3) les symptômes sont disproportionnés par rapport à ce qui peut être attendu d’un contexte de consommation, 4) antécédents d’épisodes dépressifs majeurs récents. Remarque : Le terme de trouble induit est discutable car il laisse entendre une relation étiologique entre le trouble et l’abus de substances alors qu’il n’existe objectivement qu’une relation temporelle. Les troubles bipolaires pourraient renforcer la vulnérabilité à l’abus de substances Dans le cadre des épisodes maniaques, les freins à la consommation peuvent être levés en raison d’une impulsivité, d’un trouble du jugement, d’un sentiment d’invulnérabilité. L’alcoolisation ou la consommation de sédatifs peuvent correspondre à une automédication afin de limiter les troubles du sommeil ou la tachypsychie. Lors des épisodes dépressifs, le sentiment d’impuissance peut être un facteur favorisant une consommation de toxiques. Il peut aussi s’agir d’une automédication de S 26 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 25-9, cahier 2 la douleur morale par l’alcool ou les sédatifs, et du ralentissement psychomoteur par les stimulants (13, 16). L’abus de substances pourrait démasquer un trouble bipolaire chez des patients vulnérables Cette hypothèse est évoquée dans les travaux de Sonne et al. (13) et Winokur et al. (17, 18), sans qu’ils apportent d’élément de preuve convaincant. Mais le diagnostic de trouble thymique pendant l’intoxication ne peut être posé si l’on se réfère au DSM IV. Il existe une sensibilisation réciproque par kindling Au cours de l’évolution du trouble bipolaire, les périodes de rémission se raccourcissent, évoquant la possibilité d’un kindling ou embrasement neuronal se majorant au fil des épisodes thymiques. Il existe une sensibilisation neuronale lors de l’intoxication à la cocaïne et du sevrage alcoolique. La symptomatologie du syndrome de sevrage alcoolique est aggravée par la répétition des sevrages. Les antiépileptiques (topiramate et valproate de sodium) sont efficaces dans la prévention du syndrome de sevrage et de la rechute alcoolique (4, 11). Certains facteurs de vulnérabilité communs sont partagés Les facteurs de vulnérabilité communs évoqués sont : – l’impulsivité, – certains facteurs génétiques : il y aurait une association familiale entre les diagnostics d’alcoolisme et de trouble bipolaire (8, 15). EFFETS DE LA COMORBIDITÉ Sur l’évolution des troubles bipolaires Le trouble bipolaire primaire (apparition du premier épisode thymique antérieure à la dépendance à la substance) est de moins bon pronostic qu’un trouble bipolaire secondaire (apparition du premier épisode thymique postérieure à la dépendance). Le trouble bipolaire primaire est associé à un plus grand nombre d’hospitalisations, des rémissions plus tardives, des états mixtes ou cycles rapides plus fréquents. L’évolution du trouble bipolaire secondaire est liée à celle de la conduite addictive (1, 2, 12, 14, 17). Sur l’évolution de l’abus de substances Le seul impact majeur est une aggravation des conduites addictives lors des épisodes maniaques (13). L’Encéphale, 2006 ; 32 : 25-9, cahier 2 Troubles bipolaires et abus de substances Dépression (Hamilton) Dépression (IDAS) Score de dépression (HDRS) Score de dépression (IDAS) 25 9 8,3 8 19,3 20 7 6 15 5 4,4*** 4 10 3,6*** 3 7,3*** 5 2 3,9*** 1 0 J1 J8 0 J15 Anxiété (IDAS) J15 Score d’irritabilité interne (IDAS) 9 8,5 8 8 7 7 6 8,1 8,1 6 5,3*** 5 5 3,9*** 4 4 3 2 3 1 1 0 J8 Irritabilité interne (IDAS) Score d’anxiété (IDAS) 9 J1 2,7*** 2 J1 J8 0 J15 J1 J8 J15 Irritabilité externe (IDAS) Score d’irritabilité externe (IDAS) 6 5,5 5 4 2,1*** 3 2,2*** 2 1 0 J1 J8 J15 FIG. 1. — Évolution des scores de dépression au cours des deux semaines suivant le sevrage alcoolique. S 27 H.-J. Aubin L’Encéphale, 2006 ; 32 : 25-9, cahier 2 Sur le plan de la pharmacothérapie Les cycles rapides et les états mixtes, plus fréquents lors d’abus de substances, seraient des facteurs de résistance à la lithiothérapie. De plus, le lithium n’est pas efficace dans l’alcoolisme simple. Les sels de lithium ne sont donc pas dans ce cas le traitement de premier choix. Les anticonvulsivants semblent être en revanche le traitement de première intention car ils sont plus efficaces sur les cycles rapides, les états mixtes et le syndrome de sevrage alcoolique. Le valproate de sodium agirait sur la prévention des rechutes alcooliques (3, 6, 11). DIAGNOSTIC DES TROUBLES BIPOLAIRES CHEZ LES ALCOOLIQUES Il est difficile de poser le diagnostic de trouble bipolaire chez les patients alcooliques. À l’hôpital E. Roux (Limeil Brévannes), une base de données de 472 patients alcoolodépendants a permis d’étudier la prévalence sur la vie entière des troubles thymiques indépendants ou induits par l’alcool ou (tableau II). Différentes variables ont été décrites pour chaque patient telles que : variables sociodémographiques, comorbidités somatiques et psychiatriques (troubles de l’humeur, troubles anxieux, trouble des conduites, personnalité antisociale, conduites addictives). Les diagnostics de l’axe I ont été posés suite à un entretien structuré à l’aide du MINI (Mini International Neuropsychiatric Interview). Pour affirmer le diagnostic de trouble thymique indépendant de l’abus de substances (contrairement au trouble induit par l’alcool), les symptômes devaient soit précéder la dépendance à l’alcool, soit être apparus ou avoir persisté plus d’un mois après le sevrage. 66 patients (13,98 % de l’effectif) ont présenté au moins un épisode maniaque ou hypomaniaque : 25 épisodes hypomaniaques sur 34 et 17 épisodes maniaques sur 32 étaient induits par l’alcool ; 14 patients ayant présenté un épisode maniaque ou hypomaniaque n’ont jamais présenté d’épisode dépressif majeur. 52 patients (11,02 % de l’effectif) ont présenté un épisode dépressif majeur : 31 épisodes sur 52 étaient induits par l’alcool. 4 patients (0,85 % de l’effectif) répondent aux critères de trouble bipolaire II pur. 9 patients (1,91 % de l’effectif) répondent aux critères de trouble bipolaire I pur. On peut donc se poser la question de l’indication des traitements thymorégulateurs. Faut-il traiter uniquement les troubles bipolaires considérés purs, ou bien l’ensemble des patients présentant un épisode maniaque ou hypomaniaque ? Trois groupes de sujets peuvent être définis afin de les comparer : – patients exempts d’épisode maniaque ou hypomaniaque, soit 406 sujets ; – patients ayant présenté un épisode maniaque ou hypomaniaque indépendant de l’alcool, soit 24 sujets ; – patients ayant présenté un épisode maniaque ou hypomaniaque induit par l’alcool, soit 42 sujets. Les patients alcoolodépendants ayant fait un épisode hypomaniaque ou maniaque indépendant ou induit par l’alcool se distinguaient des patients sans comorbidité bipolaire par de nombreuses caractéristiques communes : sociodémographiques (jeune âge), alcoologiques (mode de consommation paroxystique, sévérité de l’alcoolisme), dimensions de personnalité (recherche de nouveauté, impulsivité), comorbidités psychiatriques (âge du premier épisode dépressif majeur, prévalences du trouble anxieux généralisé, de l’état de stress posttraumatique, du trouble anxieux induit par l’alcool, du trouble des conduites dans l’enfance et de la personnalité antisociale), événements de vie (prévalence des tentatives de suicide), qualité de vie altérée (SF36). Les patients alcoolodépendants ayant fait un épisode hypomaniaque ou maniaque induit par l’alcool se caractérisaient plus spécifiquement par une forte pression alcoologique (prévalence masculine, alcoolisme paternel, âge précoce de l’abus et de la dépendance à l’alcool, forte consommation d’alcool, prévalence du trouble de l’humeur induit par l’alcool et de la phobie sociale). Enfin, les patients alcoolodépendants ayant fait un épisode hypomaniaque ou maniaque indépendant avaient peu de caractéristiques spécifiques. TABLEAU II. — Caractéristiques cliniques à partir de 472 alcooliques. N = 472 Hypomanie Manie Total Indép. OH Induit OH Indép. OH Induit OH Indép. OH 4 (0,85 %) 5 (1,06 %) 9 (1,91 %) 3 (0,64 %) 21 (4,45 %) Induit OH 2 (0,42 %) 16 (3,39 %) 5 (1,06 %) 8 (1,69 %) 31 (6,57 %) Pas d’EDM 3 (0,64 %) 4 (0,85 %) 1 (0,21 %) 6 (1,27 %) 14 (2,97 %) TOTAL 9 (1,91 %) 25 (5,30 %) 15 (3,18 %) 17 (3,60 %) 66 (13,98 %) EDM S 28 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 25-9, cahier 2 Ces résultats montrent que, loin de se différencier clairement, les patients alcoolodépendants ayant fait un épisode hypomaniaque ou maniaque induit ou indépendant avaient au contraire des caractéristiques essentiellement communes. Ceci ne plaide pas pour une attitude thérapeutique différenciée. Ainsi, les quelques données actuellement disponibles plaident en faveur de la mise en route d’un traitement thymorégulateur devant tout épisode maniaque ou hypomaniaque, qu’il soit indépendant ou induit par l’alcool. Le valproate semble aujourd’hui le traitement de première intention (11). En revanche, le traitement antidépresseur ne semble pas être indiqué dans les épisodes dépressifs induits par l’alcool, qui disparaissent spontanément avec l’abstinence dans la majorité des cas. Références 1. BAETHGE C, BALDESSARINI R, KAUR KHALSA H et al. Substance abuse in first-episode bipolar I disorder : indications for early intervention. Am J Psychiatry 2005 ; 162 : 1008-10. 2. BRADY K, CASTO S, LYDIARD R. Substance abuse in an inpatient psychiatric sample. Am J Drug Alcohol Abuse 1991 ; 17 : 389-97. 3. BRADY K, MYRICK H, HENDERSON S et al. The use of divalproex in alcohol relapse prevention : a pilot study. Drug and Alcohol Dependence 2002 ; 67 : 323-30. 4. BROWN M, ANTON R, MALCOLM R. Alcoholic detoxification and withdrawal seizures : clinical support for a kindling hypothesis. Biol Psychiatry 1986 ; 43 : 107-13. Troubles bipolaires et abus de substances 5. KESSLER R, NELSON C, McGONAGLE K et al. 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