L’Encéphale, 2006 ;
32 :
25-9, cahier 2
S 25
Troubles bipolaires et abus de substances
H.-J. AUBIN
(1)
(1) Service d’Addictologie, Limeil-Brévannes.
Il existe une relation de comorbidité entre abus de subs-
tances et troubles bipolaires. Deux études épidémiologi-
ques ECA et NCS retrouvent un lien entre la dépendance
à l’alcool ou aux drogues et la manie ou le trouble
bipolaire I
(tableau I)
. Ce lien est plus marqué en cas de
manie qu’en cas de dépression unipolaire.
La comorbidité du trouble bipolaire avec les abus de
substances est particulièrement importante en cas de
substances stimulantes (cocaïne par exemple). La con-
sommation excessive d’alcool se retrouve préférentielle-
ment pendant les épisodes maniaques (7, 10).
NATURE DE LA RELATION ENTRE TROUBLE
BIPOLAIRE ET ABUS DE SUBSTANCES
Plusieurs hypothèses peuvent être évoquées :
une confusion diagnostique entre les deux troubles,
un renforcement de la vulnérabilité à l’abus de subs-
tances par le trouble bipolaire,
une décompensation d’un trouble bipolaire induit par
l’abus de substances chez des sujets vulnérables,
une sensibilisation réciproque neuronale par
kin-
dling
,
des facteurs de vulnérabilité communs.
Une confusion diagnostique est possible
Les conduites addictives peuvent induire la plupart des
symptômes psychiatriques. Les patients alcoolodépen-
dants avec répercussions organiques et sociales présen-
tent souvent des éléments dépressifs : humeur dépres-
sive, dévalorisation (congruents à la situation),
anhédonie, modification de l’appétit et du poids, troubles
du sommeil (réveil matinal précoce), anergie, troubles
cognitifs, gestes suicidaires souvent impulsifs. Il est donc
possible de retrouver un tableau dépressif du simple fait
de l’intoxication alcoolique chronique. Inversement,
l’intoxication à la cocaïne entraîne une mégalomanie, une
réduction du sommeil, une logorrhée, une tachypsychie,
une désinhibition sociale pouvant faire évoquer un épi-
sode hypomaniaque ou maniaque.
Afin d’illustrer la possibilité d’une confusion diagnosti-
que, une étude (non publiée réalisée dans le service de
l’hôpital E. Roux à Limeil Brévannes) a tenté d’évaluer
l’évolution de la symptomatologie dépressive lors du
sevrage alcoolique. Les patients inclus étaient alcoolodé-
pendants (selon les critères DSM IV) sevrés depuis moins
de 3 jours, hospitalisés en alcoologie, n’ayant reçu aucun
traitement antidépresseur dans les deux dernières semai-
nes. Ils présentaient tous les critères d’un épisode dépres-
sif majeur sauf le critère D du DSM IV (symptômes éven-
tuellement imputables à la consommation de substances).
Les 30 sujets retenus avaient une moyenne d’âge de
44 ans ; 81 % étaient des hommes. Ils cotaient en
moyenne pour 7 critères d’épisode dépressif. La date
d’admission hospitalière correspondait dans 70 % des cas
au premier jour de sevrage, dans 22 % des cas au
TABLEAU I. —
Comorbidité (représentée par odds ratio)
entre les diagnostics addictologiques et les troubles
de l’humeur dans les enquêtes en population générale ECA
et NCS (d’après
5,
9).
Dép.
OH Abus
OH Dép.
drogues Abus
drogues
ECA
BP I 5,5 3 11,1 5,9
BP II 3,1 3,9 3,7 3,9
EDM
unipolaire
1,6 0,9 3,7 3,3
NCS
Manie 9,7 0,3 8,4 1,2
EDM
unipolaire
2,7 1 2,8 1,7
H.-J. Aubin L’Encéphale, 2006 ;
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S 26
deuxième jour de sevrage et dans 7 % des cas au troi-
sième jour de sevrage. Le score de dépression aux échel-
les d’hétéro-évaluation d’Hamilton et d’auto-évaluation
IADS
(Irritability Depression and Anxiety Scale)
a signifi-
cativement diminué dès la première semaine de sevrage
en l’absence de traitement antidépresseur. Une absti-
nence alcoolique associée à un traitement par benzodia-
zépines et une hospitalisation permettent une diminution
significative des éléments dépressifs. Le score à l’échelle
d’Hamilton était réduit de moitié chez 78 % des patients
dès la première semaine de sevrage et chez 96 % des
patients dès la deuxième semaine de sevrage. Il s’agissait
donc pour la plupart de dépressions induites par l’alcool
(figure 1)
.
Dans la classification du DSM IV, le diagnostic de trou-
ble thymique ne peut pas être porté si les symptômes
dépressifs, maniaques ou hypomaniaques sont imputa-
bles aux effets physiologiques d’une substance (critères
D, E ou F).
Le diagnostic de trouble de l’humeur induit par une
substance dans le DSM IV répond aux critères suivants :
A. Perturbation thymique au premier plan (1 ou 2) :
1) humeur dépressive ou anhédonie,
2) élévation de l’humeur.
B. L’examen montre (1 ou 2) :
1) les symptômes A se sont développés pendant
l’intoxication ou dans le mois ayant suivi une intoxication
ou le sevrage,
2) la perturbation est étiologiquement liée à la prise
d’une substance.
C. La perturbation n’est pas mieux expliquée par un
autre trouble de l’humeur non induit par une substance :
1) la survenue des symptômes a précédé le début de
la prise de la substance,
2) les symptômes ont persisté un mois après la fin d’une
intoxication grave ou d’un sevrage,
3) les symptômes sont disproportionnés par rapport à
ce qui peut être attendu d’un contexte de consommation,
4) antécédents d’épisodes dépressifs majeurs récents.
Remarque
: Le terme de trouble induit est discutable
car il laisse entendre une relation étiologique entre le trou-
ble et l’abus de substances alors qu’il n’existe objective-
ment qu’une relation temporelle.
Les troubles bipolaires pourraient renforcer
la vulnérabilité à l’abus de substances
Dans le cadre des épisodes maniaques, les freins à la
consommation peuvent être levés en raison d’une impul-
sivité, d’un trouble du jugement, d’un sentiment d’invulné-
rabilité. L’alcoolisation ou la consommation de sédatifs
peuvent correspondre à une automédication afin de limiter
les troubles du sommeil ou la tachypsychie.
Lors des épisodes dépressifs, le sentiment d’impuis-
sance peut être un facteur favorisant une consommation
de toxiques. Il peut aussi s’agir d’une automédication de
la douleur morale par l’alcool ou les sédatifs, et du ralen-
tissement psychomoteur par les stimulants (13, 16).
L’abus de substances pourrait démasquer
un trouble bipolaire chez des patients vulnérables
Cette hypothèse est évoquée dans les travaux de
Sonne
et al.
(13) et Winokur
et al.
(17, 18), sans qu’ils
apportent d’élément de preuve convaincant.
Mais le diagnostic de trouble thymique pendant l’intoxi-
cation ne peut être posé si l’on se réfère au DSM IV.
Il existe une sensibilisation réciproque par kindling
Au cours de l’évolution du trouble bipolaire, les périodes
de rémission se raccourcissent, évoquant la possibilité
d’un kindling ou embrasement neuronal se majorant au fil
des épisodes thymiques.
Il existe une sensibilisation neuronale lors de l’intoxica-
tion à la cocaïne et du sevrage alcoolique. La symptoma-
tologie du syndrome de sevrage alcoolique est aggravée
par la répétition des sevrages.
Les antiépileptiques (topiramate et valproate de
sodium) sont efficaces dans la prévention du syndrome
de sevrage et de la rechute alcoolique (4, 11).
Certains facteurs de vulnérabilité communs
sont partagés
Les facteurs de vulnérabilité communs évoqués sont :
– l’impulsivité,
certains facteurs génétiques : il y aurait une associa-
tion familiale entre les diagnostics d’alcoolisme et de trou-
ble bipolaire (8, 15).
EFFETS DE LA COMORBIDITÉ
Sur l’évolution des troubles bipolaires
Le trouble bipolaire primaire (apparition du premier épi-
sode thymique antérieure à la dépendance à la substance)
est de moins bon pronostic qu’un trouble bipolaire secon-
daire (apparition du premier épisode thymique postérieure
à la dépendance). Le trouble bipolaire primaire est associé
à un plus grand nombre d’hospitalisations, des rémissions
plus tardives, des états mixtes ou cycles rapides plus fré-
quents. L’évolution du trouble bipolaire secondaire est liée
à celle de la conduite addictive (1, 2, 12, 14, 17).
Sur l’évolution de l’abus de substances
Le seul impact majeur est une aggravation des condui-
tes addictives lors des épisodes maniaques (13).
L’Encéphale, 2006 ;
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25-9, cahier 2 Troubles bipolaires et abus de substances
S 27
FIG. 1. —
Évolution des scores de dépression au cours des deux semaines suivant le sevrage alcoolique.
0
5
10
15
20
25
19,3
7,3***
3,9***
Score de
dépression (HDRS)
Dépression (Hamilton) Dépression (IDAS)
J1 J8 J15
0
1
2
5
7
98,3
4,4***
3,6***
Score de
dépression (IDAS)
J1 J8 J15
8
6
3
4
0
1
4
6
8
98,5
5,3***
3,9***
Score
danxiété (IDAS)
Anxiété (IDAS) Irritabilité interne (IDAS)
J1 J8 J15
7
5
2
3
0
1
2
7
6
5
4
3
9
8,1 8,1
2,7***
Score dirritabilité
interne (IDAS)
J1 J8 J15
8
Irritabilité externe (IDAS)
0
1
2
3
65,5
2,1***
2,2***
Score dirritabilité
externe (IDAS)
J1 J8 J15
4
5
H.-J. Aubin L’Encéphale, 2006 ;
32 :
25-9, cahier 2
S 28
Sur le plan de la pharmacothérapie
Les cycles rapides et les états mixtes, plus fréquents
lors d’abus de substances, seraient des facteurs de résis-
tance à la lithiothérapie. De plus, le lithium n’est pas effi-
cace dans l’alcoolisme simple. Les sels de lithium ne sont
donc pas dans ce cas le traitement de premier choix.
Les anticonvulsivants semblent être en revanche le trai-
tement de première intention car ils sont plus efficaces sur
les cycles rapides, les états mixtes et le syndrome de
sevrage alcoolique. Le valproate de sodium agirait sur la
prévention des rechutes alcooliques (3, 6, 11).
DIAGNOSTIC DES TROUBLES BIPOLAIRES
CHEZ LES ALCOOLIQUES
Il est difficile de poser le diagnostic de trouble bipolaire
chez les patients alcooliques.
À l’hôpital E. Roux (Limeil Brévannes), une base de
données de 472 patients alcoolodépendants a permis
d’étudier la prévalence sur la vie entière des troubles thy-
miques indépendants ou induits par l’alcool ou
(tableau II)
.
Différentes variables ont été décrites pour chaque patient
telles que : variables sociodémographiques, comorbidités
somatiques et psychiatriques (troubles de l’humeur, trou-
bles anxieux, trouble des conduites, personnalité antiso-
ciale, conduites addictives). Les diagnostics de l’axe I ont
été posés suite à un entretien structuré à l’aide du MINI
(Mini International Neuropsychiatric Interview)
. Pour affir-
mer le diagnostic de trouble thymique indépendant de
l’abus de substances (contrairement au trouble induit par
l’alcool), les symptômes devaient soit précéder la dépen-
dance à l’alcool, soit être apparus ou avoir persisté plus
d’un mois après le sevrage.
66 patients (13,98 % de l’effectif) ont présenté au moins
un épisode maniaque ou hypomaniaque : 25 épisodes
hypomaniaques sur 34 et 17 épisodes maniaques sur 32
étaient induits par l’alcool ; 14 patients ayant présenté un
épisode maniaque ou hypomaniaque n’ont jamais pré-
senté d’épisode dépressif majeur.
52 patients (11,02 % de l’effectif) ont présenté un épi-
sode dépressif majeur : 31 épisodes sur 52 étaient induits
par l’alcool.
4 patients (0,85 % de l’effectif) répondent aux critères
de trouble bipolaire II pur.
9 patients (1,91 % de l’effectif) répondent aux critères
de trouble bipolaire I pur.
On peut donc se poser la question de l’indication des
traitements thymorégulateurs. Faut-il traiter uniquement
les troubles bipolaires considérés purs, ou bien l’ensemble
des patients présentant un épisode maniaque ou hypo-
maniaque ?
Trois groupes de sujets peuvent être définis afin de les
comparer :
patients exempts d’épisode maniaque ou hypo-
maniaque, soit 406 sujets ;
patients ayant présenté un épisode maniaque ou
hypomaniaque indépendant de l’alcool, soit 24 sujets ;
patients ayant présenté un épisode maniaque ou
hypomaniaque induit par l’alcool, soit 42 sujets.
Les patients alcoolodépendants ayant fait un épisode
hypomaniaque ou maniaque indépendant ou induit par
l’alcool se distinguaient des patients sans comorbidité
bipolaire par de nombreuses caractéristiques commu-
nes : sociodémographiques (jeune âge), alcoologiques
(mode de consommation paroxystique, sévérité de
l’alcoolisme), dimensions de personnalité (recherche de
nouveauté, impulsivité), comorbidités psychiatriques
(âge du premier épisode dépressif majeur, prévalences
du trouble anxieux généralisé, de l’état de stress post-
traumatique, du trouble anxieux induit par l’alcool, du trou-
ble des conduites dans l’enfance et de la personnalité
antisociale), événements de vie (prévalence des tentati-
ves de suicide), qualité de vie altérée (SF36). Les patients
alcoolodépendants ayant fait un épisode hypomaniaque
ou maniaque induit par l’alcool se caractérisaient plus
spécifiquement par une forte pression alcoologique (pré-
valence masculine, alcoolisme paternel, âge précoce de
l’abus et de la dépendance à l’alcool, forte consommation
d’alcool, prévalence du trouble de l’humeur induit par
l’alcool et de la phobie sociale). Enfin, les patients alcoo-
lodépendants ayant fait un épisode hypomaniaque ou
maniaque indépendant avaient peu de caractéristiques
spécifiques.
TABLEAU II. —
Caractéristiques cliniques à partir de 472 alcooliques.
N = 472 Hypomanie Manie Total
Indép. OH Induit OH Indép. OH Induit OH
EDM
Indép. OH 4
(0,85 %)
5
(1,06 %)
9
(1,91 %)
3
(0,64 %)
21
(4,45 %)
Induit OH 2
(0,42 %)
16
(3,39 %)
5
(1,06 %)
8
(1,69 %)
31
(6,57 %)
Pas d’EDM 3
(0,64 %)
4
(0,85 %)
1
(0,21 %)
6
(1,27 %)
14
(2,97 %)
TOTAL 9
(1,91 %)
25
(5,30 %)
15
(3,18 %)
17
(3,60 %)
66
(13,98 %)
L’Encéphale, 2006 ;
32 :
25-9, cahier 2 Troubles bipolaires et abus de substances
S 29
Ces résultats montrent que, loin de se différencier clai-
rement, les patients alcoolodépendants ayant fait un épi-
sode hypomaniaque ou maniaque induit ou indépendant
avaient au contraire des caractéristiques essentiellement
communes. Ceci ne plaide pas pour une attitude théra-
peutique différenciée.
Ainsi, les quelques données actuellement disponibles
plaident en faveur de la mise en route d’un traitement thy-
morégulateur devant tout épisode maniaque ou hypoma-
niaque, qu’il soit indépendant ou induit par l’alcool. Le val-
proate semble aujourd’hui le traitement de première
intention (11). En revanche, le traitement antidépresseur
ne semble pas être indiqué dans les épisodes dépressifs
induits par l’alcool, qui disparaissent spontanément avec
l’abstinence dans la majorité des cas.
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