Saida Rahal Khamassi Théâtralité dans l’œuvre de Picasso 2 22 Introduction « La peinture » passe d’une image qui sert pour visualiser l’aboutissement d’un long et pénible processus d’érudition et de calculs à une entité active dans la poïétique. C’est à partir de ce moment décisif, qu’un discours sur la théâtralité devient possible. Picasso est fasciné par les acquis que son prédécesseur classique Vélasquez a réalisé à la peinture espagnole, notamment le rôle de prospection qu’il réussit à lui faire attribuer. Il s’agit de la prospection des autres artifices du scénario de la représentation classique, qui ne se passe pas sans jeu avec le dispositif perspectif. Il en finit par déduire que la peinture peut être l’équivalent ou le substitut de la réalité. Cet événement inédit, fait la véritable spectacularité de l’œuvre de Picasso. Ce peintre qui en épuisant dans l’univers de l’altérité, celle de la peinture de ses prédécesseurs et celle de la réalité qui l’entoure, inverse et trans-forme toutes les anciennes conceptions et options relatives à l’acte de peindre. Que fait Picasso ou comment procède-t-il pour créer et pour re-créer l’espace où s’exprime cette théâtralité ? Cet espace qui d’après ses Ménines, ne 2 3 contient ni « écriture perspectiviste », ni mise en cadre séparative, cet espace où on ne peut cliver la fiction de la réalité, ni l’illusion de la vérité ? Ce qui explique, peut être, l’énigme et l’ambigüité suscitées par l’œuvre de Picasso, notamment ses Ménines, cette œuvre, qui tout en gardant « sa charge mimétique », reflète un grand effort de faire l’écart avec le « modèle ». Ce fait, est l’un des principaux « enjeux », qui constitue le dialogue peinture-réalité, qui est un dialogue de souche classique. Dans ce dialogue, le spectateur peut voir et peut sentir une forte présence de théâtralité. Mais, est ce que cet enjeu, suffit-il à épuiser l’idée d’une théâtralité de la peinture ? Ou, faut-il encore ajouter l’existence d’une manière spécifique de travailler et de faire la peinture ? Picasso dit : « Je ne cherche pas », ce qui revient à dire ; je ne m’efforce pas de trouver des solutions aux énigmes soulevées par les générations picturales précédentes. Mais il s’agit plutôt – pour lui – de trouver toujours de nouvelles énigmes dans et à la peinture. Ce fait constitue le véritable attrait du spectacle de la peinture. Ainsi, Picasso a-t-il réussi à trouver et à nommer l’énigme des Ménines comme telle ? A-t-il réussi à la faire dé-tourner en de nouvelles énigmes, pertinentes, qui peuvent servir la peinture. Il ajoute « Je trouve », c’est-à-dire je rencontre les autres, leur peinture et leur « moi » (plastique). Cette rencontre-dé-couverte, constitue la véritable intention picassienne. « Trouver », veut dire en latin « composer », « mettre ensemble ». Quoi ? Sinon la 42 subjectivité et l’altérité picturales. La théâtralité, est donc ce mystérieux et énigmatique procédé qui permet, de faire co-exister subjectivité et universalité. Le principe d’universalité sera appliqué au présent ouvrage, dans le sens de varier les témoins et les témoignages, pour relever un double défi, celui de bien définir et celui de bien analyser la théâtralité, comme étant une notion qui se rattache, autant à l’esthétique qu’à la poïétique. A ce niveau, il est peut être judicieux de préciser que la notion en question dans cet ouvrage, celle de la théâtralité, n’est pas réduite à un certain parallélisme ou à une certaine correspondance entre deux formes d’expression artistique distinctes, à savoir la peinture et le théâtre. Et ceci, parce que « pour Picasso, la peinture et le théâtre sont des représentations du réel. Ils sont autonomes et ils adoptent la même démarche »1. La théâtralité a son autonomie par rapport au « théâtre » proprement dit, et théâtraliser en peinture, ce n’est pas chercher à obtenir l’effet du cube scénographique sur les deux dimensions du tableau, comme c’était le cas dans la tradition picturale de la Renaissance. Au contraire, la théâtralité se voit comme un procédé de « visibilité plastique (…) qui exprime l’essence et l’autonomie (…) de la peinture vis-à-vis 1 H. Hemaidi, Picasso et le théâtre in Ecriture et peinture au XXe siècle, Sud Editions, Maisonneuve et Larose, 2004, p222. 2 5 des autres arts »2, ce qui va à l’encontre des procédés de la représentation imitative et illusoire. Comme le soutiennent certains auteurs, la relation de Picasso avec le théâtre, peut être analysée et étudiée sur trois dimensions3. « La première est a trait à la présence quasi permanente et dominante de la théâtralité dans l’ensemble de son œuvre. La seconde, concerne sa collaboration à des spectacles de théâtre. La troisième est liée à son expérience d’auteur dramatique »4. L’intérêt du présent ouvrage sera porté sur la première. Comme l’affirme D. Cooper in D. Milhau, en matière de théâtre « la véritable trouvaille de Picasso a été de démontrer-comme d’ailleurs il l’a fait dans le reste de son œuvre-que celui qui sait s’emparer des formes et des moyens traditionnels existants, les manier autrement, peut arriver à un résultat révolutionnaire mais qui n’est qu’un juste renouvellement des procédés de tous les temps ». Faut-il préciser que l’usage des termes de théâtre, de théâtralité, de scène et de spectacle… est surtout un usage d’ordre linguistique, pour procéder à une 2 Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, Armand Colin, 2003, p441. 3 Voir l’intervention de H. Hemaidi, intitulée « Picasso et le théâtre-Dramatisation picturale, plasticité scénique et écriture dramatique », faite dans le cadre d’un colloque du titre « Ecriture et peinture au XXe siècle », à la faculté des Lettres de la Manouba en 2001. 4 H. Hemaidi, Picasso et le théâtre in Ecriture et peinture au XXe siècle, Sud Editions, Maisonneuve et Larose, 2004, p222. 62 sorte de « bricolage conceptuel » de ces unités linguistiques employées et d’en faire un usage métaphorique par « une sorte de transfert ». Ces réflexions intéressantes, seront étendues et approfondies dans une optique philosophique et non pas littéraire, et ceci dans les limites des possibilités qui nous sont offertes. La notion de théâtralité est une notion contestatrice de la structure représentative de la peinture classique – où chaque instance est liée par représentation à toutes les autres – et prône pour son changement et sa trans-formation en une activité de création ou encore de re-création. L’imitation n’est plus inscrite dans l’essence de la théâtralité, comme l’a bien montré Aristote dans sa « Poétique ». Mais plutôt, comme le dit Nietzche, dans « L’origine de la Tragédie », la théâtralité, n’existe réellement qu’au moment et dans le lieu où s’accomplit ; (…) la métamorphose du comédien, (qui) est un jeu auquel est invité à participer le spectateur, la volonté de métamorphose unit donc auteur, acteur, public…5. Il ajoute que « l’enchantement de la métamorphose est la condition préalable de tout art (dramatique) ». La métamorphose est une notion clé, dans la peinture des deux peintres espagnols Vélasquez et Picasso dont « leur vision plastique n’est pas mue par l’interchangeable singularité des modèles, mais tout homme en vaut un autre ». Ainsi théâtraliser, pour eux, revient à théâtraliser leur moi pictural, où le 5 2 Encyclopaedia Universalis corpus 21, SPADEM, 1990, p 430. 7 peintre donne à réfléchir sur son esthétique et sa poïétique. Si l’œuvre de Picasso contient une certaine théâtralité, c’est surtout parce qu’elle se présente sous « une forme dialoguée ». Cette forme dialoguée, suppose la mise en présence de forces diverses qui tantôt s’allient, tantôt s’opposent6. Ce sont les forces du principe du « faire » pictural de la Tradition à la Modernité. Ce « faire » pictural, est apparemment la chose que Vélasquez a théâtralisé le plus dans son chef-d’œuvre Les Ménines, en témoigne la mise en scène des dispositifs de la représentation classique : le miroir, le tableau, l’œil de l’artiste, la perspective (lisible alors qu’invisible)… etc. Mais, est ce que la présence de ces dispositifs et de ces cadres dans l’Atelier de Vélasquez et sa manière très personnelle de les agencer et de les coordonner, suffisent-elles pour Picasso, à concevoir pleinement l’idée de la théâtralité ? Celle d’une théâtralité de la trans-gression et de la subversion ? Quelle(s) nouvelle(s) forme(s) de théâtralité recèlent l’œuvre de Picasso, cette œuvre qui, loin de son apparence révolutionnaire, est accusée par les critiques comme une assimilation de l’héritage classique ? Picasso veut, peut être, rénover la scène de la poïétique. Sa série de 58 toiles, souligne un violent souci d’union, de fusion et de synthèse de la représentation, afin de susciter chez le spectateur une prise de conscience de l’unité nécessaire de « la 6 82 Michel Corvin, Dictionnaire de théâtre, Bordas, 1991, p 820. représentation ». Cette scène où se dégage le primat du jeu ou du dionysiaque7. Ce spectacle-peint qu’illustre cette série, est loin de montrer uniquement les avatars de l’entrelacement théâtral (fiction/représentation) ; montre un rejet de “la scène illustration” et propose une nouvelle conception de la scène faite uniquement à partir des seules réalités plastiques (la ligne, la couleur, la forme… etc.). L’agressivité et la destruction de Picasso dessinent un « théâtre de la cruauté », comparable à celui d’A. Artaud, qui doit tout détruire afin de « s’égaler » à la vie, non pas à la vie individuelle, à cet aspect individuel de la vie… mais à une vie où l’homme n’est plus qu’un « reflet ». Reflet-peint ? Peinturereflet ? La réponse est peut être plus énigmatique que la question. La définition et l’analyse de la notion de théâtralité, sera faite sur cinq parties, qui forment en vérité un tout homogène et cohérent. Ainsi, dans la première partie, il s’agit de commencer par tenter une analyse du tableau « Les Ménines » de Vélasquez, et ceci pour comprendre la manière théâtrale comme un procédé du faire artistique, et par la suite connaitre les enjeux qu’il propose à travers ce dispositif scénique, à la peinture occidentale. Dans la deuxième partie, il est question d’étudier l’aspect critique de la théâtralité, comme une notion esthétique moderne, à laquelle il faut attacher le dialogue générateur de l’inter-picturalité. 7 Dictionnaire Encyclopaedia Philosophique Presses Universitaires, 1998, p2300. 2 Universelle, 9 Alors que dans la troisième partie, l’intérêt de l’analyse sera porté sur la série des 58 toiles de Picasso, et ceci dans l’objectif de connaître et de comprendre les formes de théâtralisation, qu’opère le peintre, à partir des acquis esthétiques et poïétiques de son prédécesseur. Dans la quatrième partie, il s’agit de voir comment Picasso théâtralise la création de l’espace pictural et voir aussi quel type de temps revendique-t-il pour et par cette théâtralité. A la fin du présent ouvrage, l’intérêt sera porté sur l’analyse de la théâtralisation de la difficulté de peindre la réalité du modèle chez Picasso. 10 2 1. Le scénario poïétique dans « Les Ménines » de Vélasquez « La famille de Philippe IV » est la première dénomination donnée à ce grand tableau au XVIIe siècle. (voir tableau page 10) La scène se déroule « d’après l’élégance du décor (dans) la pièce (qui) faisait partie de l’appartement du prince défunt Bolstar Carlos… située au rez-dechaussée de la façade méridionale de l’Acàzar »8. Les Ménines ne sont pas seulement « le chefd’œuvre » de la maturité de Diego Vélasquez mais la synthèse de sa vie d’homme et d’artiste. Vélasquez se présente avec la croix de chevalier de Santiago sur la poitrine dans la famille de Philippe IV, en train de se livrer à l’occupation qui lui vaut le plus d’estime de son roi, à savoir la peinture. 8 2 M. Marini, Vélasquez, Gallimard, 1998, p 37. 11