De l’existence des prédicats d’achèvements
Pauline Haas
Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, LDI, UMR 7187, F93430,
Villetaneuse, France
Anne Jugnet
Université Paris 7, Sorbonne Paris Cité, CLILLAC-ARP, EA 3967, F75205,
Paris, France1
Introduction
L’existence même de la catégorie aspectuelle des achèvements, telle qu’elle a été
définie par G. Ryle (1949) puis Z. Vendler (1957), a souvent été remise en cause
dans la littérature. Comme le rappelle F. Martin (2011), certains auteurs (dont H.J.
Verkuyl 1971, ou M. Egg 1995) ont argué que la distinction entre
accomplissements et achèvements est critiquable en ce qu’elle s’appuie sur la
notion de ponctualité, qui selon eux est une propriété extralinguistique des
situations. De nombreux auteurs (A. Kenny 1963/[1994], A. Mourelatos 1978, ou
E. Bach 1986 inter alia) ont noté que le critère de la durée ne permet pas de
distinguer rigoureusement les accomplissements des achèvements, enfin M.
Wilmet (2010 : §173) rejette la distinction accomplissement / achèvement en ce
qu'elle ne concerne pas le lexème pris isolément. Insistant sur le caractère flou de
ce critère et les difficultés de classification, ils ont abandonné la distinction,
fusionnant ces deux catégories en une seule classe d’éventualités dynamiques et
bornées.
Si les difficultés de classification sont indéniables (nous reviendrons sur ce
point dans la section 1), nous postulons que la classe des achèvements doit être
maintenue, car elle permet de définir un type d’éventualités conceptuellement et
linguistiquement distinct. Nous nous inscrivons ainsi dans la lignée de A. Freed
(1979), A. Mittwoch (1991), C. Piñon (1997) : les achèvements sont conçus
comme des bornes, qui correspondent au début ou à la fin d’une autre éventualité
(stative ou dynamique). La conception que C. Piñon (1997) défend exclut
l’attribution d’une durée à l’achèvement per se. En effet, selon lui, les
achèvements ne se distinguent pas des accomplissements par une durée très
2 Haas & Jugnet
réduite, mais bien plutôt par le fait qu’ils sont complètement dépourvus de durée.
Cependant, comme le soutient C. Piñon (1997), même si les achèvements ne
peuvent se voir attribuer de durée, certaines bornes sont conceptualisées comme
impliquant l’activité qui précède l’avènement du changement d’état (bornes
droites – le lexème correspondant permet la référence à l’activité précédente
associée), alors que d’autres sont conceptualisées comme le début d’une situation
résultante (bornes gauches – la référence à l’état résultant est alors possible
linguistiquement)2. Les achèvements étant avant tout des bornes, on peut supposer
que certains d’entre eux sont des bornes « pures », excluant toute référence à
l’éventualité qui précède ou qui succède, tandis que d’autres permettent une
lecture en tant que borne droite et/ou borne gauche.
Nous tenterons de démontrer que l’hypothèse mentionnée supra est vérifiée en
français : la classe aspectuelle des achèvements se démarque d’autres classes
aspectuelles par un ensemble de propriétés linguistiques, et il est légitime de
postuler que trois catégories d’achèvements (achèvements purs, achèvements
droits, achèvements gauches) sont repérables dans le domaine verbal (cf. section
1) et dans le domaine nominal (cf. section 2).
Nous nous intéresserons ensuite à la question de l’héritage aspectuel lors du
passage du verbe au nom (cf. sections 3 et 4). Notre travail s’inscrit dans la lignée
du projet « Nomage »3 qui avait pour objectif d’annoter aspectuellement les
nominalisations déverbales repérées automatiquement dans le corpus French
Treebank (A. Abeillé 2003). Dans le cadre de ce projet, les verbes d’origine des
nominalisations étudiées ont reçu une spécification aspectuelle. Nous avons
récupéré, d’une part, la liste des verbes d’achèvements (indépendamment de la
classe aspectuelle des nominalisations correspondantes) et, d’autre part, la liste
des nominalisations d’achèvements (indépendamment de la classe aspectuelle des
verbes de base) de la base de données Nomage4. Nous avons ainsi obtenu un
corpus de 251 paires verbe-nom dans lesquelles le nom et / ou le verbe dénote(nt)
un achèvement5. Nous avons ainsi pu déterminer dans quelle mesure les propriétés
aspectuelles sont héritées par les noms dérivés, et établir différents schémas
d’héritage. Notre étude se concentre sur les propriétés aspectuelles des lexèmes,
dans une perspective de sémantique lexicale ; si les noms étudiés ont été
sélectionnés en raison de leur lien morphologique dérivationnel avec un verbe,
notre analyse n’intègre pas de réflexion morphologique : notre objectif est de
déterminer si verbes et noms dérivés peuvent partager des traits aspectuels, sans
résoudre la question des rôles respectifs de la base et du suffixe, ou encore de la
règle de construction morphologique.
De l’existence des prédicats dachèvements 3
1. Des verbes d’achèvements
Notre étude suppose le maintien de la classe aspectuelle des achèvements, et
repose sur une conception proche de celle de C. Piñon (1997). Il s’agit de montrer
à l’aide d’un ensemble de tests linguistiques que les achèvements sont bien une
classe à part entière. Dans cette section nous rappellerons dans un premier temps
les traits linguistiques propres aux prédicats d’achèvements (traits qui les
distinguent des autres éventualités i.e. les états, accomplissements, activités), et
les tests linguistiques qui permettent de les identifier.
Trois sous-classes de verbes d’achèvements seront ensuite examinées. Ces
classes sont définies en fonction de la compatibilité des verbes avec des structures
associées à l’attribution d’une durée à une éventualité : a) les verbes
d’achèvements purs (désormais ACH-P), incompatibles avec toute assignation de
durée (tels que confirmer, exécuter6 ou expédier) ; b) les verbes d’achèvements
droits (désormais ACH-D), compatibles avec l’attribution d’une durée à l’activité
précédant la borne seulement (par exemple évincer, fonder ou libérer) ; ou c) les
verbes d’achèvements gauches (désormais ACH-G), compatibles avec des
structures attribuant une durée à l’éventualité suivant la borne (par exemple
emprisonner, louer, ou s’abonner).
1.1. Des prédicats dynamiques et ponctuels
S’ils diffèrent conceptuellement (selon qu’ils sont ou non orientés vers
l’éventualité précédant ou suivant la borne) et linguistiquement (selon leur
compatibilité avec l’attribution d’une durée), tous les verbes d’achèvements sont
conçus comme dénotant des changements d’état, ils sont donc dynamiques7.
Tous les verbes étudiés sont ainsi compatibles avec les tests de dynamicité : ils
peuvent figurer dans les réponses aux questions qu’a fait x hier ? et qu’est-ce qui
est arrivé hier ?. La question qu’a fait x ? porte sur l’action d’un agent, i.e. elle
présuppose la présence d’un sujet agentif. Or l’agentivité est une condition
suffisante (mais non nécessaire) de dynamicité :
(1) Qu’a fait Sarah hier ? – Elle a expédié le colis pour sa mère.
(2) Qu’a fait Pierre à ce moment là ? Il a décidé de ne rien dire à ce
sujet.
(3) Qu’a fait le PDG pour évincer son concurrent ? Il a répandu des
rumeurs peu flatteuses à son endroit.
(4) Qu’a fait Pierre ? – * Il a su que ce travail était intéressant.8
(5) Que fait Marie ? – * Elle ressemble à son père (de plus en plus).
4 Haas & Jugnet
Ainsi, expédier, décider et délocaliser peuvent être analysés comme des prédicats
dynamiques, alors que savoir ou ressembler ne le sont pas.
Le second test de dynamicité que nous avons appliqué, qu’est-ce qui est arrivé
x) hier ?, porte quant à lui non sur une action (et son agent), mais sur ce qui est
survenu (i.e. il s’agit d’un test d’événementialité). Ce test est moins restrictif que
le premier, puisqu’il permet d’identifier des prédicats dynamiques, qu’ils soient
agentifs ou non. Ainsi, il permet de distinguer les prédicats d’achèvements
(agentifs ou non agentifs) de prédicats statifs : les premiers peuvent figurer dans la
réponse, alors que les seconds en sont exclus :
(6) Qu’est-ce qui est arrivé hier ?
a. – Marie a expédié un colis à un parent au Burkina.
b. – Pierre a décidé de partir en vacances à Prague.
c. – Jean s’est abonné à une nouvelle revue de philosophie.
(7) Qu’est-ce qui est arrivé hier ? – * Pierre a été (aveugle / français /
intelligent).
Les deux tests précédents nous permettent de nous assurer du caractère
dynamique des verbes étudiés. Comme on l’a mentionné, l’ensemble des verbes
d’achèvements sont également caractérisés par le fait qu’il est impossible
d’attribuer une durée à l’action qu’ils dénotent. On mentionnera ici deux tournures
qui mettent en jeu la structure interne des événements. Les achèvements étant des
bornes, ils sont dépourvus de structure interne, et ne sont pas compatibles avec de
telles tournures. C’est pourquoi les verbes d’achèvements ne peuvent pas
compléter les verbes commencer et arrêter9.
La périphrase aspectuelle inchoative commencer à + VP infinitif « renvoie à la
première étape d’un parcours temporel et est intrinsèquement orienté ou
dynamique » (B. Peeters 2005 : 388). Etant donné qu’il permet de sélectionner la
phase initiale d’une éventualité, le prédicat commencer à doit prendre pour
complément des éventualités comprenant plusieurs phases (telles que des activités
ou des accomplissements), et exclut les éventualités dépourvues de structure
interne. Ce contraste nous permet de confirmer que se promener (prédicat
d’activité) ou réparer une radio (prédicat d’accomplissement) sont duratifs et
comportent différentes phases, tandis que constater, exécuter (quelqu’un) ou
confirmer sont des achèvements :
(8) Pierre a commencé à se promener là en début d’après midi.
(9) Julie a commencé à réparer sa radio hier soir.
(10) * Pierre a commencé à constater qu’il avait peut-être tort il y a deux
heures.
De l’existence des prédicats dachèvements 5
(11) * Henri a commencé à exécuter le prisonnier dès qu’on le lui a
demandé.
(12) * Paul a commencé à confirmer cette rumeur il y a deux ans.
De façon similaire, le prédicat arrêter, périphrase aspectuelle sélectionnant la
phase finale d’une éventualité, ne peut avoir pour complément un prédicat
d’achèvement, s’il désigne un événement spécifique. Cette propriété a été décrite
et expliquée par de nombreux auteurs, dont P. Caudal (1999) ou F. Martin (2011).
Elle permet de distinguer les prédicats d’activités (13) et d’accomplissements (14)
de l’ensemble des prédicats d’achèvements (achèvements purs (15), droits (16), et
gauches (17)).
(13) Jean a arrêté de lire vers seize heures.
(14) Paul a arrêté de tondre la pelouse en milieu d’après midi.
(15) a. * Julia a arrêté de constater l’erreur de calcul.
b. * Pierre a arrêté de confirmer la rumeur.
c.* Le bourreau a arrêté d’exécuter le prisonnier hier
(16) a. * Julia a arrêté de décider de partir hier.
b. * Romulus et Remus ont arrêté de fonder Rome.
c. * Pierre a arrêté d’évincer son concurrent.
(17) a. * La direction a arrêté de délocaliser cette machine.
b. #* Bob a arrêté de s’abonner à une revue de philosophie10.
Les différentes classes de verbes décrites dans cette section partagent ainsi les
caractéristiques de dynamicité et d’absence de structure interne.
1.2. Trois sous-classes de verbes d’achèvements
Comme on l’a déjà noté, les verbes d’achèvements n’ont pas un comportement
homogène. Ils ne sont pas tous compatibles avec les mêmes contextes
linguistiques. Nous allons à présent décrire et analyser le fonctionnement des
sous-classes d’achèvements.
1.2.1 Des verbes d’achèvements purs
Les achèvements purs peuvent être définis comme de simples bornes, des
éventualités qui ne peuvent impliquer ni une activité précédente, ni une situation
résultante. Parmi les prédicats désignant de telles éventualités figurent les verbes
suivants : brader, condamner, constater, déclencher, désigner, éclater, enlever,
exploser, franchir, hériter.
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