LA RESPONSABILITE DES DIRIGEANTS
SOCIAUX
Ahmed OMRANE
Doyen de la Faculté de
droit de Sfax
Le problème des responsabilités encourues par les dirigeants des
sociétés commerciales constitue un sujet séculaire et toujours renouvelé.
Il n’est aujourd’hui personne qui, ayant subi un dommage, ne cherche à
en obtenir réparation1, et le phénomène s’est considérablement accru par
l’extraordinaire mutation que vit le monde économique et qui secoue les
entreprises. Constituant ordinairement la contrepartie du pouvoir2, la
responsabilité qui pèse sur les dirigeants sociaux est a priori d’autant plus
lourde qu’ils sont investis de pouvoirs étendus, que la notion de risque,
fondement probable de la responsabilité, est consacrée par notre
législateur en la forme d’un principe général de droit3, en même temps
que la fonction punitive de la responsabilité4. Il convient néanmoins,
1 Le droit de la victime à obtenir une indemnisation équitable constitue un principe
universel, consacré notamment par les articles 82 et 83 du code des obligations et
des contrats et 1382 et 1384 du code civil français. La jurisprudence française, par
une décision du Conseil constitutionnel du 22 octobre 1982 (D. 1983, p. 189 note
LUCHAIRE) a consacré ce principe en rappelant de chacun doit répondre du
dommage qu’il cause à autrui et que le droit français ne connaît aucun régime
soustrayant à toute réparation du dommage résultant d’une faute civile. Le Conseil
constitutionnel français a consacré le même principe dans son arrêt du 9 novembre
1999 (D. 1999, p. 398) affirmant que l’article 1388 du code civil français traduit
une exigence constitutionnelle, et pcisant que « l’affirmation de la faculté d’agir
en responsabilité met en œuvre l’exigence constitutionnelle posée par l’article 4 de
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dont il résulte que tout
fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la
faute duquel il est arrivé à le réparer ».
2 Les pouvoirs des dirigeants sociaux se distinguent en pouvoirs externes consistant
à représenter la société par la signature sociale notamment, et en pouvoirs internes
consistant à décider ou agir en toutes circonstances. C. Ducouloux-Favard, Droit
pénal des affaires, p. 87 et 88.
3 Aux termes de l’article 554 du code des obligations et des contrats, « celui qui a les
avantages a les charges et les risques ». Ce texte permet à la jurisprudence de
donner à la jurisprudence un domaine assez vaste.
4 C’est ainsi qu’en matière contractuelle, l’article 278 du code des obligations et des
contrats dispose que « l’appréciation des circonstances spéciales de chaque espèce
247
non seulement de ne pas décourager les initiatives par des sanctions
excessives, mais aussi de ne pas oublier que le dirigeant n’agit pas pour
lui-même mais pour le compte d’une société dont il n’est pas toujours le
maître.
Le dirigeant est tout d’abord menacé d’une responsabilité
fiscale5 : il peut être tenu solidairement responsable du paiement des
impositions et des pénalités dues par la société s’il en a rendu le
recouvrement impossible par des manœuvres frauduleuses ou par
l’inobservation grave et répétée de ses obligations fiscales.
Le dirigeant encourt également, dans de nombreuses hypothèses,
une responsabilité pénale. D’abord, diverses infractions spéciales sont
prévues, à la charge des dirigeants de sociétés à responsabilité limitée et
de sociétés par actions, par les textes propres à ces deux types de
sociétés : abus des biens sociaux, présentation de comptes inexacts,
distribution de dividendes fictifs6. Ensuite, les gérants et les directeurs
est remise à la prudence du tribunal ; il devra évaluer différemment la mesure des
dommages intérêts selon qu’il s’agit de la faute du débiteur ou de son dol ». Cette
disposition, qui n’a pas son équivalent en droit français, consacre le pouvoir
modérateur ou aggravateur du juge selon qu’il s’agit d’une fautegère ou d’une
faute extrêmement grave. Le droit tunisien se rapproche ainsi des droits américain,
canadien et québécois qui connaissent ce qu’on appelle les dommages intérêts
punitifs, et qui s’apprécient en tenant compte de toutes les circonstances
appropriées, notamment la gravité de la faute du débiteur, sa situation patrimoniale
et l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier.
5 Salah REZGUI, Les infractions fiscales commises par les dirigeants de sociétés,
R.T.D. 1995, p. 235 et suivantes.
6 L’incrimination de la distribution des dividendes fictifs était consacrée
expressément par le code de commerce dans ses articles 86 pour la société anonyme
et 169 pour la société à responsabilité limitée. Or, si le code des sociétés
commerciales a maintenu le délit de distribution des dividendes fictifs pour la
société anonyme dans ses articles 223-1 et 257, il ne l’a pas fait pour la société à
responsabilité limitée, ce qui peut être analysé comme une dépénalisation de la
distribution de dividendes fictifs pour ce type de société, compte tenu du principe
de la légalité des délits et des peines. Plus précisément, le délit de distribution de
dividendes fictifs s’applique à la société anonyme et à la société en commandite par
actions (article 391 du code des sociétés commerciales) et ne s’applique pas aux
sociétés de personnes et à la société à responsabilité limitée. Concernant la société
anonyme à directoire et à conseil de surveillance, l’article 234 du code des sociétés
commerciales dispose que « lorsque la société est soumise aux dispositions des
248
généraux sont, en tant qu’ils incarnent le chef d’entreprise7, exposés à
répondre pénalement d’un certain nombre d’infractions, notamment en
matière d’hygiène et de sécurité du travail. Enfin, lorsque la société fait
l’objet d’une procédure collective, ses dirigeants de droit ou de fait
peuvent, s’ils ont commis certaines fautes énumérées par les textes, être
frappés des peines de la banqueroute.
Le dirigeant encourt généralement une responsabilité civile
fondée, selon le cas, soit sur les règles du droit commun du code des
articles 225 à 259, les membres du directoire seront soumis aux mêmes
responsabilités que les membres du conseil d’administration dans les conditions
prévues par les articles 202, 207, 214 et 220 du présent code ». Cet article ne
renvoie pas aux articles 222 et 223 du code des sociétés commerciales. Faut-il en
déduire que les membres du directoire ne sont pas pénalement responsables ? Il est
permis d’hésiter pour deux raisons au moins. D’une part, le fait que l’article 223 du
code des sociétés commerciales ne soit pas applicable aux membres du directoire
ne peut être considéré comme un état d’impunité ou d’immunité, dans la mesure où
ces dirigeants de droit peuvent être sanctionnés pour des infractions de droit
commun, et notamment pour escroquerie ou pour abus de confiance, si les éléments
de ces délits sont réunis. D’autre part, l’article 257 du code des sociétés
commerciales semble contredire l’article 234 du même code en disposant que « les
sanctions prévues dans le présent code pour le président directeur général et les
membres du conseil d’administration, chacun selon ses attributions spéciales,
s’appliquent aux membres du directoire et aux membres du conseil de surveillance
des sociétés anonymes soumises aux dispositions des articles 224 à 256 du présent
code ».
7 La détermination de l’auteur de l’infraction d’affaires n’est pas facile pour deux
raisons au moins. D’une part, les dispositions du droit pénal des affaires figurent
souvent à la fin des lois spéciales, et sont rédigées de telle manière qu’il devient
difficile non seulement de déterminer les comportements incriminés, mais aussi et
surtout de désigner le ou les responsables de l’infraction. D’autre part, la recherche
d’un responsable s’effectuant généralement dans une entreprise, les problèmes
posés par l’imputation des infractions en droit pénal des affaires sont
particulièrement complexes. En effet, si le législateur fait de l’employeur le
débiteur de l’obligation de respecter les dispositions légales et réglementaires, la
jurisprudence a désigne le chef d’entreprise comme le responsable principal de
l’inobservation de ces dispositions. Cette solution s’explique par l’exigence de
surmonter l’obstacle du principe de l’irresponsabilité pénale des personnes morales
consacré encore en droit tunisien. Or, le chef d’entreprise est celui qui exerce la
direction effective de l’entreprise et qui assure, par conséquent, le pouvoir de
commandement nécessaire pour appliquer et faire appliquer la législation
économique. Ce chef d’entreprise peut être soit un dirigeant de droit, soit un
dirigeant de fait.
249
obligations et des contrats 8, soit, lorsqu’ils existent, sur les textes
spéciaux relatifs à certaines sociétés. C’est ainsi que l’article 117 du code
des sociétés commerciales, applicable à la société à responsabilité
limitée, et reprenant l’article 160 du code de commerce de 19599, dispose
que « le ou les gérants sont responsables individuellement ou
solidairement10 selon le cas, envers la société ou envers les tiers, soit des
infractions aux dispositions légales applicables aux sociétés à
responsabilité limitée, soit des violations des statuts, soit des fautes
commises dans leur gestion. Si les faits générateurs de responsabilité
sont l’œuvre de plusieurs gérants, le tribunal détermine la part
contributive de chacun d’eux dans la réparation du dommage ». Pour ce
qui est de la société anonyme, l’article 207 du code des sociétés
commerciales dispose que « les membres du conseil d’administration
sont solidairement responsables, conformément aux règles de droit
commun, envers la société ou envers les tiers, de leurs faits contraires
aux dispositions du présent code ou des fautes qu’ils auraient commises
dans leur gestion, notamment en distribuant ou en laissant distribuer,
sans opposition, des dividendes fictifs, sauf s’ils établissent la preuve de
la diligence d’un entrepreneur avisé et d’un mandataire loyal », et
l’article 234 du même code précise que « lorsque la société est soumise
aux dispositions des articles 225 à 259, les membres du directoire sont
8 C’est ainsi que la responsabilité du gérant de la société en nom collectif n’est pas
réglementée par les articles 54 à 66 du code des sociétés commerciales.
Remarquons cependant que l’article 60 du code des sociétés commerciales dispose
dans son dernier alinéa que « si une personne morale est gérant, ses dirigeants
encourent les mêmes responsabilités civile et pénale que s’ils étaient gérants en
leur nom propre sans préjudice de la responsabilité solidaire de la personne
morale qu’ils dirigent ».
9 L’article 160 du code de commerce disposait que « les gérants sont responsables,
conformément aux règles du droit commun, individuellement ou solidairement
suivant les cas, envers la société et envers les tiers, soit des infractions aux
dispositions du présent code, soit des violations des statuts, soit des fautes
commises par eux dans leur gestion ».
10 A l’intérieur d’une société, la responsabilité d’une personne déclenche souvent la
responsabilité de plusieurs autres, et la question se pose alors de savoir quelle est la
nature de leur responsabilité, s’agit-il d’une responsabilité divisée ou d’une
responsabilité solidaire ? La question est d’une utilité pratique incontestable. Etant
donné que les condamnations susceptibles d’être prononcées dépassent souvent, par
leur montant, la capacité de payer d’une seule personne, seule la solidarité est de
nature à rendre efficace l’action en responsabilité.
250
soumis aux mêmes responsabilités que les membres du conseil
d’administration dans les conditions prévues par les articles 202, 207,
214, 220 du présent code »11.
La responsabilité des dirigeants sociaux est une responsabilité
classique pour faute prouvée. Il appartient donc au demandeur de
démontrer, outre le préjudice subi12 et le lien de causalité, la faute
commise par le dirigeant, Cette faute, qui s’apprécie in abstracto par
comparaison avec le comportement qu’aurait eu un dirigeant
normalement prudent et diligent placé dans les mêmes
circonstances, peut être soit une faute de régularité, en d’autres termes,
la violation de la loi13 ou des statuts14, soit une faute de gestion. Celle-ci,
qui peut être une faute positive ou même une abstention blâmable15, n’est
11 L’article 234 du code des sociétés commerciales ne renvoie pas aux articles 222 et
223 du code des sociétés commerciales qui concernent la responsabilité pénale des
membres du conseil d’administration, du président directeur général, du directeur
général ou du président de séance. Faut-il en déduire que les membres du directoire
ne sont pas pénalement responsables. Il est permis d’hésiter pour deux raisons au
moins. D’une part, le fait que l’article 223 du code des sociétés commerciales ne
soit pas applicable aux membres du directoire ne peut être considéré comme un état
d’impunité ou d’immunité, dans la mesure où les dirigeants de droit peuvent être
sanctionnés pour des infractions de droit commun, et notamment pour escroquerie
ou pour abus de confiance, si les éléments constitutifs de ces délits sont réunis.
D’autre part, l’article 257 du code des sociétés commerciales semble contredire
l’article 234 du même code en disposant que « les sanctions prévues dans le
présent code pour le président directeur général et le directeur général et les
membres du conseil d’administration, chacun selon ses attributions spéciales,
s’appliquent aux membres du directoire et aux membres du conseil de surveillance
des sociétés anonymes soumises aux dispositions des articles 224 à 256 du présent
code ».
12 Ce préjudice peut, conformément au droit commun, consister soit en une perte, soit
en un manque à gagner.
13 Commet une faute le dirigeant qui ne respecter pas la loi, notamment les
prescriptions impératives qui régissent la société.
14 Commet une faute le dirigeant qui ne respecte pas ses obligations statutaires, qui
n’exécute pas les directives qu’il reçoit d’un autre organe agissant dans les limites
de ses attributions, ou qui détourne son pouvoir en utilisant un pouvoir qu’il
possède à une fin autre que celle à laquelle il est destiné.
15 Dans l’affaire SICA, le tribunal de première instance de Sfax a condamné les
administrateurs d’une société anonyme au comblement de l’insuffisance d’actif
pour s’être abstenus d’exercer leur pouvoir de contrôle et de surveillance de la
direction générale.
251
1 / 30 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !