Claude JAEGER Le développement au sens de Schumpeter Une mise en perspective de deux textes rares Cahiers d’Economie Politique Le développement au sens de Schumpeter Cahiers d’économie politique Collection dirigée par Arnaud Orain Depuis plus de vingt-cinq ans, les Cahiers d’Économie Politique relient l’étude des économistes du passé aux débats actuels en théorie économique. Afin de mieux poursuivre cet objet, une collection d’ouvrages est créée. Y prendront place principalement des textes d’auteurs anciens devenus introuvables ou demeurés inédits, mais aussi des essais originaux. Titres parus J. Cartelier and G. Longhitano (ed.), Quesnay and Physiocracy, Studies and Materials, 2011. S. Meyssonnier (éd.), Traités sur le commerce de Josiah Child, suivi des Remarques de Jacques Vincent de Gournay, 2008. J.A. Schumpeter, Théorie de la monnaie et de la banque I L’essence de la monnaie, 2005. J.A. Scumpeter, Théorie de la monnaie et e la banque II Théorie appliquée, 2005. Gilbert Abraham-Frois et Émeric Lendjel (présentées par), Les oeuvres économiques de l’abbé Potron, 2004. Marquis de Mirabeau, François Quesnay, Traité de la monarchie, 1999. Claude JAEGER Le développement au sens de Schumpeter Une mise en perspective de deux textes rares Du même auteur : Schumpeter, Joseph A., [2005], Théorie de la monnaie et de la banque, Tome 1 : L'essence de la monnaie, Tome 2 : Théorie appliquée, Cahiers d'Economie Politique, L'Harmattan. Préface et traduction complète par C. Jaeger et O. Lakomski-Laguerre des 15 chapitres d'un manuscrit découvert dans les Archives de l'Université de Harvard. Avec une contribution de Marcello Messori. © L'HARMATTAN, 2013 5-7, rue de l'École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-01159-2 EAN : 9782343011592 Le développement au sens de Schumpeter Une mise en perspective de deux textes rares Introduction : "Les repentirs de J. Schumpeter : Le développement en tant que fait social total", JAEGER C. Texte n°1 : SCHUMPETER, Joseph A., [1912], Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung, Siebentes Kapitel : Das Gesamtbild der Volkswirtschaft, Leipzig : Duncker & Humblot. "Le tableau d'ensemble de l'économie", traduction JAEGER C. Texte n° 2 : SCHUMPETER, Joseph A., [1932], "Entwicklung". Article non publié. Localisation du manuscrit : SPE XMS Lederer, Box 1, 82.1. Lederer, Emil, Papers, German Intellectual Emigre Collection. M. E. Grenander Department of Special Collection and Archives, University Libraries, State University at Albany, State University of New York. "Développement", traduction JAEGER C. 7 Introduction Les repentirs de Schumpeter : le développement en tant que fait social total Claude JAEGER* Université de Lorraine - Centre Européen de Recherche en Economie Financière et Gestion des Entreprises (CEREFIGE), EA 3942, Nancy, F-54000, France. L'auteur remercie tout particulièrement Arnaud ORAIN ainsi qu'un rapporteur anonyme pour leurs remarques et commentaires. * 9 L'œuvre de Schumpeter est caractérisée par la cohérence de sa "vision" du fonctionnement d'une économie capitaliste et de son évolution. Comme l'indique François Perroux1, "à Schumpeter comme à tous ceux qui s'efforcent à ce type de synthèse peut être appliqué le qualificatif d'artiste". Si nous retenons ce qualificatif, nous pouvons considérer la première version de sa Théorie de l'Évolution économique comme l'esquisse d'un tableau d'ensemble parfaitement cohérent. Elle présente l'ébauche d'un travail que ses œuvres postérieures viendront préciser. Avec le recul, nous pouvons cependant constater qu'il ne semble pas avoir réussi à compléter le cadre initial. Plusieurs zones en sont volontairement révisées ou laissées dans l'ombre. Parmi ces repentirs, il faut signaler outre sa théorie de la monnaie2 restée à l'état de manuscrit inachevé, le dernier chapitre de la première édition de sa "Théorie de l'évolution économique" supprimé dans les éditions suivantes et un article datant de 1932, intitulé "Entwicklung"3, non publié. Ces travaux, dont une première traduction française est proposée, sont particulièrement importants car ils touchent à une notion centrale dans l'œuvre de Schumpeter, la notion de développement. Ils précisent sa vision de l'évolution du capitalisme sur deux points importants : le développement au sens de Schumpeter est un processus social total et il est marqué par une indétermination fondamentale qui tient à l'origine de la nouveauté. 1 Schumpeter, Joseph A., [1935], Théorie de l'évolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, l'intérêt et le cycle de la conjoncture; Traduction française par J.J. Anstett de Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung : Eine Untersuchung über Unternehmergewinn, Kapital, Kredit, Zins und den Konjunkturzyklus, Zweite neubearbeitete Auflage, 1926, Munich and Leipzig : Verlag von Duncker & Humblot. Avec une introduction de François Perroux, Dalloz. 2 Schumpeter, Joseph A., [2005], Théorie de la monnaie et de la banque, Tome 1 : L'essence de la monnaie, Tome 2 : Théorie appliquée, Cahiers d'Economie Politique, L'Harmattan. Préface et traduction complète par C. Jaeger et O. Lakomski-Laguerre des 15 chapitres d'un manuscrit découvert dans les Archives de l'Université de Harvard. Une première édition partielle (12 chapitres sur 15), en allemand, sous le titre Das Wesen des Geldes par F.K. Mann en avait été faite en 1970, Göttingen : Vandenhoeck et Ruprecht. 3 Schumpeter, Joseph A., [1932], "Entwicklung", manuscrit découvert dans les archives de Emil Lederer. Localisation du texte original : SPE XMS Lederer, Box 1, 82.1. Lederer, Emil, Papers, German Intellectual Emigre Collection. M. E. Grenander Department of Special Collection and Archives, University Libraries, State University at Albany, State University of New York. Le texte original en allemand, découvert en 1993 par Hans Ulrich Esslinger, est publié pour la première fois sur le site www.schumpeter.info en octobre 2002 et a fait l'objet d'une traduction en anglais : "Development", Journal of Economic Literature, vol XLIII, mars 2005, p.108-120 11 Les principaux traits du développement économique au sens de Schumpeter Le développement est une préoccupation centrale dans l'œuvre de Schumpeter. Dans son premier ouvrage, il se posait déjà la question de l'existence d'un développement purement économique.4 Dès la préface de Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung (TWE)5 il précise que : "Le présent travail est une œuvre théorique. Il décrit à grands traits l'expérience économique, sans entrer dans le menu détail. Son objet comme sa méthode en assurent l'unité. Les idées qu'on y trouve forment un tout. Mais je ne cherchai pas d'emblée à atteindre ce résultat. […] Finalement je vis clairement qu'une seule et même idée fondamentale m'occupait : le développement économique; idée qui embrasse le domaine entier de la théorie et permet même d'en reculer les bornes"6. La démarche de Schumpeter est avant tout une approche théorique d'un phénomène économique particulier. Il prend soin de la distinguer de l'approche purement historique. Elle s'en distingue dans la mesure où cette dernière porte plus sur le contenu concret des évolutions et leurs circonstances alors que la première porte sur le processus, sur le mécanisme. Il précise que l'approche historique peut aboutir à des explications qui se rapprochent des explications théoriques, mais elles n'en sont pas car elles n'abordent pas les choses par la voie de l'analyse. Schumpeter, Joseph A., [1908], Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalökonomie, (Nature et contenu principal de la théorie économique), Leipzig : Duncker & Humblot, p. 620 et 622 5 Schumpeter J.A. [1912] Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung (Théorie de l’évolution économique), Leipzig: Duncker & Humblot. Une seconde édition allemande révisée paraît en 1926 avec un titre plus précis : Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung : Eine Untersuchung über Unternehmergewinn, Kapital, Kredit, Zins und den Konjunkturzyklus, Zweite neubearbeitete Auflage, Munich and Leipzig: Verlag von Duncker & Humblot. La date de publication de la première édition est discutée. Sur ce point voir notamment : Becker Markus C. et Knudsen Thorbjorn : "Schumpeter 1911 Farsighted Visions on Economic Development", American Journal of Economics and Sociology, Vol. 61, No. 2, April 2002, p.397. La date retenue - 1912 - est celle imprimée sur la couverture de la première édition et l'abréviation "TWE" sera utilisée pour toute référence à cette première version en langue allemande. 6 TWE Préface 4 12 Son approche est aussi une approche globale. Elle fait apparaître les deux cadres théoriques "statique" et "dynamique", comme complémentaires. Pour lui, chaque théorie décrit des catégories de faits distinctes. Il y a dualité du processus : les fondements de l'économie sont statiques et par dessus vient se greffer le développement. Si les lois de la statique permettent d'expliquer un équilibre et les variations autour de cet équilibre résultant de chocs extérieurs, elles ne peuvent expliquer les variations constatées du niveau d'équilibre lui-même. La question du passage d'un niveau à un autre, relève d'une autre explication, c'est la question de l'essence du développement. Le schéma initial du processus de développement est présenté dans la première version de Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung (TWE). La logique de l'ouvrage est claire. Le point de départ est la présentation d'une économie en situation d'équilibre qu'il qualifie d'économie "statique". Il reprend dans le premier chapitre, sous une forme condensée, son ouvrage précédent consacré à la théorie de l'équilibre (Wesen)7. Le deuxième chapitre définit le "phénomène fondamental du développement". Les chapitres suivants sont consacrés aux différents éléments propres au développement et qui lui semblent manquer dans le circuit statique au sens où il l'a défini, à savoir : crédit et capital (chap. 3), gain de l'entrepreneur (chap. 4), taux d'intérêt (chap. 5), essence des crises économiques (chap. 6). L'ouvrage se termine par un chapitre 7 proposant une synthèse sous la forme d'un tableau d'ensemble de l'économie. Pour tenir compte des remarques qui lui avaient été faites, Schumpeter supprime ce dernier chapitre lors de la réédition en allemand de TWE en 1926 et l'intègre en partie au chapitre 2. Ceci affaiblit la cohérence initiale de l'ouvrage qui se termine alors par un chapitre 6 dont l'intitulé devient "le cycle de la conjoncture". C'est cette version révisée, avec un titre plus explicite8, qui a servi de base aux différentes Schumpeter, Joseph A., [1908], Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalökonomie, (Nature et contenu principal de la théorie économique), Leipzig : Duncker & Humblot. 8 Schumpeter propose pour cette édition révisée un titre plus explicite : Théorie de l'évolution économique. Recherche sur le profit, le crédit, l'intérêt et le cycle de la conjoncture. Il le justifie ainsi dans la préface : "Malheureusement, pour exprimer l'identité fondamentale du livre sous sa forme nouvelle avec le livre de 1911, il me faut conserver le titre. Les questions qui m'arrivent sans cesse de tous les pays au sujet de mon ouvrage sur "L'histoire économique", montrent combien ce titre était peu heureux. Le nouveau sous-titre doit combattre cette impression qui induit en erreur et indiquer que ce que le lecteur trouve ici n'a pas plus de rapports avec l'histoire économique que toute autre théorie économique". 7 13 traductions9 et le chapitre 7 est resté jusqu'à une période récente "oublié"10. Une première traduction française en est ici présentée. Une originalité de l'édition initiale par rapport aux éditions postérieures est de proposer dans ce dernier chapitre une extension à l'ensemble de la sphère sociale, de la dynamique du changement définie pour la sphère économique. Il y a interrelations entre les différents domaines de la vie sociale et le schéma proposé n'est pas simplement un schéma de la dynamique économique mais apparait plus largement comme un schéma de la dynamique sociale. Sa présentation du processus de développement ayant évolué, il est utile de rappeler les principaux traits qui le caractérisent dans la présentation initiale. Schumpeter a une conception bien précise de ce qu'il entend par "développement" et il ne manque pas de le rappeler tout au long de l'ouvrage. Lorsqu'il évoque le développement, il ajoute systématiquement que c'est au sens où lui l'entend. Dans sa conception, le développement économique est un phénomène spécifique caractérisé par l'introduction dans la sphère économique du changement, de la nouveauté. La liste des différentes formes que peut prendre dans La traduction en langue anglaise par Redvers Opie paraît en 1934 sous le titre : The Theory of Economic Development: An Inquiry into Profits, Capital, Credit, Interest, and the Business Cycle, Cambridge Mass : Harvard University Press. La traduction française par J.J. Anstett avec une introduction de François Perroux est publiée en 1935. Le titre retenu est : Théorie de l'évolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, l'intérêt et le cycle de la conjoncture, Paris : Dalloz. Il est bien précisé qu'il s'agit d'une traduction de l'allemand de la 2ème édition de 1926. 10 Yuichi Shionoya en fait une analyse détaillée dans un article de 1990 : "The Origin of the Schumpeterian Research Program: A Chapter Omitted from Schumpeter's Theory of Economic Development", Journal of Institutional and Theoretical Economics (JITE) / Zeitschrift für die gesamte Staatswissenschaft, Vol. 146, No. 2, p. 314-327, Mohr Siebeck GmbH & Co. KG. Plus récemment il a fait l'objet de traductions et de commentaires en anglais. Une traduction par Ursula Backhaus : Schumpeter, J.A., [2002], "The economy as a whole: Seventh chapter of The Theory of Economic Development", Industry and Innovation. Sydney: Apr/Aug 2002. Vol. 9, No 1/2, p.93, 53 pages. Plusieurs articles accompagnent cette traduction : "Introduction : Schumpeter's "Lost" seventh chapter" de John A. Matthews p.1; ""Lost" seventh chapter : A critical overview" de Helge Peukert, p. 79; ""The economy as a whole" : The seventh chapter of Schumpeter's The Theory of Economic Development" de Jurgen Backhaus, p. 91. Une traduction partielle du chapitre 7 par Markus C. Becker et Thorbjorn Knudsen a été publiée en 2002 : "Schumpeter J.A. "Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung"", American Journal of Economics and Sociology, Vol 61, No 2, Avril 2002, p. 405-437. Dans la version initiale de TWE, le chapitre 7 commence à la page 463 et se termine à la page 548, la traduction proposée porte sur les pages 525 à 548. 9 14 l'économie cette nouveauté est bien connue : nouveaux biens, nouvelles méthodes de production, découverte de nouveaux marchés, nouvelle organisation économique, nouvelle entreprise11. Dans son schéma, la première caractéristique du développement est de constituer une rupture. Le développement selon lui n'est pas un processus progressif12. Il ne se fait pas de manière continue mais par sauts. Il s'oppose ainsi au gradualisme qui caractérise de nombreuses théories de l'évolution et en économie en particulier à Marshall pour qui "natura non facit saltum"13. En tant que rupture, le développement se distingue de la croissance. L'explication classique dominante de l'évolution qui se présente comme une explication par les facteurs économiques de l'environnement aboutit à un déplacement continu, à ce que Schumpeter qualifie de "croissance organique" de l'économie. Pour lui, cette explication de l'évolution est insuffisante14. La seconde caractéristique du développement est d'être une rupture d'origine interne. Le développement tel qu'il le définit est endogène. Cette caractéristique marque la différence entre une économie dynamique et une économie statique. Dans la théorie statique, l'économie tend vers un optimum, fonction des conditions fixées. Dans ce cadre théorique, les variations dans l'équilibre ne peuvent provenir que des données et n'être expliquées que par des causes extérieures. L'économie statique est purement passive puisque les seules modifications possibles sont celles émanant de modifications de l'environnement. Il s'agit alors simplement d'appréhender les effets sur l'économie de facteurs non économiques. Si les variations sont d'origine externe, si la cause est rejetée à l'extérieur, il n'y a, pour Schumpeter, pas de théorie "économique" du développement possible. Or pour lui, le développement économique existe même si l'environnement reste inchangé, il s'agit bien d'un phénomène proprement économique15. La définition qu'il propose est claire sur ce point : "sous le terme de TWE p159 TWE p. 123 et 124 13 Cf Markus C. Becker et Thorbjorn Knudsen, [2002], "Schumpeter 1911 Farsighted Visions on Economic Development", American Journal of Economics and Sociology, Vol. 61, No. 2, p. 397, et Geoffrey Fishburn, "Natura non facit saltum in Alfred Marshall (and Charles Darwin)", History of Economics Review, Volume 40, Summer 2004, p. 59-68 14 TWE p. 475 15 TWE p. 469 11 12 15 développement nous entendons uniquement les modifications du circuit économique que l'économie tire d'elle-même […]"16. Il précise cependant que les modifications de l'environnement peuvent créer les conditions d'un développement économique si elles sont vues et exploitées par l'agent économique porteur du changement, à savoir l'entrepreneur. Il indique, pour les trois principales modifications de l'environnement, les conditions dans lesquelles ceci se vérifie. Ainsi un accroissement de la population ne provoque pas de modification des caractéristiques fondamentales du système de valeurs. Cependant, une amélioration est possible si l'accroissement de population s'accompagne d'une nouvelle organisation de l'économie. Celle-ci n'est pas spontanée mais introduite par l'entrepreneur qui tire parti des opportunités liées à la baisse des salaires. L'accroissement de population n'est donc pas une cause directe et indépendante du développement économique et pour lui il en est même souvent plutôt une conséquence. La deuxième modification importante est le progrès technique et organisationnel. Celui-ci n'est pas un facteur indépendant avec ses propres lois et fondé sur le progrès des connaissances. Il passe par les innovations portées par l'entrepreneur. Schumpeter reconnaît cependant que ce progrès peut exister en statique mais à une échelle moindre. La troisième modification envisagée est celle de la demande. La loi psychologique selon laquelle il y aurait élargissement spontané des besoins ne lui semble pas vraiment vérifiée. Il n'y a pas de nouveaux besoins mais augmentation des besoins préexistants. Les véritables besoins supplémentaires sont des effets du développement, ce sont des besoins créés par le développement et suscités par lui. Pour produire des effets, ces modifications de l'environnement doivent être perçues et exploitées par un agent économique particulier : l'entrepreneur. C'est "l'agent du développement parce qu'il tire le changement de l'économie, de l'économie elle-même"17. Dans cette première version, l'entrepreneur est présenté par Schumpeter comme un homme doté de traits de personnalité particuliers18. Il se distingue notamment de l'agent statique par le fait que la maximisation du profit n'est pas sa seule motivation. C'est un homme d'action animé par la volonté de satisfaire des besoins, la recherche du pouvoir, de la réussite et par "la joie de créer". Son action consiste à se TWE p. 103 TWE p. 147 18 TWE p. 134 16 17 16 saisir des idées nouvelles et à les traduire en réalisations pratiques. Sa fonction n'est pas tant de trouver ou de créer de nouvelles possibilités car elles sont toujours disponibles en quantité, accumulées par toutes sortes de gens, que de choisir parmi toutes les opportunités qui se présentent à lui19 et de les traduire en nouvelles combinaisons. Pour ce faire, il doit réussir à retirer du circuit des moyens de production pour les employer autrement20. La résistance naturelle au changement implique qu'il soit capable de convaincre. Cette force de conviction lui permet "d'éveiller les besoins et la demande"21 mais aussi d'obtenir du banquier, par le crédit, le pouvoir d'achat nécessaire pour réussir à distraire une partie des facteurs de production de leur affectation antérieure. Dans ce schéma, le rôle du banquier est essentiel, sans son intervention l'entrepreneur ne pourrait innover. La comparaison faite dans Théorie de la monnaie et de la banque entre les systèmes socialiste et capitaliste sur l'origine de cette capacité à mobiliser des ressources et le rôle du financeur est tout à fait claire. "Dans une communauté socialiste, dès lors qu'il s'agit d'innover, c'est l'autorité centrale planificatrice qui donne l'ordre à certaines branches de céder leurs ressources au profit des secteurs innovants. Dans une économie capitaliste, cet ordre est remplacé par la monnaie de crédit créée par les banques, au bénéfice des entrepreneurs. Par conséquent, les banques et la banque centrale constituent des institutions centrales dans l'économie capitaliste et, par dessus tout, elles exercent une influence considérable sur la dynamique d'évolution"22. Le déclenchement du processus a des effets d'entrainement cumulatifs. Le processus de développement se heurte à l'inertie des comportements des agents économiques. Il existe une résistance générale au changement23 mais la réussite de l'un rend plus facile la réussite des autres24. "Chaque étape de développement crée les conditions pour les suivantes"25. C'est la raison pour laquelle les entrepreneurs apparaissent en essaims. Les nouvelles entreprises se développent à côté des anciennes et les remplacent par un processus de "destruction créatrice". Dans le modèle TWE p. 177 TWE p. 157 21 TWE p. 133 22 C. Jaeger et O. Lakomski-Laguerre, [2005], "La monnaie : une dimension négligée de l'œuvre de J.A. Schumpeter, Préface à Schumpeter J.A. 2005 Théorie de la monnaie et de la banque, Tome 1 : L'essence de la monnaie, Cahiers d'Economie Politique, L'Harmattan, p.17. Voir en particulier le chapitre 4 "Le calcul économique dans une communauté socialiste" p. 125 et le chapitre 5 "Le processus économique capitaliste" p. 147. 23 TWE p. 110 24 TWE p. 134 25 TWE p. 107 19 20 17 de Schumpeter, la concentration dans le temps de l'apparition des entrepreneurs explique les cycles et les crises. Le développement n'est pas d'un seul tenant. Ce n'est "pas un processus organique unifié […] il consiste en développements partiels reliés les uns aux autres mais relativement indépendants […] la cohérence n'apparaît que dans les développements partiels […] la tendance ne résulte pas d'un seul mouvement mais d'une série d'impulsions particulières"26. Le développement est un processus illimité. "La façon de produire et d'échanger est, au sein d'un environnement culturel et social déterminé et même au sein d'un état donné de la connaissance scientifique et technique, en pratique améliorable de façon illimitée"27. La rupture de l'équilibre une fois réalisée, il n'y a pas tendance vers un nouvel équilibre, il n'existe pas d'équilibre "dynamique". Le développement économique est différent du développement organique. Schumpeter précise qu'il ne porte pas de jugement sur le résultat. Pour lui, le développement n'est pas synonyme de progrès. L'originalité de la première version de TWE par rapport aux versions suivantes est de se terminer par un chapitre 7 contenant une extension du schéma de développement économique à l'ensemble des domaines de la vie sociale et une question non résolue, celle de l'origine du changement. Un schéma global : de la dynamique économique à la dynamique sociale Schumpeter passe dans le dernier chapitre de TWE de la dynamique économique à la dynamique sociale. Il replace son modèle de développement économique dans son environnement et propose une généralisation du processus à tous les domaines de la vie sociale. Le développement des arts, de la politique, des sciences, se déroulerait selon 26 27 TWE p. 491 TWE p. 160 18 un processus analogue28. La même distinction entre agents "statiques" et agents "dynamiques" et un processus d'innovation identique avec ses individus créateurs, leur action d'introduction du nouveau et leur besoin de mobilisation de ressources, peuvent se retrouver dans tous les domaines de la vie sociale, artistique, politique, scientifique. Ainsi à l'entrepreneur correspond, dans le domaine de la peinture, l'artiste novateur et au banquier, le mécène ou le marchand de tableaux. Dans tous les cas, la personnalité de l'individu dynamique est déterminante. Schumpeter va très loin dans cette voie et considère un processus universel pouvant expliquer le changement social. Pour lui, les individus, tout en ayant un domaine de rattachement principal, se trouvent tous à l'intersection de plusieurs sphères de la vie sociale. Celles-ci sont interconnectées et la nouveauté dans l'une d'entre elles modifie les conditions dans toutes les autres. Le mouvement généré dans un domaine pourrait, par la baisse des résistances au changement qu'il entraine, faciliter le développement dans d'autres domaines. Il y a interaction et non simple causalité. Ainsi pour Schumpeter, les interrelations entre domaines conduisent à une unité organique de la culture d'une époque. Il y aurait une contagion du développement entre domaines. L'ensemble des domaines constitue "la culture sociale d'un peuple" et il existerait une cohérence à ce niveau. Le modèle présenté pour l'économie aurait donc une validité plus large et permettrait d'expliquer le développement social. L'entrepreneur n'est qu'un représentant d'un type plus général, l'agent du changement social. C'est lui qui serait le vecteur de la contagion entre les différentes sphères sociales et contribuerait à un mouvement général de développement marqué par des cycles spécifiques. Schumpeter souligne que dans ce mouvement, l'entrepreneur, par la position sociale particulière qu'il occupe, a une influence qui ne se limite pas à la sphère économique mais s'étend à d'autres domaines. "Sa réussite le place au sommet de la pyramide sociale" et son action a un impact sur l'ensemble de la vie sociale. Cependant il n'existe pas de classe des entrepreneurs car la position sociale de l'entrepreneur est liée à sa personnalité et, de ce fait, n'est pas héréditaire. La place reconnue à l'entrepreneur "au sommet de la pyramide sociale" peut amener à penser que, pour Schumpeter, l'économie serait la sphère motrice dans le développement de la société. 28 TWE p. 148 19