Revue de presse - Théâtre des Quartiers d`Ivry

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MOUVEMENT
COMPTE RENDU
Les crimes de l’amour
Retour sur le festival Mettre en scène à Rennes
date de publication : 21/11/2007 // 15968 signes
Au TNB de Rennes, Mettre en Scène présentaient notamment deux mises en scène
de l’ambivalence du lien incestueux, refus, déni de l’origine et point de passage
obligé pour toute quête de soi : Stanislas Nordey, avec Incendies de Wajdi
Mouawad, et Patrica Allio avec Le Sang des rêves, d’après un roman de Kathy
Acker.
Ce mois de novembre 2007, deux metteurs en scène invités à Mettre en Scène, au TNB de
Rennes, ont choisi des textes explicites sur la prégnance du lien incestueux, pour dire les
folies de notre temps. Stanislas Nordey – avec Incendiesde Wajdi Mouawad – et Patricia
Allio – qui, avec Le Sang des rêves, adapte Sang et stupre au lycée, un roman de Kathy
Acker – exposent deux manières de voir l’inceste, suivant des choix plastiques différents,
mais qui traduisent également cette nécessité intemporelle du récit, de la parole et de
l’esthétique, de la quête de soi, pour réagir au désastre de la motion incestueuse.
La tragédie œdipienne au cœur de la modernité politique
Avec Incendies, pièce créée en 2003 au Meylan (Grenoble) par l’auteur et joué jusqu’en
2006, Stanislas Nordey met en scène une réactualisation contemporaine de la tragédie
œdipienne. L’intrigue est nourrie d’influences littéraires explicites ou non. Outre le mythe
d’Œdipe, on peut aussi y reconnaître, en filigrane, La Pluie d’été de Marguerite Duras :
derrière ces personnages principaux que sont Jeanne et Simon(1), jumeaux ayant comme
« poussés » tout seuls, l’une mathématicienne, l’autre boxeur – mais aussi dans le style de
jeu insufflé par Stanislas Nordey, qui peut évoquer l’écriture durassienne, sa régularité
lente et sa précision, comme cette manière d’affirmer une dignité par l’action de dire.
C’est le parcours de Jeanne et Simon qui donne au texte son énergie dramaturgique. Au
départ de la pièce, tous deux croient en une individualité moderne qui se constitue à partir
d’elle-même, indépendamment de son origine, de façon autonome. Ils ont grandi outreAtlantique, sont bien éduqués. Mais leur mère, Nawal, est d’ailleurs ; elle est d’une autre
langue, orientale, de ce là-bas déchiré par la guerre depuis plus de trente ans et dont elle
est revenue mutique. La tragédie incestueuse se déroule ici sur fond de guerre, et si
l’origine libanaise de l’auteur fait déduire que la guerre du Liban en constitue l’arrière-plan,
le texte ne le précise pas ; il est bien question de camps de réfugiés, d’un orphelinat, d’un
tribunal pénal international, de villages aux noms arabes, d’un exil au Canada, mais la
pièce se détache imperceptiblement du plan réaliste. C’est dans cet écart que la fiction peut
se tenir et parler de toute guerre, ou de la Guerre. L’épique y est chevillé au drame
individuel pour représenter la manière dont un destin est dans la main du Destin. Or le
Destin, dans la tragédie grecque, est tissé par les Parques, et suit le courant du désir fatal
d’un fils laissé dans l’ignorance de son origine, abandonné par sa mère et son père suite à
la prédiction d’un oracle. Incendies commence à ce moment le Destin est déjà accompli et
où les enfants, Petits Poucets perdus dans le monde contemporain, vont devenir les
témoins de leur origine désastreuse.
De leur père, Jeanne et Simon ne connaissent au départ que la légende que leur mère leur
a conté : celle d’un homme passionnément aimé mais perdu, un héros mort au combat, sur
ces terres ensanglantées par la guerre. Le père est un absent, un conte, ou encore une
lueur, un embrasement dans l’obscur. Simon et Jeanne semblent chercher inconsciemment
à détruire cet obscur, et avec lui la lueur qui y tremble, comme pour oublier, pour ne pas
reconnaître un jour qui est véritablement leur père. Le premier apprend la technique de la
boxe, du combat, et la seconde à faire tenir le monde dans des formules et résultats
quantifiables, c’est-à-dire à faire régner la clarté. Incendies les représente amenés à
pénétrer dans l’obscur pour apprendre qui ils sont, et à travers cela, à reconnaître
l’existence de l’incalculable. Jeanne va découvrir la logique implacable du désir dont elle
provient, et dont aucune logique rationnelle, comptable, même celle des probabilités et du
hasard, ne peut rendre compte.
C’est sans doute ce qui, dans le texte de Mouawad, aura retenu Stanislas Nordey, qui,
depuis L’Epreuve du feu de Magnus Dahlström (2003), affirme axer sa recherche sur la
sorte de mécanique céleste aussi précise qu’une mathématique ou qu’une horlogerie qui
règlerait la conduite humaine, et dont le théâtre peut donner une représentation ou un
sentiment (ainsi avait-il monté Un fil à la patte de Feydeau comme à une « boîte à théâtre
» que l’on remonterait, et qui « marcherait » au désir sexuel). Il faut aussi remarquer que,
de L’Epreuve du feu à la tragédie d’Electre (2005), en passant par Gênes 01 de Fausto
Paradivino (2006), le metteur en scène s’intéresse à chaque fois, et dans le même temps,
à la tragédie incestueuse, à l’horreur politique et au fantasme violent. Avec Incendies, il
peut représenter comment la marche du désir destinal articule l’inceste et le fantasme au
dérèglement politique mondial. Wajdi Mouawad a inventé avec ce couple androgyne
(Jeanne/Simon) les enfants d’un Œdipe moderne, qui serait Wahab le tortionnaire, et qui
n’est autre que le fils de l’homme passionnément aimé par Nawal, mais abandonné,
retrouvant sa mère sans le savoir avec l’une de ses prisonnières. Laurent Sauvage, fidèle
compagnon des mises en scène de Stanislas Nordey, interprète ici cette incarnation désolée
de l’absent désiré, condensant les figures d’amant, de fils, et de père, et qui est devenu le
père et le frère de ses enfants. Les pères sont aussi les frères : cette proposition, sortie du
contexte mythique de la tragédie et prise dans la fable contemporaine de Wajdi Mouawad,
acquiert une force confondante, notamment en évoquant le fond du fantasme incestueux.
Elle fait vibrer de sens archaïques inquiétants les valeurs de fraternité républicaine nées
dans le régicide, comme celles des fratries politico-religieuses objectant aux Etats nations
un totalitarisme fraternel masculin. Le désir inconscient incestueux semble se projeter au
cœur de la modernité politique, pour y faire régner à grande échelle l’horreur œdipienne,
ou encore la vengeance inconsciente des fils abandonnés. Wadji Mouawad s’intéresse aux
lendemains de la tragédie, au devenir des enfants amers qui en sont issus, pour qu’ils ne
deviennent pas à leur tour des agents de la fatalité, et en particulier à leurs filles. De
celles-ci Wajdi Mouawad dit qu’il leur faut désirer partir en quête de ce qu’elles sont. En
fait, c’est leur mère qui porte ce désir et le leur transmet.
La mère lègue deux lettres mystérieuses comportant des indices. Jeanne et Simon sont
libres de ne pas les lire. Jeanne accepte, mais pas Simon dans un premier temps. Wajdi
Mouawad représente là le caractère initiatique de toute quête de soi, comme la modernité
du désir féminin. Il crée la figure de la « femme qui chante », Swada qui accompagna
Nawal dans sa descente aux enfers, comme un double. En la faisant interpréter par la
personnalité tumultueuse de Lamya Regragui, Stanislas Nordey surligne la force d’une
féminité qui, dans la fable, est en première ligne, d’où qu’elle soit, portée par des actrices
battantes : Véronique Nordey, Charline Grand, Claire Ingrid Cottanceau, Julie Moreau
semblent en effet se battre tout à la fois pour le théâtre, pour elles-mêmes et quelque
chose qui les dépasse, quand les interprètes masculins apparaissent plus désillusionnés
(excepté Raoul Fernandez), et porteurs d’un désarroi infini.
Dès le départ, les interprètes, tous en scène, jettent des regards mystérieux, tout en
présentant les personnages qu’ils vont jouer. Raoul Fernandez, qui interprète le notaire,
devient une sorte de maître de cérémonie quelque peu sorcier, le détenteur des sceaux.
Puis Nordey opère dans la distribution des choix différents de ceux de Mouawad lors de la
création, pour représenter un éternel retour, ou encore le monde dans le regard des
enfants. La mère est diffractée entre une jeune femme, une femme et une femme mûre.
Charline Grand, Claire Ingrid Cottanceau (créditée aussi pour sa collaboration artistique),
Véronique Nordey figurent une trinité de l’éternel féminin. Dans Incendies, il n’y a pas de
linéarité chronologique – les scènes du passé s’entrelacent aux contemporaines. Le passé
est toujours présent et là. Le seul fil est celui du savoir se cherchant dans l’obscur. Frédéric
Leidgens, par sa fragilité et sa douceur fortes de savoirs sensibles secrets, endosse à
travers les nombreux personnages une seule et même figure, celle d’un guide, d’un Tirésias
discret. La scénographie pose alors le plateau comme un espace-temps à traverser,
toujours le même, celui des enfants qui, tant qu’ils n’ont pas résolu leur énigme, font du
sur-place. Le parti pris de dépouillement adopté par Nordey n’est pas une figure de style (il
a, dans d’autres de ses mises en scène, opté pour des décors) : par là, il fait « parler la
parole », ou encore entendre que l’origine ne se retrouve qu’aux moyens de la parole, de
l’enquête analytique, afin de reconstituer un récit, une narration. Si la dominante des
lumières est la clarté, c’est aussi que Stanislas Nordey fait du théâtre l’action d’une mise à
plat, d’une première écoute. La pièce est présentée comme une équation imaginaire, livrée
à des spectateurs/auditeurs qui peuvent discerner l’apparition de l’obscur au travers d’une
trame de répliques, de jeux de rôles et de lieux présentés clairement. La clarté de la mise
en scène comme de cette diction des acteurs si particulière chez Nordey, reflétant le souci
de s’adresser au public (à l’autre), acquiert ici une force non pas consolante, mais
lénifiante. Les costumes sobres, en noir et blanc, et la dignité des acteurs en scène
semblent provenir d’un au-delà de l’analyse et du récit. L’élaboration d’un espace commun,
ici par le travail théâtral, semble suggérer la possibilité non pas de sortir de l’inceste mais
d’en partir. Le silence qui s’empare des enfants, une fois découverte leur origine, n’est pas
un mutisme, mais toute la profondeur d’un savoir qui sait être parti d’une ignorance. C’est
aussi le vertige devant la question qui se pose dès lors à eux : que désirent-ils maintenant
qu’ils savent ? Désirent-ils seulement ?
Le désastre incestueux et l’effondrement de l’Amérique
En adaptant un roman de Kathy Acker datant des années 1980, Sang et stupre au lycée,
Patricia Allio choisit, quant à elle, de porter un regard différent sur l’inceste, quasi sadien.
La figure de la mère est éliminée, comme souvent chez Sade. Le personnage de Janey se
sait amoureuse de son père, quand ce dernier n’ignore pas ce qu’il fait en la prenant pour
femme. L’adaptation commence par la tentative d’un récit et en cela, elle est postfreudienne, ou analytique. Les acteurs Marie-Laure Crochant et Geoffrey Carey prennent en
charge d’adresser au public l’histoire de leurs personnages émancipés, qui assumeraient
tranquillement l’inceste. Puis tout bascule quand le père raconte que, las de sa fille, il lui
préféra une autre jeune femme du même âge et presque du même prénom, Jenny.
Geoffrey Carey interprète ce fou libertaire et inconscient, bouleversant, qui essaie de se
dépêtrer de la motion incestueuse pour mieux y retomber, faute d’analyser son sens
symbolique profond, ou de s’avouer sa vérité. Janey ne peut continuer le récit, elle en est
exclue, mais c’est aussi qu’elle ne peut concevoir de tierce partie dans la relation au père.
La catastrophe l’emporte. Il n’y a plus de mots, seulement des images et une dilution des
formes. Un film vidéo (Projet pour une révolution à New York) relate alors son voyage
onirique au cœur de la terreur de la castration, côté femme. Deux récitantes singulières et
excentriques, la blonde platine Catherine Corringer et la chanteuse opulente NicoNote,
traduisent l’atmosphère grotesque d’un freak-show sado-masochiste qui laisse incrédule et
en même temps témoigne d’une volonté de garder par l’humour une distance de jeu – de
se battre pour croire encore à un relèvement possible. Patricia Allio passe à un théâtre de
l’étrange où les scènes s’enchaînent sans lien narratif, et se génèrent par les formes, les
costumes, les éclairages. On y croise un ours, des fumigènes, un monstre. Le personnage
de Janey apparaît alors comme la figure d’une femme cherchant à élaborer du désir,
malgré le désir de mort que finalement son père a pour elle.
Kathy Acker, alors qu’elle écrit dans les années 1980, a relié le désastre incestueux à
l’effondrement sans cesse recommencé des Etats-Unis : « Le monde va exploser, si bien
que les terroristes n’ont même plus besoin de se cacher », dit Janey. C’est que le désir de
l’inceste part d’un mouvement de retour en arrière, d’une réaction de fuite devant la
difficulté, parmi d’autres, à se tenir au monde. C’est une régression et une agression contre
l’origine. Patricia Allio crée une scénographie qui démultiplie les espaces en faux fuyants et
volumes sombres, où les acteurs semblent des marionnettes trop petites, une sorte
d’appartement loft avec des galeries et des cursives. Janey y cherche à se sortir de l’enfer.
Le désir amoureux pour son père devient la source d’une énergie inconsciente qui éveille
au désir de savoir son désir, à une quête de soi.
La juxtaposition de ces deux mises en scène, de Stanislas Nordey et de Patricia Allio, met
en elle-même en scène le rapport entre la démence de nos sociétés et son fond secret,
incestueux, dont le sens reste une haine (masculine) de l’origine du monde. En même
temps, les femmes sont mises en demeure de partir en quête de leur désir réel, et non plus
de se mettre à la place où les hommes les désirent. D’où cette inertie désillusionnée des
hommes et cette souffrance encore naïve des femmes, avec, entre les deux, une guerre
larvée.
Mari-Mai Corbel.
1. Les prénoms Simon et Jeanne (chez Duras : Ernesto et Jeanne) mettent sur cette piste,
ainsi que la profession de la seconde : mathématicienne (chez Duras, c’est Ernesto qui
devient une sorte de génie de la science mathématique). L’inceste est également présent
chez Duras, mais entre les enfants... Le prénom « Simon » fait également consonner une
judaïté profonde, ancienne, qui constitue l’argument d’où la parole de Marguerite Duras
s’élève – dans La Pluie d’été, Ernesto trouve un livre brûlé qui est un thème de la réflexion
rabbinique (si la maison livre, faut-il sauver les livres, et lesquels ?). Wajdi Mouawad, avec
cette réminiscence durassienne, rameute le climat d’angoisse et de menace pesant sur la
judaïté. Jeanne et Simon sont présentés comme inconsciemment menacés, et ce, de la
manière dont procède l’antisémitisme, de l’Inquisition au nazisme : une obsession
fantasmatique de la pureté ethnique originaire. D’où le refoulement haineux de l’origine
juive par le christianisme et l’islam, et par suite, de la bâtardise de tout peuple.
Incendies, de Wadji Mouawad, mis en scène par Stanislas Nordey (site Guy Ropartz) et Le
Sang des rêves, d’après le roman de Kathy Acker, mis en scène par Patricia Allio (salle
Didier-Georges Gabily), ont été présenté dans le cadre du 11e festival Mettre en Scène,
rencontres internationales de metteurs en scène et de chorégraphe organisées par le
Théâtre National de Bretagne, à Rennes et Quimper, du 6 au 17 novembre 2007.
Mari-Mai CORBEL
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