DE L’ÂGE HEUREUX DE LA TECHNIQUE À LA TECHNOSCIENCE
fonctions intellectuelles supérieures (langage). Donc à tous égards il faut
faire « l’éloge de la main »2.
L’humanisme c’est la culture de l’esprit, délié du corps, des sciences
et des lettres. Mais l’humanité doit davantage ou autant aux arts et à son
industrie qu’aux arts libéraux. L’esprit n’est rien sans le corps : l’activité
pratique conditionne l’activité théorique. Le travail n’est pas une application
dégradante de l’esprit à la transformation de la matière mais ce qui rend
possible le progrès de l’esprit lui-même. Il ne faut pas voir dans le travail
une chute de l’esprit dans le corps, mais l’origine réelle de toute conscience.
Aussi, entre l’humanisme du langage (des opérations sur les idées et des
signes sur les idées) et l’humanisme du travail, l’esprit philosophique,
affranchi des préjugés sociaux, devrait-il toujours choisir le second. Que
valent les humanités qui ne reposent que sur le discours qui s’ornemente
(rhétorique), se commente et se glose sans fin (exégèse) ou qui s’élève si
haut dans la spéculation (métaphysique, théologie) que l’esprit n’est plus en
mesure de vérifier le sens de ses propositions ? Face au monde pensé par les
hommes de la parole, se tient humblement l’humanité du travail, au contact
des choses qui sanctionnent immédiatement les réussites ou les échecs de
chaque entreprise. Dire que le travail est concret est ici une définition de la
vérité à l’épreuve de l’expérience. Aussi, l’éducation ordinaire accorde-t-
elle trop de pouvoir aux mots sur les choses et rend les hommes « babillards »
(Rousseau, L’Emile)3. « Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait
pas » (p. 129). Autrement dit, la véritable philosophie serait expérimentale, car
la connaissance ne progresse que si l’esprit cesse de se reposer sur ses
propres règles pour se soumettre au verdict de la réalité. Et cette pensée
active de l’expérimentalisme, le travail et la technique la manifestent
pleinement. L’homme ne connaît vraiment que ce qu’il produit lui-même :
c’est sans doute le nouveau concept du savoir et de la vérité promu par les
temps modernes (Vico). La science nouvelle est pratique. Ici contre la
modernité de l’humanisme lettré, émerge une nouvelle modernité qui
associe le sens de l’expérience, l’ingéniosité technique (Bacon4, à certains
2 Cf. l’essai de Focillon. Sans les mains, la pensée demeure abstraite et comme irréelle. Elles
offrent le monde à penser parce qu’elles y engagent par l’action : « La face humaine est surtout un
composé d’organes récepteurs. La main est action : elle prend, elle crée, et parfois on dirait qu’elle
pense. (…) L’homme a fait la main, je veux dire qu’il l’a dégagée peu à peu du monde animal, qu’il
l’a libérée d’une antique et naturelle servitude, mais la main a fait l’homme. Elle lui a permis certains
contacts avec l’univers que ne lui assuraient pas ses autres organes et les autres parties de son corps.
(…) La possession du monde exige une sorte de flair tactile. La vue glisse le long de l’univers. La
main sait que l’objet est habité par le poids, qu’il est lisse ou rugueux. (…) L’action de la main définit
le creux de l’espace et le plein des choses qui l’occupent. Surface, volume, densité, pesanteur ne sont
pas des phénomènes optiques. C’est entre les doigts, c’est au creux des paumes que l’homme les
connut d’abord. L’espace, il le mesure, non du regard, mais de sa main et de son pas. Le toucher
emplit la nature de forces mystérieuses. Sans lui elle restait pareille aux délicieux paysages de la
chambre noire, légers, plats et chimériques » (p. 103-108). Pour ainsi dire, la main donne le monde et
permet de le maîtriser.
3 Œuvres complètes, éd. L’Intégrale, III, p. 125.
4 On l’a vu à propos de la science, la vraie philosophie est à l’image de l’abeille entre la
fourmi (empirisme qui amasse les donnés) et l’araignée (rationalisme qui tisse la toile de la
connaissance à partir de la seule substance de la raison), qui transforme par l’entendement ce qu’elle a
récolté par l’observation (Novum organum, I, 95)
© Laurent Cournarie - www.philopsis.fr