Jean-Louis Guigou 2 rÉiat-nation est Irop petit pour les grands problèmes el trop grand pour les petits problèmes » Daniel Bel! Au cours des XIXe et XXe siècles, se sont édifiées et confondues en Europe les notions d'État, de nation et de territoire. Mais, aujourd'hui, les États s'affaiblissent, pris en ciseau entre d'une part la mondialisation de l'économie et la construction de grandes régions, d'autre part les exigences croissantes de décentralisation. Les nations se disloquent, faute d'être unies contre un ennemi commun et du fait d'un processus simultané d'uniformisation et de revendications identitaires. Les territoires eux-mêmes se fragmentent sous l'effet de divisions fonctionnelles et de segmentations sociales. Faut-il en déduire que cette fin de siècle sera marquée par la fin des États-nations et le déclin du pouvoir souverain qu'ils exercent s utleur territoire ? Par l'émergence de villes-États « branchées » sur !'économie-monde, détachées de leur arrière-pays, relégué à l'état de banlieues ou de désert ? Tel n'est pas l'avis dé Jean-Louis Guigou qui plaide pour un État rénové, garant de Vunité et de la cohésion de la nation, animé d'un dessein unificateur. Par contre, en effet, le rôle et les modalités de fonctionnement de cet État devront être profondément modifiés en tenant compte d'une part du développement nécessaire de grands ensembles pluri-nationaux au sein desquels devront être mutualisés les risques liés à la mondialisation, d'autre part de l'indispensable décen- 1. Texte tiré d'une conférence donnée par J.L. Guigou à l'Université de Rabat (Maroc) le 18 avril 1996. 2. Professeur agrégé des Universités. Directeur à la Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale (DATAR), France. Les réflexions prospectives n'engagent pas la DATAR. 21 futuribies septembre 1996 tralisation ei déconcentration eut profit d'instances régionales recomposées. Le directeur à la DATAR plaide ici pour lu constitution en France de cinq à sept grandes régions et la constitution de « pays » dotés de véritables pouvoirs politiques. Il revendique aussi, au profit de sa propre administration, un pouvoir régulateur et d'animation renforcé. H.J. La définition des termes importe ; celles-ci sont extraites du Grand Larousse universel. — État: Société politique résultant de la fixation, sur un territoire délimité par des frontières, d'un groupe humain présentant des caractères plus ou moins marqués d'homogénéité culturelle et régi par un pouvoir institutionnalisé. Éléments centraux de l'administration ; forme de gouvernement ; ensemble des pouvoirs publics par opposition aux citoyens. Tous les Etats ont le même attribut : la souveraineté. — Nation : Ensemble des êtres humains vivant dans un même territoire, ayant une communauté d'origine, d'histoire, de culture et de traditions, parfois de langue et constituant une communauté politique. Entité abstraite, collective et indéniable, distincte des individus qui la composent et titulaire de la souveraineté. « La Nation, c'est un vouloir vivre collectif » (Ernest Renan). •—• Territoire : Étendue de terre qui ressortit à une autorité et à l'histoire d'une communauté humaine (j'ai rajouté ce dernier membre de phrase). Plusieurs questions se posent : — Quelles relations y a-t-il entre les trois éléments l'État, le Territoire et la Nation : la Nation se confond-elle avec l'État et avec son territoire ? Y a-t-il confusion ? Y a-t-il disjonction '? — L'État-nation constitue-t-il une catégorie à part ? Y a-t-il des États avec plusieurs Nations ? Y a-t-il des nations sans État ? -—L'équilibre État-nation-territoire dans un rapport harmonieux 1/1/1 seraitil rompu avec la mondialisation de l'économie et l'abaissement des frontières ? Dans un jeu ouvert à la compétition globale, faut-il espérer que le rôle des États-nations reste inchangé ? — Comment évoluent les États dans une période de paix mondiale ? Les États et la nation ne sont-ils puissants qu'en période de menace de guerre ? Sont-ils contestés par les règles de l'économie libérale mondiale ? — Après les États-nations du XX e siècle, verrons-nous surgir de la fragmentation des nations et des groupes sociaux, des régions-États et même des villes-États ? 22 " Etat, nation, territoire : la recomposition — Faut-il parler de la « fin » des territoires (B. Badie) 3 ? De la « fin » des États-nations (K. Ohmae) 4 ? Afin de répondre à ces questions complexes, nous gagnerions à éliminer en premier lieu les modes qui, en cette fin de siècle, consistent à voir des « fins » partout et des commencements nulle part. La «fin » de l'histoire et le dernier homme (Francis Fukuyama). la «fin » du Travail (Jeremy Rifkin), la «fin » des territoires (Bertrand Badie), la «fin » des États-nations (Kenichi Ohmae), sont des expressions qui recherchent souvent le sensationnalisme plus que la précision. Néanmoins, on peut penser que la mondialisation de l'économie, associée au renouvellement des technologies de communication (NTIC) et de transports à grande vitesse modifient fondamentalement les relations qu'établissent les États, leurs peuples et leurs territoires dans un contexte de paix prolongée. Dès lors, pour se maintenir, les États ont certainement à se transformer en profondeur pour s'adapter à des nouvelles réalités. De la convergence à la divergence entre Etat-nation et territoire Bertrand Badie montre très bien comment nous avons assisté au cours des XIXe et XXe siècles, à une convergence très forte entre la Nation et la conception politique de gestion du territoire conçu comme le support exclusif de l'autorité de l'Etat État-nation et territoire ont de fait été longtemps superposés l'un à l'autre. A une nation correspondait un territoire et un État ; c'était l'harmonie du module 1/1/1. Les États qui regroupaient plusieurs nations sur leur territoire — comme par exemple l'URSS -— furent l'exception. Or, désormais, sous l'effet de la mondialisation de l'économie, sous l'effet de la mobilité généralisée, des hommes, des capitaux, des marchandises et des informations, sous l'effet, aussi, des revendications ethniques de plus petits groupes en quête de leur identité, des distorsions s'opèrent au sein du triptyque État/nation/territoire. La fragmentation est à l'œuvre et prospère dans un contexte de paix retrouvée. L'URSS s'est disloquée, la Tchécoslovaquie et la Belgique se sont fragmentées, l'Espagne et le Royaume-Uni sont menacés dans leur unité. 3. BADIE Bertrand. La fin des territoires. Essai sur le désordre international ei sur l'utilité sociale du respect. Paris : Fayard, 1995. 4. OHMAE Kenichi. The End ofthe Nation Srate : The Rise of Régional Economies. New York : The Free Press. 1995. 23 ... , . futttribles septembre 1996 Les États s'affaiblissent, pris en tenaille entre la constitution de grands ensembles économiques comme l'Union européenne ou l'AELE et les exigences croissantes de décentralisation. L'État ne peut plus, au nom de l'intérêt général, faire ce qu'il veut, où il veut, quand il veut, comme il veut. Sa souveraineté devient limitée devant des politiques supranationales et infranationales qui émergent et s'ordonnent. Le prospectiviste japonais Kenichi Ohniae considère que quatre forces se combinent pour usurper le pouvoir économique des États : le capital, les entreprises multinationales, les consommateurs et la communication. Ne contrôlant plus les flux qui traversent leurs frontières, difficilement leur monnaie et les facteurs immatériels de la concurrence, les Etats contrôlent de moins en moins l'activité économique alors qu'ils ont de plus en plus de régulation sociale à réaliser. La question se pose de fait de savoir si les États souverains résiduels ne sont pas en voie de devenir des caisses de compensation et de mutualisation. « Les États-nations sont-ils devenus des dinosaures en train de mourir ? » s'interroge K. Ohmae ? D'une part Joseph Le Bihan 5 observe la montée des petites nations dans la hiérarchie des territoires prospères parce qu'ils font preuve d'une meilleure réactivité et d'une plus grande vigilance que les grands États-nations et disposent des mêmes avantages d'accès aux grands marchés. D'autre part, Kenichi Ohmae conclut au dépérissement des grands Étatsnations économiques et à l'émergence de régions économiques ouvertes à la compétition mondiale, en particulier les régions frontalières et littorales. Des Régions-États émergeraient comme Taïwan, le Nord Mexique, le nord-ouest des États-Unis, la Lombardie et même des villes-États comme Singapour, Hong Kong... La paix retrouvée, et prolongée n'est pas bonne pour les États qui ne peuvent que constater que le consommateur devient roi. Cette vision manichéenne -— l'économie, la concurrence et l'abondance disloquent les nations, la guerre et la pénurie vivifient les nations — doit certes être nuancée. Pour l'essentiel c'est la prétention des États centraux — unitaires ou fédéraux — à réguler l'ensemble des rapports économiques et sociaux — ce saintsimonisme du second XXe siècle dont parlait F. Perroux — qui doit être revu à la baisse. Faut-il pour autant tirer du constat que les États ne peuvent plus prétendre avoir la même emprise dirigiste sur l'économie, la conclusion qu'ils sont pour autant condamnés par l'histoire ? C'est aller un peu vite : les États peuvent et savent s'adapter — mais la menace d'affaiblissement est à prendre au sérieux. 5. LE BIHAN Joseph. Entretien : 1995. 24 Vers la fin des Étals-nations ? ». Enjeux les Échos, décembre Etat, nation, territoire : la recomposition Changements optimaux dans le processus de décision opérationnelle au fur et à mesure que nous passons de l'ère industrielle à l'ère de l'information AVANT La montée de la région/État L'ère industrielle Epoque Description XIXe et XXe siècles • Impulsé par gouvernements nation/État • Souveraineté nationale • Dirigisme par forces centrales • Sensibilité frontalière • Préférence pour le capital domestique et protection des sociétés domestiques • Vise la prospérité uni-étatique via Se développement des exportations et la croissance économique par la production manufacturière • Initiatives gouvernementales • Un gouvernement efficace renforce les industries prioritaires • Tout changement se fait graduellement à travers les décennies Les gagnants • • • • L'Allemagne Le Japon/les « nouveaux Japons Le Royaume-Uni Les États-Unis DE NOS JOURS L'ère de l'information Fin du XXe siècle, XXIe siècle Impulsé par le capital privé et l'information Souveraineté du citoyen Réseaux autonomes d'entreprises privées interdépendantes et d'entités régionales Essentiellement sans frontières Accueil du capital étranger, des sociétés internationales et de leur expertise, création d'emplois à haute valeur ajoutée Objectif : une prospérité régionale harmonieuse basée sur des sociétés interdépendantes liées par des réseaux qui créent des services d'échanges d'information intensifs pour tirer une plus-value du consommateur Initiatives entrepreneurs al es Un bon gouvernement encourage le développement régionai au lieu de se concentrer sur une industrie précise II se passe des changements rapidement en l'espace de quelques années, voire mois Hong Kong/Shenzhen Singapour/Johore/Batam Taïwan/Fujian Le sud de la Chine (le delta de ia rivière des perles) Lesudde!'(nde (par exemple, Bangaiore) Le nord du Mexique/Le sud-ouest des États-Unis La vallée du Silicium (Californie) La Nouvelle-Zélande La Lombardie Le nord-ouest (côte Pacifique) des Etats-Unis La définition d'une région-État : un territoire (souvent transfrontalier) qui se développe autour d'un centre économique régional et qui a une population variant entre quelques millions et 10 à 20 millions. Source : OHMAE Kenichi. Op. cit. 25 futuribles septembre 1996 Les nations politiques se disloquent au profit de nations ethniques ou plutôt d'ethnies en quête d'identité et d'autonomie. C'est la thèse de B. Badie — qu'il vérifie par des analyses historiques et dans le monde entier. Sous l'effet de la mondialisation, de la banalisation et de l'homogénéité surgissent les revendications identitaires régionales et locales très vives. Les communautés nationales politiques, surtout lorsqu'elles sont de grande taille, se disloquent au profit de petites communautés ethniques fortement homogènes et identitaires. Au sein des grandes nations et surtout dans les grandes villes, la cohésion sociale régresse provocant des fractures sociales et surtout des fractures territoriales qui paraissent irréversibles. Poussée à l'extrême la dislocation des nations conduit au tribalisme régional et ethnique, à la xénophobie. Charles de Gaulle et François Mitterrand, les deux personnalités qui ont sans doute marqué le plus durablement la vie française, dans la deuxième moitié du XXe siècle, avaient des conceptions opposées de la Nation. Mais toutes deux étaient des conceptions issues de la guerre : de Gaulle donnait la primauté à l'histoire (« une certaine idée de la France ») et aux valeurs et Mitterrand privilégiait la géographie, « la puissance des lieux », les paysages et les racines. Ces « conceptions guerrières de la nation qui expliquent le rassemblement des hommes pour sauver la patrie en danger», s'affadissent lorsque la paix autorise l'économie à entreprendre son travail de fragmentation et de dislocation des populations qui se retrouvent dans de petits groupes, un court instant pour défendre des intérêts particuliers. Pour être puissants, les États ont besoin de guerre ; ils se vivifient quand le « canon sonne », quand la peur apparaît et quand la pénurie sévit. Les territoires historiques sont à leur tour menacés par l'apparition d'espaces économiques et fonctionnels. Ainsi le territoire national, le territoire communal. le territoire des vieilles provinces, pétris d'histoire, de chair et de sang, de patrimoine et de tradition, cèdent-ils la place à des espaces économiques fonctionnels, spécialisés, efficaces comme l'espace rural, l'espace urbain, t'espace agricole, l'espace commercial, l'espace aérien, l'espace intercommunal, l'espace européen, l'espace de Schengen, l'espace méditerranéen... autant d'espaces fractionnés, spécialisés et disjoints. Le cas de la ville traditionnelle européenne, qui fut l'expression visible de l'unité de la population locale, est caractéristique. La division économique et sociale du territoire conduit à l'apparition d'espaces spécialisés, qu'ils soient résidentiels, commerciaux ou industriels, et partout, à la ségrégation sociale, avec l'apparition de ghettos d'un côté et de villes ou quartiers privés pour les plus riches. La dislocation est évidente : les fractures sociales et spatiales se conjuguent et s'amplifient mutuellement aux diverses échelles du territoire. Ne voit-on pas aux Etats-Unis des villes privées qui se constituent où les populations fortunées WASP (White Anglo-Saxon Protestant) s'agrègent. 26 ,;<$-- >-:,,- v État, nation, territoire : la recomposition Dans d'autres cas, la grande métropole conserve son unité et sa cohésion mais se coupe de son hinterland faisant ainsi apparaître des villes-États qui s'isolent du territoire national. Tel est le cas de Singapour, de Hong Kong... qui par analogie font penser à ce qu'étaient Venise. Gênes ou Amsterdam au Moyen-Age... Des oasis de prospérité coupées des surfaces qui les entourent et de la pauvreté. Dans ce nouveau contexte, l'harmonie entre l'État, la nation et son territoire disparaît ou menace de disparaître. On assiste à la divergence et à la dislocation au profit tout à la fois d'entités supranationales essayant d'organiser leur espace (Union européenne) et d'entités régionales, de beaucoup plus petites tailles, qui ont tendance à s'autonomiser. Dans ce nouveau contexte, la France, mais aussi le Maroc par exemple, se retrouvent dans une situation encore privilégiée : — un État unitaire qui reste fort, — une nation qui reste unie ; — un territoire qui, à l'abri de frontières naturelles, n'est pas encore trop disloqué sauf peut-être en milieu fortement urbanisé. Dès lors, que doit faire l'État ? Comment doit-il réagir pour maintenir l'unité de la Nation et assurer la cohésion du territoire ? Le rôle d'un État rénové garant de l'unité de la nation et du territoire en période de paix prolongée Avant cette ère de mobilité et de mondialisation, les États, pour homogénéiser et assurer l'égalité, avaient recours sur leurs territoires à des politiques publiques dans des domaines considérés comme relevant de l'intérêt général aussi différents que la santé, l'éducation, la défense nationale, la monnaie, les impôts, la politique industrielle... Toutes ces politiques publiques ont été mises en place dans un monde « ancien », où les nations cherchaient à se protéger, à défendre leurs frontières, à assurer leur cohésion interne et à sauvegarder leur souveraineté. Or, ce contexte est en grande partie révolu. L'ouverture au monde de l'économie et des échanges est inéluctable. Nous assistons à la revanche d'un capitalisme fluide, éclaté, « ingouvernable », fait de PME et de processus de « destruction créatrice » à la Schumpeter qui renoue, in fine, avec des formes plus traditionnelles de capitalisme qui ressemblent à celles que décrivait Le Play dans sa Réforme sociale (l'exemple de la « troisième Italie » du centre 27 fttturibles septembre 1996 et du nord-est le préfigure). Il est possible que cela malmène le salariat, le service public, le droit du travail, la logique fprdierme de concentration... et que cela porte atteinte à des conquêtes de F État-providence d'après-guerre. Les fonctions des États doivent alors se modifier pour assurer les conséquences qui en résultent notamment sur le plan social. Manifestement, la structure politique administrative et territoriale de l'État-nation jacobin et belliqueux de la France héritée de 1791 n'est pas adaptée aux nouvelles exigences de la compétition ouverte parce qu'il a été conçu pour l'en protéger. Pour se pérenniser, les États doivent produire de l'unité et de la cohésion La fonction régalienne des États modernes doit être de produire de l'unité politique, de la cohérence administrative et de la cohésion sociale. Si les États ne les produisent pas, alors la dislocation se poursuivra et les particularismes régionaux prévaudront. Produire de l'unité politique, c'est produire du sens et c'est aussi mobiliser l'opinion autour d'un projet collectif. Produire du sens c'est produire une communication symbolique accessible à tous les membres de la communauté sans distinction de classe sociale, d'âge, d'origine ethnique... qui rend possible l'échange entre le plus grand nombre. Produire de l'unité pour produire de l'échange et de la communication. Ainsi que l'écrivait Malraux « Tome civilisation est échange ». S'il n'y a pas échange de messages, de sentiments, de communication,... alors il n'y a pas d'unité, pas de cohésion et donc pas d'existence d'une communauté. Produire un projet collectif, une ambition pour la communauté parce que là où il n'y a pas de projet commun, il n'y a que des rivalités. La prospective stratégique — voir loin et voir grand — constitue un des moyens pour élaborer une vision commune de l'avenir et des territoires autour de laquelle se définit un projet pour ia nation. La cohésion et l'unité imposent à l'État d'assurer l'équité, c'est-à-dire l'égalité des chances des citoyens, en particulier devant le système éducatif et l'accès aux prestations des autres grands services publics (santé, transport, sécurité publique, consommation, solidarité fiscale). Ce même objectif de cohésion impose la mise en œuvre de procédures modernes de redistribution notamment sous la forme de péréquation horizontale entre territoires. Dans le monde à venir, la cohésion sociale apparaîtra comme un facteur d'attractiviîé des entreprises internationalement mobiles et un élément stratégique de l'organisation des territoires. N'est-ce pas, en fin de compte, ce qui permet à une société d'exister ? 28 Etat, nation, territoire : ta recomposition Poiir s'affirmer, les Etats doivent gagner en souplesse et en capacité d'adaptation : le cas français Au même titre que les grandes entreprises se disloquent, en extemalisant un grand nombre de fonctions à de nombreux associés et sous-traitants, transformant ainsi le grand paquebot-entreprise du XXe siècle en une flottille de petits bateaux rapides, indépendants et solidaires, de même les États unitaires, qui sont plus menacés que les Etats fédéraux, doivent volontairement s'adapter, se moderniser et alléger leurs fonctions. Il faut pour cela commencer par poursuivre, sans nul doute, l'intégration des nations dans de grands ensembles continentaux par transfert de compétences économiques et politiques. Ces grands ensembles plu ri-nation aux apparaissent nécessaires pour mutuaiiser les risques liés à la mondialisation. Une governance économique et politique devrait progressivement s'instaurer. Mais si, dans le cas de la France, l'intégration renforcée dans l'Union européenne apparaît unanimement souhaitable, elle devrait engendrer de nouveaux droits régaliens pour réduire l'impact des nuisances liées à cette intégration et à la mondialisation. On évoquera la lutte coordonnée contre la drogue, contre les activités mafieuses, les contrefaçons industrielles... Le capitalisme a besoin de morale rappelait Max Weber. Bref, le champ d'action des pouvoirs régaliens des États doit s'ouvrir à d'autres enjeux que ceux dont il avait traditionnellement la charge. Ce qui implique inévitablement le partage de certaines fonctions régaliennes avec le niveau de l'union. En second lieu il convient d'organiser la décentralisation, au profit des collectivités territoriales, par de nouvelles compétences comme l'environnement, la culture, l'emploi, les transports régionaux, les nouvelles technologies de l'information, la communication... Il faut donc innover sur le plan institutionnel en clarifiant les compétences des communes et des départements ; et faciliter l'émergence d'une coopération renforcée et de nouveaux modes de governance au niveau des grandes agglomérations et des pays. Les agglomérations et les pays — de la taille des arrondissements — devenant les unités de base pertinentes de l'aménagement du territoire. À ces réalités géographiques doivent correspondre des réalités administratives et politiques, car dans le droit public français, la décentralisation ne porte pas atteinte à l'État unitaire dans la mesure où le principe de libre administration est consécutif, voire coexlensif, au principe de compétence générale de l'État qui seul définit le cadre et les limites des pouvoirs des collectivités territoriales. 29 futuristes septembre 1996 II faut accroître la déconcentration administrative pour maintenir le paralièle encre la présence des élus et la présence de l'administration et accepter le modèle polycentrique. Pendant longtemps la puissance de l'État était fondée sur le contrôle des populations et l'affaiblissement du local par des découpages, des tronçonnages et des zonages qui disloquaient les solidarités locales. Dorénavant l'Etat doit recomposer le local, qui constitue sa base active de production, de création d'emplois et de multiples régulations désonnais décentralisées (formation, interventions économiques), mais aussi un cadre politique nécessaire au fonctionnement de la démocratie. Pour autant, peut-on parler d'un modèle idéal de l'organisation territoriale de l'État? L'approche polycentrique mérite d'être explorée, pour les Français en particulier. Elle consiste à générer de nouveaux centres d'efficacité — considérés comme des espaces pertinents — autres que la seule capitale — susceptibles de porter le développement qui par la déconcentration poussée, donnent aux élites d'États des intérêts précis et rénovés et donne aussi aux élus de nouvelles légitimités. C'est dire que la recomposition géographique et la recomposition institutionnelle doivent être menées parallèlement. La déconcentration signifie que les missions de l'État sont exécutées localement par ses représentants. Elle contribue à assurer l'égalité devant la loi et l'unité de la loi, principes fondamentaux de la république unitaire. Elle contribue aussi à assurer la légitimité de l'État partout où elle est visible comme expression de la nation. Dans l'opinion l'image du préfet et celle du maire sont les meilleures. // convient d'accélérer la recomposition des territoires. Cette recomposition est double, à la fois géographique et institutionnelle : • La recomposition géographique est nécessaire pour en finir avec des espaces locaux atrophiés, mutilés et trop longtemps disloqués par l'État central au cours des siècles de règne sans partage. Cette recomposition géographique consiste à reconnaître la pertinence de nouvelles réalités que sont les métropoles et les aires en voies de métropolisation, les agglomérations et, en milieu moins dense, « les pays ». • La recomposition institutionnelle. Elle suppose tout à la fois l'adaptation du droit aux nouvelles réalités géographiques (pays, agglomérations et aires métropolitaines), mais aussi et surtout la mise en parallèle de la déconcentration de l'État central et de la décentralisation. Trois innovations institutionnelles pourraient être proposées. Tout d'abord promouvoir un véritable pouvoir d'agglomération et de pays élu au suffrage universel direct. 30 Etat, nation, territoire : la recomposition Considérer ensuite que le Conseil général devienne le sénat des pays et des agglomérations ce qui rénoverait complètement l'institution départementale alors qu'on a du mal à se passer du cadre départemental. Enfin, la déconcentration poussée ne peut, dans le cas de la France, être opérée sur 22 régions. Aussi, pour les compétences territoriales de l'État, entre 5 et 7 grandes régions suffiraient avec à leur tête un représentant de l'État — un super-préfet ou un secrétaire d'État — qui coordonnerait toutes les administrations d'État. Ces 5 grandes régions seraient définies en tenant compte des aires métropolitaines qui organisent le territoire national, véritables foyers de développement économique et d'innovation. Une autre nécessité tient à la rénovation profonde de l'organisation des services publics. Au niveau des pays et des agglomérations, la présence utile LA FRANCE EM 2®tJ FILIÈRE DU POUVOIR DES ÉLUS FILIÈRES DES FORCES SOCIO-ÉCONOMIQUES Commission européenne Parlement européen Sénat européen ? Conseil économique et social européen ? État/ministères Assemblée nationale Sénat Couse!] économique et social national Préfet de région Conseil régional Conseil économique et social régional Préfet de département Conseil général (sénat des pays et des agglomérations) Conseil économique et social départemental Sous-préfet d'arrondissement Pays/agglomérations: Conseils économique et social local ADMINISTRATIF 3l futurîbles septembre 1996 de l'État — ou de la puissance publique — est incarnée dans les services publics. Les services doivent être réorganisés selon quatre principes : — privilégier la polyvalence par rapport à l'approche sectorielle ; -— donner la priorité à la demande par rapport à l'offre ; — préférer le partenariat et l'approche collective à une démarche exclusivement publique ; — assurer la qualité plutôt que la proximité. Enfin il faut viser à faciliter l'émergence de la démocratie participative et rénover les pratiques citoyennes en instituant à tous les niveaux la présence de conseils économiques et sociaux locaux et des procédures de consultation directe. Cette démarche permettra d'assurer une meilleure participation et un plus grand contrôle des citoyens. Pour la France de 2015, il s'agit d'achever l'organisation parallèle des filières de pouvoir et d'organiser le face-à-face, à tous les niveaux, entre l'administration, les élus et les forces socio-économiques. L'aménagement des territoires devient un facteur d'unité et de cohésion que l'État doit privilégier Parmi tous les domaines où l'État rénové peut intervenir, l'aménagement du territoire joue un rôle particulier, car le territoire se prête bien à la production d'unité et de cohésion nationale. L'expérience de la Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale (DATARJ en France est, de ce point de vue, intéressante, même si la politique qu'elle met en œuvre apparaît à certains parfois incomplète ou insuffisante. La DATAR, qui est le bras séculier de l'État, dans le domaine de l'aménagement du territoire, accomplit une triple fonction unificatrice : —• Dans le domaine symbolique, la DATAR est un lieu de production de mythes anticipateurs, de slogans qui ont du sens avant d'avoir un contenu politique. C'est ainsi que les mythes qui fonctionnent le mieux sont ceux qui renvoient tous au concept d'unité à maintenir ou menacé. Tel est le cas des « pays », des « réseaux de villes » ou des slogans tels que « Paris et le désert français », la concentration urbaine, la marginalisation ou la dislocation... — Dans le domaine de l'imaginaire et du souhaitable, la DATAR produit -— ou cherche à produire — par anticipation des visions communes de l'avenir des territoires et des espaces, de la France, de ses régions et de l'Europe. Cette vision des territoires, à long terme, emprunte la voie des scénarios et des représentations. Tel est le travail de prospective qui réalise inlassablement la transformation du court terme en long terme et vice versa, brasse des don32 Etat, nation, territoire : la recomposition nées scientifiques, des mythes symboliques et des aspirations à un mieuxvivre ensemble. La vision commune du territoire français intégré à l'Europe s'articule autour de deux réalités géographiques : — organiser autour des cinq fleuves, cinq bassins démographiques, cinq aires en voie de métropolisation ; — structurer les cinq plus grandes agglomérations avec un pouvoir administratif et politique. Cette vision de l'avenir doit être, si possible, commune à de nombreux acteurs parce que l'aménagement du territoire est une compétence partagée notamment entre l'État, l'Europe et les régions, l'espace étant un bien collectif sur lequel agissent des partenaires institutionnels multiples. Avoir, enfin, un dessein et un destin communs, constitue le gage de l'adhésion du peuple. Un peuple ne se met en mouvement que s'il sait où il va. — Dans le domaine des politiques publiques concrètes, des actions de court terme, la DATAR assure sur le territoire la cohérence des actions de l'Etat par son action interministérielle. Elle a recours à la régulation par la loi (zonage, réglementation, normes...) et par le contrat (contrat de plan) pour limiter les seuls effets de la régulation par le marché. La DATAR essaye ainsi de corriger les inégalités territoriales les plus criantes qui doivent mobiliser la solidarité nationale. Par conséquent, le fait que les États aient aujourd'hui à affronter de nombreuses menaces, n'empêche pas le fait qu'ils conservent de lourdes responsabilités, sans doute plus grandes encore que naguère, dans la production d'unité. Or l'aménagement du territoire constitue un facteur déterminant pour accomplir cette mission unifiante. Voilà pourquoi nous assistons, dans tous les pays européens, notamment, à un regain de l'intérêt que les élus portent à l'aménagement de leur territoire, essayant ainsi de produire de l'unité symbolique par des mythes, et de la cohésion à travers la définition collective de visions communes et de la cohérence politique. Les performances d'un État tiendront au XXIe siècle tout autant à l'innovation des systèmes institutionnels qu'aux innovations technologiques. Les nouvelles réflexions sur l'État, surtout dans un pays historiquement concentré comme la France, ne peuvent se limiter à des réflexions sur la modernisation de l'administration. C'est sur des fondements nouveaux que l'État doit être repensé. Thierry Michalon considère que l'État moderne — né d'une patiente et douloureuse histoire européenne — s'est affirmé comme un régulateur social légitime. Et il tire cette légitimité d'un triple fondement. — En premier lieu, l'État moderne organise l'élaboration pacifique d'un compromis entre les intérêts collectifs antagonistes présents dans le corps social, puis la traduction de ce compromis en règles de vie collective nouvelles : le droit. Il revêt ainsi une légitimité démocratique. 33 futuribles septembre 1996 — En second lieu, l'Etat moderne assure l'égalité de traitement de l'ensemble des administrés dans l'application de Ja loi. grâce aux multiples précautions institutionnelles mises en œuvre pour faire obstacle aux réseaux relationnels et aux relations de pouvoir. Il présente ainsi une légitimité républicaine. — En troisième lieu, l'État moderne repose sur un sentiment national, trop souvent confondu avec un consensus. Il s'agit de l'acceptation partagée des institutions communes permettant l'élaboration pacifique d'un compromis social puis l'application égaliîaire des règles qui le traduisent. Et là réside donc la légitimité nationale. Légitimité démocratique, légitimité républicaine, légitimité nationale : l'État moderne, on le voit, ne saurait être immolé sans mûre réflexion sur l'autel de l'affrontement naturel des initiatives individuelles. Les épreuves que nous commençons à affronter nous rappellent qu'on ne peut guère durablement se passer du cadre institutionnel — en l'occurrence l'État — précisément élaboré au fil des siècles pour libérer la personne de l'assujettissement aux coutumes imposées par le tribalisme féodal et contre la domination des plus forts. 34