3La lettre du théâtre amateur ■N° 10janvier / février / mars 2003
faisant s’interpénétrer, jusqu’à la
perte de leurs différences, le rêve
et le vécu, le scénique et l’objectif.
Achard ouvre encore une autre
voie au boulevard : celle de la fan-
taisie poussée jusqu’au fantasme.
C’est de ce côté-là que s’orientera
M. Aymé, sans rien renoncer de
sa virulence polémique et de son
anarchisme latent.
A partir de quoi, comparativement,
l’évolution récente du boulevard
paraît plutôt une régression : les
dramaturges tantôt exploitent
avec adresse des thèmes, actuels
dans l’anecdote, mais dépourvus
de force du fait d’un humanisme
édulcoré et souvent grognon,
quand ils ne se contentent pas de
débrouiller pour le simple plaisir
du jeu une intrigue reposant sur
quelques données indifféremment,
psychiques ou sociales (Barillet et Grédy,
Sauvajon, Camoletti). Seule F. Dorin fait
preuve de réelle subtilité et d’un sens aigu
du théâtre en renvoyant au boulevard sa
propre image aussi bien dans ses thèmes
que dans ses formes. Jeu très intellec-
tuel, bien propre à éveiller la méfiance
du public, si Dorin n’avait l’habileté de
recourir à des vedettes fêtées et d’enrober
ses hardiesses de quelques concessions.
Une dramaturgie de l’effet
Aussi le boulevard ne saurait-il être qu’une
forme hybride dont le territoire mal déli-
mité a l’avantage d’accueillir aussi bien
la comédie (de mœurs, légère, satirique
ou de caractère) que le drame (social et
psychologique). Leurs caractéristiques
communes, malgré la différence de ton,
sont thématiques d’abord : le boulevard ne
s’intéresse aux hommes que sous l’angle
de leur vie privée ; le domaine exploité est
celui de l’amour, du couple, de la famille,
soit du social quotidien. Le particulier seul
mobilise le boulevard mais le particulier à
l’usage du plus grand nombre. Là réside le
didactisme : dans un constant désir de tirer
de l’anecdote une perspective d’ensemble
sur l’état de la société ou des leçons de
conduite pour la vie de tout un chacun.
Attitude doublement paradoxale puisque,
à première vue, le boulevard comique ne
songe qu’à faire rire et le boulevard
sérieux qu’à présenter des études de cas,
intéressants à proportion de leur caractère
exceptionnel.
Que le boulevard fasse rire ou pleurer, la
pièce est réussie si elle est “bien faite».
Formule un peu magique, comme d’une
recette dont on ignorerait le secret et qui
relève de critères moins dramaturgiques
que sociologiques : une pièce est “bien
faite» si elle va au-devant du spectateur
par ses procédures insistantes d’étroite
rationalité (tout doit s’expliquer et s’ex-
pliciter au boulevard), de progressivité (le
conflit linéaire une fois posé en termes
nets et simples est emporté dans un
mouvement, régulier ou accéléré mais
toujours perceptible et qui achemine les
personnages vers une fin imparable), de
clarté : les personnages sont des types
aux traits marqués sinon génériques qui
permettent de savoir immédiatement “à
qui on a affaire». Le tout est surindiqué
à coups de redondance et de procédés
rhétoriques (gradation et concentration des
effets, antithèses et hyperboles). Le “clou»
résidant dans la (ou les) scène(s) à faire,
sorte de “climax” de la tension dramatique
ou de l’explosion comique.
Mais le grand boulevard ne serait rien sans
son langage, et dans son langage, sans
ses “mots d’auteur «, mots qui témoignent
de la présence diffuse mais permanente
de l’écrivain, assez habile pour mener
constamment un double jeu de langue,
le second étant évidemment le plus impor-
tant, à la fois par sa charge érotique et par
la connivence qu’il établit avec le public.
Ces mots, il y en a de toutes sortes : des
calembours, des à-peu-près, des glisse-
ments du sens propre au sens figuré, des
détournements de formules toutes faites
ou proverbiales, des effets de rime, des
symétries rythmiques et syntaxiques, en
somme tous les procédés propres à pro-
voquer un dédoublement du sens ou, par
recours à la forme maxime, ramassée et
sentencieuse, à transmettre la “sagesse»,
généralement paradoxale et coquine, de
l’auteur (Guitry y est passé maître).
Largement déconsidéré comme contenu
depuis que le théâtre a élargi sa juridic-
tion jusqu’au métaphysique (théâtre de
l’absurde) et comme forme depuis que le
langage a cessé d’être le moteur privilégié
de l’action scénique, le boulevard n’a de
chance de renouvellement que s’il accen-
tue, grâce à de grands acteurs comme J.
Poiret, J. Lefebvre, J. Maillan, J. Villeret,
J. Dufilho, sa dimension de jeu et de
gratuité ironique.
Le théâtre de boulevard
BIBLIOGRAPHIE
Le théâtre de boulevard
Ciel mon mari !
d’Olivier Barrot
Gallimard
Le théâtre de boulevard
de Michel Corvin
PUF - Que sais-je
Les cités du théâtre d’art
de Stanislavski à Strehler
Editions théâtrales
le seul (il sera relayé par Anouilh, Aymé
et Marceau) à dénoncer la fragilité d’une
société qui suinte le mensonge et les faux-
semblants, alors qu’une éthique de retour
à la nature et aux vertus simples est en
train de naître avec le Front Populaire. Le
théâtre de boulevard rit jaune et la plaisan-
terie gaillarde fait place au sarcasme (A.
Savoir, Steve Passeur). Du coup, il devient
difficile d’enrégimenter dans le bataillon
du boulevard les nouveaux écrivains, tout
autant qu’il devient difficile pour le public
de retrouver son paysage culturel familier.
Menacé par le cinéma, le boulevard s’in-
quiète mais la vraie raison de sa défaveur
(qui se fera sentir surtout après la Seconde
Guerre Mondiale) tient au divorce, entre les
dramaturges et les spectateurs qui, restés
fidèles à leurs anciens “patrons» (un Guitry
traversera vaillamment toute la période
de l’entre-deux-guerres), s’étonnent et
désertent.
Un nouveau boulevard ?
Le concept de boulevard se dilue au
bénéfice d’individualités fortes qui n’ont
de compte à rendre à personne même
si, pour une part, leur écriture reste
tributaire d’une dramaturgie de l’effet.
C’est le cas d’Anouilh et d’Achard :
les contenus changent, la forme reste,
pourrait-on dire. Ce n’est vrai que par-
tiellement car, en estompant les frontières
entre l’imaginaire et le réel, en rendant
suspecte l’illusion scénique et du coup
impossible la prise sur le monde connaissa-
ble, psychologique et social, Achard attire
le boulevard dans une voie qu’empruntera
avec talent A. Roussin : celle de l’interro-
gation du théâtre sur lui-même, sur son
aptitude diabolique à brouiller le jeu de la
vérité en faisant quelque chose de rien, en