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Le temps passant, on s'aperçut de l'hétérogénéité des phénomènes que l'on avait
regroupés sous le terme de "variété" et de nouveaux termes furent proposés pour les
différentes sortes de variétés. Cependant, la terminologie complexe qui en résulta (voir Plate,
1914 :124-143) n'élimina pas le problème, puisqu'elle n'avait pas éliminé la confusion
conceptuelle. La plupart des auteurs furent incapables de distinguer 1) variation génétique et
non-génétique; 2) variation continue et discontinue; 3) variation géographique et individuelle.
Par conséquent, lorsque différents auteurs discutaient des "variétés", ils se référaient souvent à
des phénomènes différents. Cette situation fut aggravée par le fait qu'à partir de Linné, deux
traditions se développèrent, qui divisèrent les botanistes et les zoologistes. Lorsque ces
derniers parlaient de variétés, ils désignaient généralement les races géographiques, tandis que
les botanistes visaient des variétés cultivées ou des variants intra-populationnels. Cependant,
l'institution de ces deux traditions représenta le premier signe d'une tentative pour distinguer
les différentes variations.
On décrit souvent Linné comme un professeur pédant, qui ne s'intéressait à rien d'autre
qu'à la classification artificielle. Il est vrai qu'il fit preuve d'une application obsessionnelle à
classer tout ce qui, sous le soleil, arborait quelque variation. D'un autre côté, il surprend
souvent qui s'aventure à lire ses essais, par des réflexions hétérodoxes sur toutes sortes de
sujets d'histoire naturelle. Comme c'est le cas pour les auteurs riches d'idées, il avança souvent
simultanément, ou au moins consécutivement, des points de vue contradictoires. Son
changement de conception, en ce qui concerne la nature des espèces, illustre bien ce fait. Dans
ses premiers travaux, la notion fondamentale était l'invariance de l'espèce. Sa devise, Tot sunt
species (1735), est le plus connu de ses dogmes. Cependant, durant la dernière partie de sa
vie, il émit l'idée que les espèces naturelles s'hybrident librement entre elles. Dans l'une de ses
thèses (Haartman, 1764; Amoen. Acad., 3 : 28-62), pas moins d'une centaine d'espèces,
supposées hybrides, sont énumérées, dont 59 décrites en détail. Dans un essai (1760) traitant
de la nature du sexe chez les plantes, composé pour l'Académie des Sciences de Saint-
Pétersbourg, Linné décrit deux hybrides qu'il dit avoir produit artificiellement par
pollinisation croisée réalisée manuellement. L'un était un salsifis hybride (Tragopogon
pratensis x T. porrifolius), l'autre une véronique hybride (Veronica maritima x Verbena
officinalis).
Il n'est pas très important de savoir si oui ou non les plantes que Linné avait produites
étaient issues du croisement entre les espèces parentales mentionnées ci-dessus (ce qui est
assez douteux). Mais ce que Linné affirmait à ce moment-là était remarquable : une nouvelle
espèce invariante — c'est-à-dire une essence entièrement nouvelle — pouvait être obtenue par
hybridation de deux espèces. Cette position était en contradiction avec ses idées antérieures et
celles d'autres essentialistes. L'hybride, à moins qu'il n'ait eu les deux essences à la fois, devait
avoir une essence intermédiaire, et s'il s'hybridait de nouveau avec l'un des parents, ou avec
une autre espèce, il devait conduire à une gradation continue d'essences, ce qui était
incompatible avec les discontinuités nettes entre espèces rencontrées dans la nature.
Néanmoins, Linné était tellement convaincu d'avoir produit de nouvelles essences, qu'il donna
de nouveaux noms d'espèce à ses deux hybrides dans son fameux traité Species Plantarum
(1753).
Linné envoya quelques graines de son salsifis hybride à Saint-Pétersbourg, où elles
furent mises en culture par le botaniste allemand Kölreuter qui s'occupait aussi de croisements
entre espèces de plantes. Les salsifis cultivés par Kölreuter en 1761, probablement des
générations F2, manifestèrent une variation considérable, ce qui réfutait totalement
l'affirmation de Linné selon laquelle il avait produit de nouvelles espèces invariantes.
On a régulièrement trouvé, chez les plantes cultivées, des variants aberrants; en fait, la
plupart d'entre eux ont été à l'origine de beaucoup des variétés d'horticulture les plus connues