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multiséculaires. L’Occident n’avait pas su ou pas voulu tirer les conclusions de cette effroyable
tragédie, annonciatrice d’autres drames.
Il en sera de même avec Smyrne. Du destin funeste qui fut celui des minorités chrétiennes de cette
ville emblématique, sur les cendres desquelles se construisit la Turquie moderne voulue par Atatürk,
nous n’avons su tirer aucune leçon. Face à l’exode actuel des communautés chrétiennes du Proche-
Orient, les politiques mises en œuvre dans l’urgence par la communauté internationale se heurtent
désormais au déroulement implacable d’une Histoire dont l’Occident semble progressivement écarté.
Smyrne, ville d’Asie mineure d’où sont originaires des personnalités célèbres – l’armateur grec
Aristote Onassis, l’ancien Premier ministre Edouard Balladur, l’ingénieur automobile Alec Issigonis,
l’éditeur Henri Filipacchi ou le chanteur Dario Moreno –, compte alors, selon la spécialiste Marie-
Carmen Smyrnelis, 200 000 habitants, dont 80 000 Grecs et au moins 10 000 Arméniens
. Ceux-ci
sont installés à proximité du quartier européen, grand centre d’affaires qui s’étend le long des quais –
aujourd’hui réaménagés en promenade de front de mer, le Kordon.
Les « Levantins » – si l’on utilise l’acception turque contemporaine du mot, à savoir les communautés
chrétiennes d’origine européenne, principalement française, italienne et britannique, résidant dans
l’empire ottoman – sont alors à Smyrne plus de 3000. Installés depuis trois ou quatre générations dans
l’empire ottoman, ils sont au cœur de la vie économique, sociale et culturelle de la ville. Ils ont édifié
de somptueuses demeures à la périphérie de Smyrne. Ils conservent un passeport européen et des liens
étroits avec leurs consulats respectifs.
À ces « Levantins » viennent s’ajouter plusieurs centaines d’expatriés américains, regroupés avec leurs
familles dans la colonie dite de Paradis, et très actifs dans l’industrie et les affaires. Arrivés à Smyrne
depuis la fin du XIXe siècle, ils gèrent, en particulier, les activités de la Standard Oil Company.
Comme le précise l’écrivain britannique Giles Milton, dans son ouvrage consacré à la fin de Smyrne
,
cette communauté américaine sera à l’origine de la fondation de grands établissements scolaires,
universitaires et caritatifs.
Plus de 25 000 juifs
habitent aussi la ville, en majorité dans le quartier de Karataş, non loin du Grand
Bazar smyrniote, le Kemeraltı. Les communautés chrétiennes et juive cohabitent avec 80 000 Turcs,
vivant en majorité sur les pentes de l’antique Mont Pagus (Kadifekale), que sont venus rejoindre des
milliers de musulmans fuyant, depuis 1912, les guerres balkaniques. Convaincus que leur tolérance,
leur cosmopolitisme et leur prospérité les protégerait quoi qu’il arrive, les chrétiens de Smyrne
n’anticipèrent jamais le sort qui les attendait.
LA GUERRE GRECO-TURQUE DE 1919-1922
À la suite de luttes d’influence féroces entre les puissances occidentales, la Grèce, encouragée par le
Royaume-Uni, occupe et administre, depuis 1919, la grande cité portuaire égéenne, en vertu de
l’armistice de signé à Moudros, sur l’île de Lemnos, par l’Empire ottoman et les Alliés le 30 octobre
1918. L’accord permettait aux Alliés d'occuper des points jugés stratégiques du territoire turc en cas
de menace sur leur sécurité.
Marie-Carmen Smyrnelis, Une société hors de soi. Identités et relations sociales à Smyrne aux XVIIIe et XIXe
siècles, Louvain, Peeters, 2005, p.35.
Giles Milton, Le paradis perdu. La destruction de Smyrne la tolérante, éd. Noir-sur-Blanc, 2010.
Henri Nahum, « Les juifs à Smyrne : de l’enfermement à l’ouverture vers le monde », Revue des mondes
musulmans et de la Méditerranée, n° 107-110, septembre 2005, pp. 97-112 [https://remmm.revues.org/2799]