moment I fled Germany, not to exchange my mother tongue against whatever language I was
offered or forced to use1.
J’ai cité ce long passage parce qu’il contient, de manière remarquablement condensée,
un grand nombre de thèmes qui nous occupera dans ce travail et parce qu’il démontre à
quel point le contexte européen a fortement imprégné sa pensée. Ce genre d’anecdote
est très intéressant pour découvrir des traits de personnalité et constitue une sorte
d’aparté par rapport aux textes destinés à la publication.
Dans une lettre adressée à Gershom Scholem, une réplique à la polémique suscitée
par la publication d’Eichmann à Jérusalem, Arendt nous livre un autre indice précieux
qui peut nous aider à comprendre les origines de sa pensée : « If I can be said to "have
come from anywhere", it is from the tradition of German philosophy2 ». En effet, ayant
déjà terminé la lecture des trois Critique de Kant à l’âge de 14 ans, Arendt a poursuivi
ses études en philosophie à la fois sous l’égide de Martin Heidegger, d’Edmund Husserl
et de Karl Jaspers, peut-être les trois plus grands philosophes allemands de l’avant-
guerre. Voilà donc un parcours académique des plus impressionnants et qui aurait
certainement créé plus d’un épigone. Toutefois, Arendt, souvent reconnue pour son
aversion des étiquettes, aurait fini par avouer à un étudiant persistant que « je suis une
sorte de phénoménologue, mais ach! pas à la manière de Hegel et de Husserl3 ». Je ne
suis pas du tout qualifié pour me prononcer sur la dette intellectuelle d’Arendt à l’égard
d’Heidegger4, mais le texte qu’Arendt écrit à l’occasion du quatre-vingtième
anniversaire d’Heidegger est plutôt éloquent :
Le renom d’Heidegger est plus ancien que la publication de Sein und Zeit en 1927. […] Il n’y
avait là guère plus qu’un nom, mais le nom voyageait par toute l’Allemagne comme la nouvelle du
roi secret. […] La nouvelle qui les attirait à Fribourg chez le Privat-dozent, et un peu plus tard à
Marbourg, disait : il y a quelqu’un qui atteint effectivement les choses que Husserl a proclamées,
qui sait qu’elles ne sont pas une affaire académique mais le souci de l’homme pensant […]; et qui,
précisément parce que pour lui le fil de la tradition est coupé, découvre à nouveau le passé. […] La
nouvelle le disait tout simplement : la pensée est redevenue vivante, il fait parler des trésors
culturels du passé qu’on croyait morts […]. Il y a un maître; on peut peut-être apprendre à penser5.
Il est évident qu’Arendt parle ici d’elle-même comme l’une des personnes qui furent
attirées à Marbourg par l’attrait de cette nouvelle. Et près de cinquante ans plus tard,
1 ARENDT, Hannah. Responsibility and Judgment, New York, Schocken Books, 2003, p. 3-5.
Désormais, je me réfère à cet ouvrage en tant que RJ.
2 BAEHR, Peter. The Portable Hannah Arendt, USA, Penguin Classics, 2003, p. 392. 640 p.
3 COURTINE-DENAMY, Sylvie. Hannah Arendt, Paris, Belfont, 1995, p. 147.
4 TAMINIAUX, Jacques. La fille de Thrace et le penseur professionnel. Arendt et Heidegger, Payot, 246
p. et VILLA, Dana. Arendt and Heidegger. The Fate of the Political, Princeton University Press, 319 p.
5 VP, p. 307-310.
elle sélectionne un passage de Was heisst Denken? pour le placer en exergue à son
œuvre inachevée, La vie de l’esprit1. Finalement, Hans Jonas, un ami d’Arendt depuis le
temps où ils se rencontraient après les cours d’Heidegger afin de les décortiquer et
d’essayer d’y comprendre quelque chose, nous informe que, pendant la période de
rédaction de La vie de l’esprit, Arendt lui aurait concédé que « I have done my bit in
politics, no more of that; from now on, and for what is left, I will deal with transpolitical
things », ce qui pour lui signifiait « philosophy »2. Arrivés à l’âge d’une certaine
maturité philosophique, ces vieux amis pouvaient partager en toute sincérité cette
expression allemande certes vulgaire pour qualifier l’entreprise dans laquelle ils
s’apprêtaient à s’embarquer : « Jetzt geht’s um die Wurst3 ».
À partir de ces différents témoignages, il semble possible de rattacher Arendt à
la philosophie européenne. Après tout,
sa dernière activité très directement politique fut son vain plaidoyer en faveur d’un rapprochement
entre Juifs et Arabes, après la création de l’État d’Israël. La tournure prise par les événements dans
l’ancienne Palestine acheva de la convaincre qu’elle n’était pas faite pour l’action politique4.
Toutefois, cette appartenance d’Arendt à la philosophie doit être nuancée. En effet,
Anne Amiel souligne bien le fait « que Jonas ait raison de traduire "transpolitique" par
"philosophique" ne va pas de soi5 ». Au contraire, il semble bien que « l’utilisation du
premier terme indique précisément la réticence arendtienne à décrire son travail comme
relevant de la philosophie6 ». Il semble donc que notre choix d’auteur pour répondre à la
question du statut de l’activité de la pensée ne manque pas d’ironie puisqu’elle a
toujours soigneusement évité de se faire considérer en tant que philosophe, comme
l’atteste ce dialogue avec Günter Gaus, qui n’est pas sans humour :
Gaus : Sie sind Philosophin [...].
Arendt : Ja, ich fürchte, ich muß erst einmal protestieren. Ich gehöre nicht in den Kreis der
Philosophen. Mein Beruf – wenn man davon überhaupt noch sprechen kann – ist politische
Theorie. Ich fühle mich keineswegs als Philosophin [...].
1 “Das Denken führt keinem Wissen wie die Wissenschaften. Das Denken bringt keine nutzbare
Lebenweisheit. Das Denken löst keine Welträtsel. Das Denken verleiht unmittelbar keine Kräfte zum
Handeln“. VE, p. 19.
2 Jonas, Hans. Acting, Knowing, Thinking: Gleaning from Arendt’s Philosophical Work. Social Research,
44:1 (1977: Spring), p. 27.
3 Jonas, Hans. op. cit., 1977: Spring, p. 28.
4 ARENDT, Hannah. Condition de l’homme moderne, France, Calmann-Lévy, 2003, p. 8. L’article en
question, écrit en 1948 : ARENDT, Hannah. Peace or Armistice in the Near East?, Review of Politics, 12
(1950), p. 56.
5 AMIEL, Anne. La non-philosophie de Hannah Arendt : Révolution et jugement, France, PUF, 2001, p.
2.
6 AMIEL, Anne. op. cit., 2001, p. 2.