Note de synthèse : Les conditions d`accès au droit des jeunes

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14, rue de la Ré́publique 34 000 Montpellier
tél. répondeur : 04 99 06 07 31
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Note de synthèse :
Les conditions d’accès au droit
des jeunes fréquentant les Missions Locales :
Etude des permanences juridiques en droit du travail des Missions Locales de
La Ciotat (2001-2004), d’Est-Etang de Berre et de Marseille (2003-2004)»
Olivier NOËL
14, RUE DE LA REPUBLIQUE 34 000 Montpellier
TEL/FAX 04 99 06 07 31 site : www.iscra.org
Juin 2005
2
1. Introduction, contexte
La tradition française a longtemps été de reconnaître des droits et des libertés au profit des
individus sans pour autant que les pouvoirs publics s’impliquent dans les conditions de leur
utilisation. Mais, récemment, sous l’influence déterminante de la Convention et de la Cour
Européenne des Droits de l’Homme, le législateur français a défini un cadre juridique plus
adapté par la mise en œuvre successive de : la loi du 10 juillet 1991 relative à l’aide
juridique ; la loi du 18 décembre 1998 relative à l’accès au droit et à la résolution amiable
des conflits ; et enfin la loi du d’orientation relative à la loi contre les exclusions du 29 juillet
1998. Le point commun de ces textes de loi est qu’ils affirment que l’accès au droit est
indissociable de l’effectivité de l’accès aux droits et confère ainsi à l’Etat la responsabilité
de favoriser l’intelligibilité des lois produites et de faire connaître aux individus les moyens
permettant de concrétiser les prérogatives juridiques qui leur sont reconnues. La question de
l’accès au droit s’impose comme « une nouvelle politique transversale. Elle s’inscrit dans un
contexte qui n’est plus seulement judiciaire mais prend une dimension sociale et politique »1.
Elle ne peut désormais se réduire au seul accès à la justice (principe selon lequel chacun
peut obtenir devant le juge, la reconnaissance et le respect de ses droits) mais doit être
étendu à l’accès aux droits (une mise en œuvre effective des droits sociaux) et à l’accès à la
citoyenneté (qui unit l’exercice des droits au respect des devoirs). Pour accompagner cette
politique transversale, de nombreuses instances locales de concertation, entre les services
de l’Etat, les collectivités locales et les acteurs de la société civile (Contrats locaux de
sécurité,
conseils
départementaux
de prévention de la délinquance,
Commission
Départementale d’Accès à la Citoyenneté2 etc.) sont mises en place. L’émergence du projet
de mettre en place une « permanence de conseil juridique en droit du travail sur la
thématique de la lutte contre les discriminations » sur le territoire de La Ciotat en avril 2001
s’inscrit dans ce contexte. La Mission Locale, sensibilisée initialement au problème des
discriminations par la CODAC des Bouches-du-Rhône, dresse le constat que « Les jeunes
sont victimes, de manière diffuse, de formes diverses de discrimination » et que dans le
même temps « les permanences téléphoniques spécialisées dans le droit du travail sont très
difficiles à joindre ». L’action expérimentale est financée les deux premières années dans le
cadre du Contrat de ville3 de La Ciotat. Devant le succès de fréquentation de la permanence
sur le canton de La Ciotat, l’initiative est reconduite l’année suivante et élargie aux Missions
Locales d’Est-Etang de Berre et de Marseille en 2003 et 2004 dans le cadre du programme
européen Equal-Solimar.
1 ENA, L’accès au droit, Territoires et sécurité, séminaire de questions sociales, promotion Averroès (1998-2000),
54 p + annexes (document ronéotypé), p. 5
2 Circulaire du 18 janvier 1999 du Ministre de l’Intérieur sur les Commissions Départementales d’Accès à la
Citoyenneté (CODAC).
3 Circulaire du Premier Ministre du 31 décembre 1998 sur les Contrats de ville 2000-2006.
3
2. Objectifs, problématisation et méthodologie :
Les objectifs de démarrage de la permanence juridique étaient « d’informer ou d’aider les
jeunes en emploi ou en recherche d’emploi sur : le droit du travail ; comment réagir face à
une attitude discriminatoire au sein de l’entreprise ; un litige avec un employeur ». Il s’agit à
la fois de dresser un bilan de son fonctionnement et de réfléchir plus largement aux
conditions d’accès aux droits des jeunes fréquentant les Missions locales.
Pour répondre à ces deux niveaux de questionnements (récapitulatif et exploratoire), notre
approche s’inscrit dans la perspective d’une sociologie politique du « droit en action »4 avec
pour triple finalité de s’attacher à relater les faits, à rendre compte des situations observées
et d’interroger la signification que les acteurs impliqués (jeunes victimes potentielles,
employeurs et conseillers des Missions Locales) donnent à ces mêmes faits. Cette
sociologie des pratiques professionnelles d’accompagnement dans l’accès aux droits et des
représentations et des usages du droit nous conduit à observer la manière dont les acteurs,
placés dans des situations données, « se servent des règles »5 et en même temps sont
déterminés par elle, postulant ainsi que la règle est un sens visé par les acteurs (y compris
ceux qui y contreviennent).
Une approche méthodologique plurielle a été adoptée et nous avons procédé à :
- une analyse des données quantitatives produites par les porteurs du projet lors du bilan
des 4 années de l’action ;
- une analyse des interprétations qualitatives des porteurs du projet, complétées par des
entretiens semi-directifs ;
- une analyse de données qualitatives (notamment les extraits d’un film documentaire6) ;
- nous avons aussi procédé à une analyse spécifique des trois situations de discrimination
rencontrées lors des quatre années de permanence ;
- enfin nous avons procédé à des recherches documentaires portant sur le croisement des
thématiques de l’accès au droit et des Missions Locales ainsi qu’à des investigations
théoriques portant sur la sociologie du droit, l’accès au droit des jeunes et l’ineffectivité du
droit.
3. Principales données et tendances
Les principaux résultats quantifiés du fonctionnement de la permanence permettent de
dresser une photographie du public, des problèmes juridiques rencontrés, et d’extraire
quelques tendances significatives. Au total, 212 jeunes ont bénéficié des conseils juridiques
4 SERVERIN Evelyne, Sociologie du droit, collection repères, La Découverte, 2000, p. 48.
5 WEBER Max, Essais sur la théorie de la science, Plon, Pocket, 1992 (1913), p. 319-320.
6 « Discrimination : où est la solution ? », réalisé par la Mission Locale de la Ciotat, 2003.
4
au cours des 4 années. Cette fréquentation, relativement faible au démarrage de
l’expérimentation et exponentiellement croissante par la suite, souligne la nécessité
d’inscrire un tel projet dans la durée. Tout d’abord parce que les jeunes n’identifient pas a
priori les Missions Locales comme un espace de ressources en matière d’accès au droit. Les
conseillers eux-mêmes ne se considèrent pas forcément légitimes (même si cet axe de
travail est depuis leur création, et sans cesse réaffirmé depuis - tout au moins dans les
textes7- comme étant au cœur de leur mission) pour initier un processus de recours
juridique. De plus, d’un point de vue strictement pratique, l’établissement et la stabilisation de
modalités de mise en relation entre les différents partenaires (conseillers, juristes et jeunes)
nécessite un temps long d’appropriation par les conseillers 8 (tout particulièrement pour une
Mission Locale de grande taille, comme celle Marseille, qui compte une cinquantaine de
conseillers et plus d’une centaine d’agents).
Les résultats de la permanence juridique permettent de dresser le constat que le nonrespect des principes de base du code du travail est un phénomène fréquent et
donnent des indications significatives sur les conditions dans lesquelles les jeunes primotravailleurs accèdent au marché du travail (nous faisons l’hypothèse que ce taux élevé de
recours à la permanence ne représente qu’une partie immergée des jeunes potentiellement
concernés, compte tenu de son caractère récent et expérimental). Ce résultat est un effet
indirect, non explicitement visé dans les objectifs initiaux de la permanence. Il vient
objectiver le ressenti initial des conseillers peu à l’aise (car rarement formés) avec le droit du
travail. Les situations abordées 9 par les juristes concernent des problèmes liés à :
•
la rupture du contrat de travail (102 situations soit 48,3% du nombre total de
situations traitées) ;
•
l’exécution du contrat de travail (79 situations soit 37,4% du nombre total de
situations traitées) ;
•
l’accès à des formations ou à la régularisation de situations administratives en
regard du droit des étrangers (27 situations soit 12,8% du nombre total de situations
traitées)
7 Prenons pour seul exemple la circulaire DGEFP n°2004/024 du 18 août 2004 qui est explicite en la matière en
précisant que les Missions Locales doivent en matière d’information : « informer sur les droits et devoirs » et en
matière d’accompagnement « favoriser la prise de conscience par le jeune de ses droits ». Enfin parmi les actions
transversales, la circulaire définit cinq missions de base, pérennes qui renforcent sa capacité d’intervention sur
son territoire : « l’action en matière d’accès aux droits, de prévention, de justice et de sécurité ».
8 Il est important de souligner que les 142 jeunes orientés vers la permanence entre 2003 et 2004 l’ont été selon
le juriste par « une toute petite dizaine de conseillers » sur les trois Missions Locales. Ce qui laisse supposer que
le dispositif n’a pas déployé toute sa potentialité.
9 Tableau statistique récapitulatif des données entre 2001 et 2004.
5
La discrimination n’a concerné en quatre années de permanence que 3 situations qualifiées
comme telles par les juristes soit 1,5% du nombre total de situations traitées. Ces derniers
feront l’objet d’une analyse spécifique.
La résolution des situations, concernant principalement des problèmes de non-application de
la législation du travail (85,7%), combine alors des logiques d’information et de
dissuasion des employeurs. L’analyse des fiches de mise en relation10 montre qu’elles se
dessinent ainsi :
-
Rappel des obligations légales de l’employeur (versement des salaires dus, fourniture
de travail au salarié, etc.) ;
-
Réclamation des documents obligatoires non fournis (solde pour tout compte,
certificat de travail, attestation ASSEDIC etc.) ou des salaires non versés ;
-
Invocation du préjudice subi par le jeune ;
-
Menace plus ou moins explicite (en fonction de l’état d’avancée du conflit du travail
entre le salarié et l’employeur) de saisir l’inspection du travail ou la juridiction/autorité
compétente pour obtenir régularisation ou réparation.
Si cette pratique emprunte a priori les voies de la médiation, elle ne permet pas d’éviter
selon le juriste le conflit qui va naître de la logique même de médiation : « Quand vous dites
à un employeur : « Vous êtes fautif, vous ne respectez pas vos obligations », c’est le début
de la fin». Cet effet de la mobilisation du droit entre, en partie, en contradiction avec les
intentions initiales du projet de « maintenir dans toute la mesure du possible le jeune en
emploi » car l’issue du conflit va se traduire par une rupture du contrat de travail avec saisine
ou non des autorités compétentes car selon le juriste, « peu auront réellement entamé une
procédure aux Prud’hommes par peur de confrontation au tribunal ».
Le public des missions locales est vulnérabilisé11 au regard de l’accès au droit du travail. La
part du public mineur, « dans la majorité des cas, de jeunes apprentis », est sans doute à
relier à une autre observation des porteurs du projet qui pointent la difficulté « à mobiliser les
acteurs intervenant dans le champ de l’apprentissage ». L’apprentissage apparaît comme un
segment du marché du travail particulièrement dérégulé et déréglementé, selon les
témoignages recueillis lors d’un programme de recherche sur l’apprentissage initié par le
FASILD12. Cette dérégulation s'explique par une évolution de la loi (suppression de
l'agrément préfectoral) et une surtout insuffisance des moyens mis en oeuvre pour la
10 Fiches de liaisons et fiches de préconisations entre 2001 et 2004.
11 Nous choisissons volontairement ce terme plutôt que celui de « vulnérable » qui tendrait à imputer aux seuls
jeunes la responsabilité du non recours au droit du travail « lié a priori à des raisons individuelles relevant
principalement d’une analyse comportementale » : WARIN Philippe, « Le non-recours aux services publics, une
question en attente de reconnaissance », Informations sociales, n°109, 2003.
12 Extraits d’entretiens du rapport : FASILD, Construire une politique d’égal accès à l’apprentissage, synthèse
des travaux coordonnés par le FASILD, 1999-2002.
6
faire appliquer. Selon le point de vue des représentants de l'État alors enquêtés (Éducation
Nationale et Travail, Emploi, Formation), seul un rétablissement des pratiques effectives de
contrôle et d'inspection permettrait d'enrayer ce processus de dérégulation au sein duquel
les pratiques discriminatoires ne seraient qu'une des conséquences possibles.
La surreprésentation des filles (57,5% contre 42,5% de garçons) nous conduit, avec la
responsable du projet, Marylin Sahnouni, à faire l’hypothèse d’une variable sexuée dans
la mobilisation du droit : « les jeunes filles sont plus « volontaires » pour faire valoir leurs
droits ». Cette hypothèse reste, dans le cadre de cette étude, très largement invérifiable
même si plusieurs observations parallèles (entretiens du film « Discrimination : où est la
solution ? », action expérimentale de la Mission Locale de Rennes) viennent souligner une
plus grande facilité des filles à s’exprimer sur les injustices vécues.
Un autre constat transversal s’impose : celui de la persistance du grand écart entre le
vécu douloureux de situations discriminatoires, constaté lors des séances de
sensibilisation des jeunes stagiaires du Programme Régional de Formation (PRF) et la
mobilisation effective du droit pour résoudre ces mêmes problèmes (3 situations en
quatre années de permanence). Comme en témoigne un conseiller référent : « le point faible
c’est qu’en une année de permanence, il n’y a eu aucun cas de discrimination avéré sur les
32 jeunes orientés vers la permanence. De ce point de vue-là, c’est un relatif échec. Nous
pensions pouvoir intenter une action et, par l’exemple, faire boule-de-neige. ». Ce constat
rejoint celui de la Direction de la Population et des Migrations (DPM) et du Fonds d’Action et
de Soutien à l’Intégration et à la Lutte contre les Discriminations (FASILD) en charge de
mettre en œuvre la politique nationale dans le champ de l’emploi et de la formation : « la loi
du 16 novembre 2001 semble encore peu connue et appliquée, même si elle sert de support
aux actions de prévention menées avec les structures du monde économique. Elle ne
constitue pas encore, à l’heure actuelle, un risque suffisant pour l’entreprise, pour l’inciter à
agir dans ce domaine »13. Au-delà d’une nécessaire mobilisation institutionnelle, le juriste
enquêté pointe la nécessité d’effectuer cette mobilisation avec plus de discernement : « À
chaque fois qu’une campagne médiatique est engagée, cela a été le cas pour le harcèlement
moral, tous les jeunes accueillis voulaient porter plainte pour harcèlement moral alors qu’ils
étaient soumis à des ordres, des situations classiques de subordination. Il y a des effets de
mode, il y a eu le harcèlement moral puis il y a eu la discrimination. Les jeunes sont très
sensibles aux actualités concernant le droit du travail. Du coup, comme la presse en parle,
cela mobilise des jeunes qui doivent l’être comme des jeunes qui n’ont aucune raison de se
mobiliser ». Cette remarque vient souligner à la fois l’intérêt d’une information médiatisée
autour de l’accès au droit qui favorise une mobilisation des victimes potentielles et l’exigence
13 AUBERT Patrick, BOUBAKER Nourredine, La politique de lutte contre les discriminations raciales dans le
domaine de l’emploi, Notes et Documents de la DPM, n°50, mai 2004.
7
concomitante de réfléchir au processus de qualification juridique des faits tant par les
victimes directes que par les nombreux intermédiaires de l’accès aux droits.
4. Principales interprétations
Nous ne pouvons que constater la prédominance et l’influence du paradigme
économique dans le référentiel d’action des Missions Locales pour lesquelles l’insertion
sociale et professionnelle reste la finalité ultime. Cette primauté accordée à l’insertion sur
l’usage du droit (médiation, réparation, répression) est perceptible à plusieurs endroits des
bilans : « Il a été convenu avec le juriste de favoriser le maintien du jeune sur son emploi ».
Ce souci de combiner et de concilier les paradigmes économiques et juridiques14 est
visiblement partagé par le juriste selon lequel : « Certains jeunes cherchent à emboucaner
l’employeur. Il me semble qu’il faudrait d’abord leur apprendre à faire correctement leur
travail et pas seulement leur apprendre à se battre pour leurs droits. Installer un jeune dans
le statut de victime, c’est l’enfermer, le condamner ». Cela le conduit à affirmer plus loin :
« l’inspection du travail est indispensable, mais là aussi cela manque d’objectivité car
certains inspecteurs leur mettent martèle en tête et, dans la tête des jeunes, c’est
catastrophique ». La question reste ouverte : comment réconcilier les paradigmes
économiques et juridiques ? Est-ce possible ? Nous considérons que le paradigme
juridique est une dimension incontournable de la professionnalité des conseillers, dans une
approche globale de l’insertion sociale et professionnelle telle qu’elle avait été définie par
Bertrand Schwartz. Selon la chargée de projet : « tous les conseillers ont été confrontés à un
moment ou à un autre à des problèmes de droit du travail » et « L’intérêt pour eux c’est se
décharger d’une partie de leur travail » constate le juriste. Ces observations rejoignent les
résultats d’une étude auprès de 171 missions locales, antennes et PAIO d’Ile-de-France : «
Que l’on envisage la fréquence des questions juridiques, les modalités de réponses et les
souhaits en matière d’accès au droit, il apparaît nettement que ce thème rencontre les
préoccupations des personnels des Missions Locales et PAIO dans leur ensemble (…) en
demande d’action, de formation, d’information et de réflexion en matière d’accès au droit »15.
Nous posons aussi l’hypothèse que l’assignation « économique » à s’insérer dans un
contexte de forte tension sur le marché est un facteur qui accentue le phénomène de
non-recours au droit du travail. Cette injonction à s’insérer coûte que coûte dans des
secteurs où la précarité est forte et le respect des dispositions du code du travail faible
14 Ces observations rejoignent les analyses de Max Weber considérant le droit étatique comme le produit d’un
processus de rationalisation répondant aux besoins de prévision du capitalisme moderne.
15 DARRE Yann, L’accès au droit dans les missions locales et PAIO, TRASS, 2001, p. 28, conduite pour la
Direction Régionale du Travail d’Ile de France et la Mission Droit et Ville.
8
conduit de fait les jeunes à se plier à des « exigences économiques »16 croissantes. Cette
logique d’assignation altère vraisemblablement l’estime et la valeur que les jeunes ont d’euxmêmes comme l’indique le propos significatif d’une réelle impuissance de cette jeune femme
témoignant dans le film « Discrimination : où est la solution ? » : « Déjà on n’est pas grandchose, en plus il nous font ça ! C’est vraiment injuste. Mais qu’est-ce qu’on peut faire face à
ça ? ».
Le système local d’accès au droit fonctionne comme « un univers opaque
labyrinthique »17 et produit ses propres effets d’éviction. Les facteurs sont nombreux et
cumulés : la faible lisibilité voire l’opacité du réseau d’acteurs (en particulier dans une zone
urbaine dense comme la ville de Marseille) ; la justice de masse et l’encombrement des
tribunaux ; la lenteur des procédures ; la complexité de la technicité juridique (parfois
surévaluée) ; le coût relatif entre l’engagement d’une procédure et le gain escompté.
Enfin nous devons souligner avec insistance que le défaut d’accès au droit favorise
l’érosion du lien social et « l’étude des trajectoires d’exclusion révèle qu’elle n’est pas le
fruit d’un déficit de droits, mais le résultat de l’incapacité de leurs bénéficiaires de les faire
valoir »18. Le témoignage de cette jeune femme « Cela fait mal au moral, cela fait mal au
nez. Cela donne envie de baisser les bras. On fait tout pour vous décourager dans la
société » vient rappeler aux Missions locales qu’elles sont pour nombre de jeunes le dernier
lien institutionnel, un nœud de l’accès aux droit.
Enfin nous insisterons sur le fait que le traitement juridique des situations de
discrimination est une urgence relative. Aux yeux des jeunes, les situations sont en
même temps extrêmement douloureuses et banalisées. Le fait considérer le principe de
l’effectivité du droit comme un principe partagé (avec les victimes) constitue une projection
improbable. Il paraît souhaitable de concevoir le rapport au droit comme un principe de
régulation en fonction du sens et de la valeur que chacun accorde à la règle. Nous
considérons que l’assignation au statut de victime, comme au statut de héros de la lutte
contre les discriminations constitue une impasse.
5. Perspectives et recommandations
Redonner une juste place au droit dans les dispositifs d’insertion.
S’il était une seule recommandation à émettre, ce serait de mettre en œuvre toutes les
conditions nécessaires pour donner toute sa force de symbolisation au droit dans
16 La découverte dans l’intérim d’offres d’emploi codées « cam » et « cld » signifiant respectivement « corvéable
à merci » et « crève la dalle » sont explicites sur les intentions d’exploitation extrêmes de certains employeurs.
17 ENA, L’accès au droit, Territoires et sécurité, séminaire de questions sociales, promotion Averroès (19982000), 54 p + annexes (document ronéotypé).
18 OVAERE Florence, Les besoins juridiques des personnes en situation de grande précarité, Mission Ville et
Droit,1996.
9
l’insertion. Le droit incarne, potentiellement et de façon exemplaire, l’idée de justice ou
encore celle d’égalité. d’où l’intérêt que ce soit un juriste professionnel qui incarne
symboliquement la justice : « J’ai demandé au juriste de venir habillé en juriste avec la
cravate et tout ça car je pense que cela a une grande importance pour les jeunes » précise
très justement la responsable du projet. Il s’agit de réhabiliter le droit non comme fait (dans
une conception positiviste) mais comme valeur à viser, à atteindre. Il constitue un élément
non négligeable dans les stratégies d’intégration durables et respectueuses des personnes
car « permettre aux plus exclus de faire valoir leurs droits, de se défendre, c’est leur rendre
leur dignité »19. Le seul exemple de K. qui a sollicité la permanence pour une situation
avérée de discrimination montre que la réparation ne passe pas forcément par l’activation
d’une procédure juridique et que la seule réparation symbolique (un juriste qui qualifie l’acte
de discriminatoire) peut suffire et relancer une dynamique d’insertion même s’il est certain
que la réparation intégrale d’un préjudice est difficile, parfois illusoire lorsque des personnes
sont frappées dans leur intimité profonde20.
Elaborer une stratégie à différents niveaux
La réhabilitation de la croyance des jeunes (et corrélativement des acteurs de l’insertion)
dans le droit impose de réfléchir à une stratégie d’ensemble.
La première étape d’une logique d’accès à la citoyenneté est l’information et ne concerne
pas, loin de là, les seuls jeunes car employeurs 21 et intermédiaires n’échappent pas à ce
défaut d’information. Même si nul n’est censé ignorer la loi, il est certain que la place
croissante qu’occupe le droit empêche chacun d’entre nous de connaître tous ses droits et
toutes ses obligations (terme que nous préférons au terme de « devoirs » qui introduit une
connotation morale).
Ensuite la médiation par le droit permet de renforcer la logique dissuasive auprès
d’employeurs informés, qui souhaiteraient, malgré tout, contrevenir à la loi. L’usage du
médium du langage ou de l’écrit permet « d’aboutir à des solutions intelligentes et
consensuelles de rupture amiable ». Il confère au droit une fonction principale de régulation.
Enfin la sanction peut permettre de faire émerger une logique d’exemplarité et
constituer ce que les juristes appellent une indemnisation satisfactoire mais au-delà ce qui
importe c’est sans doute la reconnaissance de sa dignité d’être humain, la reconnaissance
de sa souffrance qui n’est pas niée, ni occultée mais officiellement respectée.
19 Geneviève De GAULLE-ANTHONIOZ, rapport sur la grande pauvreté, 1992.
20 Le psychanalyste Fethi BENSLAMA parle d’extermination sociale.
21 L’exemple rencontré lors de la permanence d’un employeur qui adresse à son « salarié » des lettres de
reconnaissance de dette, vient rappeler que l’obligation basique d’un employeur d’établir des feuilles de salaires
et de payer des charges, ne sont pas toujours respectées
10
Nous mesurons toute l’importance de la mise en visibilité du droit et de ses effets, nous
pensons souhaitable que les résultats de la permanence soient rendus publics et ce
particulièrement auprès des parties concernées : dans une perspective dissuasive pour les
employeurs du canton et dans une perspective de réhabilitation de la confiance et de
croyance dans le droit pour les jeunes.
Concevoir une configuration locale d’accès au droit
Dans le projet initial la nécessité d’avoir une « approche systémique de la lutte contre les
discriminations dans l’emploi » était utilement soulignée par les porteurs de projet car l’action
de la permanence ne peut se concevoir dans la relation duelle liant le juriste et le jeune. Un
espace de pertinence professionnelle22 en matière d’accès aux droits doit combiner plusieurs
logiques complémentaires afin de permettre à la chaîne des intermédiaires de l’accès aux
droits de remplir leur rôle (généralistes, spécialistes) :
-
Une logique de sensibilisation et de formation (organisation des modules
d’information collective sur le droit auprès des jeunes 23 ainsi que des modules
interprofessionnels
(Missions
Locales,
Organismes
de
formation,
Chambres
consulaires) incluant une entrée spécifique sur la lutte contre les discriminations ;
-
Une logique de mutualisation des pratiques par la mise en œuvre de boîte à outils et
à procédures juridiques pour les professionnels de l’insertion et la mise en place d’un
espace de ressources en matière ;
-
Une logique d’écoute (par l’acquisition de compétences en matière d’écoute active
afin de recueillir la parole des jeunes, tout particulièrement pour les problèmes de
discrimination) ;
-
Une logique de qualification juridique des faits « par le bas » (permettant de sortir des
deux excès possibles de disqualification juridique ou de surqualification juridique des
problèmes rencontrés par les jeunes) ;
-
Une logique d’orientation (qui exige d’identifier clairement la chaîne d’acteurs à
mobiliser).
Prendre en compte des temporalités différenciées dans la démarche d’accès au droit
Le fonctionnement de la permanence souligne l’impérative nécessité de savoir prendre du
temps pour mettre en œuvre un dispositif d’écoute active des injustices vécues par les
jeunes qui fréquentent les missions locales afin de restaurer parfois un crédit de confiance
très largement entamé dans les institutions. Ce que souligne le juriste : « La permanence a
22 NOËL Olivier, Jeunesses en voie de désaffiliation : une sociologie politique de et dans l’action publique,
l’Harmattan, 2004.
23 Les sessions de sensibilisation à la lutte contre les discriminations organisées, par la Mission Locale de La
Ciotat, auprès de stagiaires du Programme Régional de Formation mériteraient d’être systématisées.
11
pu fonctionner avec certaines personnes comme une prise en charge, comme un soutien
psychologique qui a eu pour effet de redynamiser la personne pour repartir à la pêche
d’informations, pour entamer de nouvelles démarches ». Cette écoute peut dans certaines
situations se suffire à elle-même. Il est certain que les rares jeunes venus à la permanence
pour des problèmes discriminatoires ne veulent pas devenir des cas emblématiques. Et ils
avouent avoir peur dès que lors que se dessine une procédure juridique de se « retrouver au
chômage » et affirment avoir d’autres priorités plus immédiates : « J’ai autre chose à foutre.
Ma priorité, c’est de retrouver un autre boulot ». Cela signifie qu’il faut sans doute sortir de
l’illusion volontariste (et louable) des porteurs du projet d’apporter « une réponse concrète »
sans minimiser la nécessaire fonction de réparation mais sans tomber dans le risque illusoire
de la toute puissance du droit dont les effets à terme peuvent être négatifs24.
Dans le même temps, un tel dispositif doit se doter d’une grande réactivité unanimement
appréciée par les conseillers-référents des missions locales : « Le point fort de la
permanence c’est qu’il n’y a pas de délai d’attente, la permanence téléphonique offre un
service immédiat ».
Et ils regrettent sa souplesse de fonctionnement au moment où ce
dispositif expérimental s’est arrêté faute de financements pérennes : « Maintenant on
retourne vers nos circuits habituels comme la Maison de l’Avocat mais les délais sont de
deux semaines. Cela signifie qu’il y a beaucoup de déperdition car les jeunes ont peur de s’y
rendre. L’intérêt, avec la permanence téléphonique, c’est que le juriste pouvait donner en
direct deux ou trois indications ». Cette forte réactivité répond à une attente « car le jeune
vient pour un problème qui le concerne de façon immédiate et il veut une réponse
immédiate ». Ces différentes observations invitent à privilégier un dispositif téléphonique à
l’exception de cas particuliers : « La rencontre physique peut s’imposer dans des cas
complexes [dont les situations de discrimination] sinon dans la plupart des cas l’entretien
téléphonique et l’envoi de courriers-type suffisent en soi ». Il a l’intérêt de mettre de la
distance avec l’affect que suscite la rencontre avec des personnes en souffrance comme le
souligne le juriste : « Les conseillers partent du postulat que le jeune est forcément la victime
car ils prennent en compte avant tout l’aspect humain de la situation. Ils perdent de leur
objectivité alors qu’en tant que juriste, nous avons une manière froide de traiter les
situations ». Ce dernier point vient renforcer la nécessité de construire le processus de
qualification juridique du litige car dans certains cas le recours à la permanence n’est que le
symptôme du mal-être de jeunes qui manifestent ainsi une sensibilité exacerbée à l’injustice.
Cette remarque inviterait à réfléchir aux conditions d’une plus grande mobilisation
collective des jeunes d’autant plus qu’ils exercent dans des secteurs d’emploi très
précarisés où les taux de syndicalisation sont particulièrement faibles.
24 Les témoignages recueillis dans le film de la réalisatrice, Martine DELUMEAU, « Les gueules de l’emploi »
(2002) viennent souligner les désillusions douloureuses des plaignants lorsque justice ne leur a pas été rendue.
12
Construire une politique locale d’accès aux droits articulée aux dispositifs d’insertion
Les Conseils Départementaux d’Accès au Droit (CDAD) créés par la loi du 18 décembre
1998 sont des lieux de réseaux qui ont la possibilité de conclure des conventions avec des
structures publiques ou privées oeuvrant dans le domaine de l’accès au droit (dont les
Missions Locales). Ils peuvent devenir l’interface privilégiée entre le monde judiciaire et le
monde de l’insertion professionnelle confronté à des problèmes de non-respect du droit (non
respect de la législation du travail, pratiques discriminatoires). Il serait donc nécessaire de
réfléchir à la place que pourraient occuper les Missions Locales dans la construction d’une
politique locale, départementale, voire régionale en matière d’accès aux droits en lien avec
les CDAD.
La Mission Locale : un espace d’intérêt général local pour la jeunesse ?
Les permanences juridiques mises en place depuis 2001 auprès de Missions locales ont
permis de faire un pas supplémentaire sur le long chemin à parcourir pour passer d’un droit
formel à un droit effectif. Même si les quatre années d’expérience de la permanence ont
apporté des éclairages utiles sur sa mise en oeuvre opérationnelle, la question de l’accès au
droit doit être appréhendée d’un point de vue institutionnel et symbolique (l’affichage de la
défense des droits, la réparation psychologique, la possible inversion des rapports de
domination). Les Missions locales sont idéalement situées pour accroître la mise en
visibilité des besoins en droit des jeunes25 en ne se contentant plus d’orienter une
demande exprimée, mais créant les conditions pour fabriquer au plus près du terrain cette
demande implicite de droit en éveillant la conscience du droit chez les jeunes accueillis mais
aussi auprès de ses partenaires du monde économique. Et il serait bien venu d’élargir cette
initiative à l’ensemble du réseau des Missions Locales par la signature d’une « charte de
l’accès aux droits» mettant en évidence le rapport entre l’accès au droit, la citoyenneté,
le lien social et l’insertion professionnelle.
25 Le recueil systématique de données confère à cette expérience une véritable fonction d’observatoire des
conditions de travail des primo-salariés dans les entreprises où selon la responsable du projet la situation prend
la forme suivante : « pas de dialogue, pas d’accueil, pas d’intégration, pas de médiation donc des situations de
ruptures nombreuses ».
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