Août-septembre 2009 136
L’empire divin des préjugés
Joseph de Maistre contre l’esprit éclairé
Frédéric Brahami*
Pour Jean-Yves Pranchère
L’ŒUVRE de Joseph de Maistre exprime un véritable acharnement
contre les Lumières, un acharnement tel à vrai dire que la tentation
est grande de ne pas le prendre au sérieux. Son génie propre étant
celui de la provocation, ses formulations, toujours excessives, ris-
quent fort de masquer ses positions. On pourrait vouloir faire la part
des choses, en séparant ce qui relève de la haine ou de la mauvaise
foi et, en un mot, de la bêtise, de ce qui constituerait un fond philoso-
phique encore vivant et par suite instructif. Mais on risque ainsi de
manquer la spécificité de sa pensée.
Aussi convient-il de ne pas taire ce qui, chez lui, est le plus insup-
portable pour nous, qui sommes les héritiers des Lumières: Maistre
trouvait que l’Inquisition espagnole était une excellente institution ; il
prophétisait la ruine d’une société qui aurait le malheur de supprimer
les supplices publics ; il pensait que les tribunaux ne commettaient
qu’exceptionnellement des erreurs judiciaires et que, même alors, le
condamné n’était pas puni injustement, parce que tout le monde sait
bien que personne n’est jamais vraiment innocent. Il conseillait au
tsar de maintenir le servage, d’interdire aux juifs l’accès aux fonc-
tions civiles, de ne pas tolérer l’enseignement de l’histoire, de la géo-
graphie, de la politique et de la morale dans les écoles1. Ces positions
* Professeur de philosophie à l’université de Franche-Comté. Il est l’auteur de plusieurs tra-
vaux sur le scepticisme, dont le Travail du scepticisme. Montaigne, Bayle, Hume, Paris, PUF,
2001. Il prépare un ouvrage sur les effets de la Révolution française sur la philosophie sociale
en France (1789-1848). Ce texte a tout d’abord fait l’objet d’une intervention dans le cadre de la
semaine de formation à la philosophie politique de l’Institut des hautes études sur la justice
(IHEJ) et de l’École nationale de la magistrature (ENM) en juin 2008.
1. Pour les textes où Maistre développe ces idées ténébreuses, voyez Jean-Yves Pranchère,
l’Autorité contre les Lumières. La philosophie de Joseph de Maistre, Genève, Droz, 2004, p. 11-12.
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