15-a-Brahami:Mise en page 1 21/07/09 15:09 Page 136 L’empire divin des préjugés Joseph de Maistre contre l’esprit éclairé Frédéric Brahami* Pour Jean-Yves Pranchère L’ŒUVRE de Joseph de Maistre exprime un véritable acharnement contre les Lumières, un acharnement tel à vrai dire que la tentation est grande de ne pas le prendre au sérieux. Son génie propre étant celui de la provocation, ses formulations, toujours excessives, risquent fort de masquer ses positions. On pourrait vouloir faire la part des choses, en séparant ce qui relève de la haine ou de la mauvaise foi et, en un mot, de la bêtise, de ce qui constituerait un fond philosophique encore vivant et par suite instructif. Mais on risque ainsi de manquer la spécificité de sa pensée. Aussi convient-il de ne pas taire ce qui, chez lui, est le plus insupportable pour nous, qui sommes les héritiers des Lumières : Maistre trouvait que l’Inquisition espagnole était une excellente institution ; il prophétisait la ruine d’une société qui aurait le malheur de supprimer les supplices publics ; il pensait que les tribunaux ne commettaient qu’exceptionnellement des erreurs judiciaires et que, même alors, le condamné n’était pas puni injustement, parce que tout le monde sait bien que personne n’est jamais vraiment innocent. Il conseillait au tsar de maintenir le servage, d’interdire aux juifs l’accès aux fonctions civiles, de ne pas tolérer l’enseignement de l’histoire, de la géographie, de la politique et de la morale dans les écoles1. Ces positions * Professeur de philosophie à l’université de Franche-Comté. Il est l’auteur de plusieurs travaux sur le scepticisme, dont le Travail du scepticisme. Montaigne, Bayle, Hume, Paris, PUF, 2001. Il prépare un ouvrage sur les effets de la Révolution française sur la philosophie sociale en France (1789-1848). Ce texte a tout d’abord fait l’objet d’une intervention dans le cadre de la semaine de formation à la philosophie politique de l’Institut des hautes études sur la justice (IHEJ) et de l’École nationale de la magistrature (ENM) en juin 2008. 1. Pour les textes où Maistre développe ces idées ténébreuses, voyez Jean-Yves Pranchère, l’Autorité contre les Lumières. La philosophie de Joseph de Maistre, Genève, Droz, 2004, p. 11-12. Août-septembre 2009 136