Le modèle économique des jeux vidéo, un colosse en péril

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Alain Le Diberder
Ex-producteur Canal Plus
Le modèle économique des jeux vidéo,
un colosse en péril
Au sein des industries culturelles, auxquelles ils
appartiennent officiellement, les jeux vidéo ont développé
un modèle économique original, aujourd’hui en profonde
mutation. L’industrie des jeux vidéo s’est d’abord avancée
masquée pendant plus d’une décennie. De 1972 – avec la
sortie de l’Oddyssey de Magnavox et les premiers succès
de Pong d’Atari en salle d’arcade – à 1983 – avec la première disparition d’Atari et l’essor de Nintendo – cette
industrie était confondue avec celle, naissante elle aussi,
de la micro-informatique. Le hardware l’emportait sur le
software, l’innovation technologique sur les contenus. Le
secteur évoluait hors des écrans radar des universitaires,
et également des économistes d’entreprise. On cherchait
en vain une publication les concernant, la description du
secteur et de ses acteurs n’intéressant alors que les journalistes spécialisés. Avec la première maturité, celle des
années 1980, on vit coexister trois sous-secteurs des jeux
vidéo : celui des salles d’arcade, celui des consoles de jeux
et celui de la micro-informatique familiale. De nombreux
travaux commencèrent alors à chercher des analogies avec
d’autres secteurs, comme la bande dessinée, la télévision,
et surtout le cinéma.
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En réalité cette convergence avec le cinéma, maintes
fois annoncée, ne s’est jamais produite. Quarante ans
après, les jeux vidéo restent originaux y compris dans leur
modèle économique.
Un modèle dominant et totalitaire,
« le hit AAA »
Après une courte période pendant laquelle les barrières à l’entrée étaient relativement faibles, notamment au
milieu des années 1980 avec les ordinateurs dits familiaux
de type Amiga ou Atari ST, les jeux vidéo sont devenus de
plus en plus complexes à fabriquer. Au début des années
1990, les plus gros titres avaient des coûts de production de
l’ordre du million de dollars, mais la plupart des jeux coûtaient de cinq à dix fois moins à développer. Aujourd’hui
de nombreux titres coûtent plus de 20 millions de dollars.
La raison principale de cette inflation des coûts était
au départ à chercher dans la technologie : la taille de la
mémoire vive disponible dans les consoles comme dans
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les micro-ordinateurs augmentait extrêmement vite (de
l’ordre d’un facteur dix d’une génération à l’autre). Comme
la résolution graphique et les capacités de stockage permanent suivaient la même courbe (disquettes, disques
durs, cartouches, CD-Rom), il s’en suivit une explosion de
la taille des équipes de développement et donc des coûts
salariaux.
Parallèlement, le marché s’étendait très vite, à mesure
que les ménages s’équipaient en micro-ordinateur et que
les fabricants de consoles, Nintendo et Sega en tête, étendaient leur parc. Le secteur connut alors une vague de
concentration et de professionnalisation des méthodes de
promotion. D’un marché de pionniers pour geeks technophiles et adolescents, le secteur était passé à un marché de
masse, rythmé par les ventes de Noël et la nécessité d’être
bien exposé dans les linéaires des grandes surfaces.
Un modèle d’affaire s’est alors imposé dont le zénith
fut la période du règne de la console Sony PS2 (2001-2006),
le modèle du « hit AAA », c’est-à-dire du jeu ambitieux, destiné à être en tête des ventes la semaine de sa sortie (d’où
l’expression « AAA » qui n’a qu’un lointain rapport avec
les cotations des agences de notation). Ces titres n’étaient
plus des innovations apportées par un créateur illuminé
ou un groupe de copains, mais des « licences » imposées
par les directions de marketing, après enquêtes auprès des
magasins sur les attentes supposées du public.
L’économie du hit est une économie du risque. Le
producteur sait bien que dans une majorité de cas, son
produit ne sera pas vraiment un hit. Mais il organise sa
gamme de sorties (son line up) en faisant le pari qu’au
moins un de ses titres décrochera le gros lot et financera
les autres. Il suppose implicitement que la distribution des
ventes suit une courbe de puissance : un très petit nombre
de très gros succès, un petit nombre de succès moyens, un
grand nombre d’échecs. Mais il sait aussi que les particularités de cette courbe, non linéaire, sont que les bénéfices
tirés d’un seul grand succès permettent effectivement de
financer plusieurs échecs.
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C’est le modèle suivi par les grandes firmes de cinéma.
Il implique évidemment une très forte concentration, et
cela à deux niveaux. En premier lieu, ce modèle ne peut
être suivi rationnellement que par une firme possédant la
taille critique nécessaire pour produire régulièrement une
gamme de jeux « AAA » suffisamment étoffée pour que
l’un au moins des titres soit un hit finançant les autres. En
dessous de cette taille critique, l’économie du hit relève
plutôt de la roulette russe. Le deuxième effet de concentration porte non plus sur la taille globale de l’éditeur mais
sur celle de chacune des équipes de production développant les jeux. Mesurée en « hommes-mois » la taille standard d’une équipe de développement est passée d’environ
60 au début des années 1990 à 400, dix ans auprès.
La nature de ces dépenses de production en revanche
a relativement peu varié. Une moitié de graphistes (3D et
2D), un tiers de développeurs hardcore, écrivant et optimisant le code du logiciel et le reste se répartissant entre les
musiciens, techniciens du son et scénaristes (game designer, level designer). Naturellement, aucun jeu ne ressemble
tout à fait aux autres et les disparités de savoir-faire entre
un jeu de football et un jeu de guerre sont considérables,
sans parler des évolutions dans le temps. Il n’empêche que
des quasi-standards dans les méthodes de production se
sont installés, de même que des firmes spécialisées dans le
développement d’outils de développement ou middleware.
Mais une des caractéristiques du modèle classique des
jeux vidéo est finalement sa relative stabilité dans l’amont
de la filière – le développement – alors qu’au contraire les
grandes batailles se livrent en aval.
À la fin des années 1980, le secteur des consoles et
celui des jeux pour micro, en Europe et en Amérique du
Nord, avaient des poids comparables. Cependant leur
économie était très différente. Les fabricants de consoles
en effet construisent des monopoles de fait (ils préfèrent
parler pudiquement d’écosystème) au sein desquels ils dictent leur loi : premièrement en prélevant des royalties sur
toute vente de cartouche ou de disque ; deuxièmement avec
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un système d’approbation (approval) des jeux fournis qui
leur permettait de réguler efficacement la concurrence ;
enfin, en étant eux-mêmes éditeurs. Il n’est pas étonnant
de constater que tout au long de la période qui va de 1990
à aujourd’hui, les plus gros éditeurs sont des fabricants de
consoles : Sega et Nintendo, puis Nintendo et Sony, enfin
Nintendo, Sony et Microsoft.
Cette domination de la filière par les consoliers ne
pouvait être contournée que par les éditeurs indépendants
ayant acquis des positions très fortes sur le marché, libre,
des PC. Ce fut le cas d’Electronic Arts, d’Ubisoft, ou de
Blizzard.
Mais progressivement, en grande partie à cause du
piratage, le marché des micro-ordinateurs est devenu
secondaire face à celui des consoles. Au zénith de la période
classique dont nous parlons ici, vers 2007, les micros ne
représentaient même pas le tiers du marché des jeux, les
deux tiers allant aux consoles.
La filière fut alors, pour quelques années, organisée
en une cascade de dominations de l’aval vers l’amont : les
magasins imposaient des marges très fortes, d’autant plus
fortes que le jeu était économiquement faible, accélérant
ainsi considérablement la concentration du secteur sur
un petit nombre de licences vendeuses. Les fabricants de
consoles exerçaient à leur tour une forte pression économique sur les éditeurs tiers, par le biais du système triple
exposé plus haut (royalties, approval, concurrence par
leurs propres titres). Les éditeurs dominaient les studios
de développement, auxquels ils imposaient notamment
de leur céder la propriété intellectuelle des jeux. Enfin les
studios imposaient aux créateurs de jeu un statut de salarié
peu favorable. En amont de la filière, les créateurs, qu’ils
soient des individus ou des entreprises, ont très exceptionnellement fait fortune dans le secteur des jeux vidéo. Dans
la galaxie des industries de loisirs, c’est une anomalie. On
chercherait ici en vain l’équivalent des fortunes amassées
par des musiciens (Michael Jackson), des auteurs de livres
(J. K. Rowling) ou des artistes de cinéma. L’économie du
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jeu vidéo était une économie du hit, mais sûrement pas un
star system.
Ce modèle traditionnel était par ailleurs un modèle
efficace, capable de pratiquer des prix très élevés (le prix
d’un jeu moyen acheté en France est de 35 euros, à comparer aux 9 euros d’un DVD et aux 6 euros d’un CD-Rom),
d’étendre sa base de clientèle, de connaître bon an mal an
un taux de croissance de 13 % de son marché, inflation
déduite, et d’engendrer des firmes puissantes, rentables
et plébiscitées par les investisseurs. Mais les meilleures
choses, comme les pires, ont une fin.
La crise du modèle dominant
Avant d’aborder les apparences et les causes de cette
crise du modèle dominant, il est peut-être utile d’expliquer
en quoi ce modèle, que nous avons qualifié plus haut de
totalitaire était dominant. Il ne l’était pas seulement statistiquement, la majorité du chiffre d’affaires étant réalisé
par les jeux relevant de ce modèle, il demeurait également
structurant. C’est-à-dire que l’ensemble des habitudes de la
profession, la manière de rédiger les curriculum vitae, l’organisation des salons, celle de la presse spécialisée, était pensée
uniquement en fonction de ces gros titres « AAA » vendus
en boîte dans des magasins. Tout le reste des jeux vidéo
étaient des sous-jeux, les professionnels qui y travaillaient
étaient de simples acteurs de deuxième division. En cherchant un emploi dans le secteur, mieux valait avoir occupé
un petit poste dans un gros jeu qu’un poste important dans
un petit jeu. Il est utile d’avoir à l’esprit ce rôle structurant
du modèle traditionnel, irradiant au-delà de ses frontières,
pour comprendre que sa crise, à partir de 2006, va plonger
l’ensemble de la profession dans un certain désarroi que ne
pourraient pas expliquer les seuls chiffres de ventes.
De cette crise du modèle dominant des années 2000,
le symptôme le plus clair, et le plus important aux yeux des
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décideurs du secteur, est bien entendu l’écroulement de la
valeur boursière des principales sociétés de jeu vidéo. Il
est cependant nécessaire, et parfois difficile, de démêler
dans ces évolutions ce qui relève de grands facteurs macroéconomiques exogènes et ce qui traduit des phénomènes
propres au secteur. Sur les marchés financiers en effet, le
secteur avait été injustement assimilé au début des années
2000 à la nouvelle économie, et les actions avaient fortement baissé, entraînées par les valeurs Internet. La reprise
de 2002 à 2007, pendant le zénith des PS2 et Xbox, fut
donc d’autant plus rapide. La plupart des sociétés, comme
Nintendo, Electronic Arts ou Ubisoft atteignirent leur
record de valeur boursière lors de l’été 2007. La crise dite
des subprimes entraîna ensuite une stagnation puis une
très forte baisse de l’ensemble des valeurs boursières, dont
celles du jeu vidéo, qui n’eurent pas dans la période 20072009 un comportement original. Le problème commença
ensuite.
L’action Nintendo connut une évolution pire encore :
un sommet en 2007 puis une forte décote, sans bénéficier
de la reprise boursière de 2009, aggravée en 2011 par une
nouvelle chute due à l’annonce, pour la première fois dans
l’histoire de la société, d’un résultat négatif en 2010.
Les valeurs de Sony et Microsoft, groupes dont l’activité jeux vidéo ne représente qu’une composante minoritaire, sont plus difficiles à interpréter : leur évolution
est très défavorable et leur activité dans le secteur des
jeux vidéo n’est plus considérée par les analystes financiers comme un atout, alors qu’au milieu des années 2000
la branche jeu vidéo de Sony était considérée comme la
plus rentable du groupe – à tel point que le directeur de
la branche jeux, Ken Kutaragi, devint PDG de l’ensemble
du groupe en 1997. Il dut démissionner en 2007, année qui
constitue bien le déclin du modèle économique dominant
du jeu vidéo.
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Les causes de la crise du modèle
Avant de proposer quelques explications raisonnables de la crise du modèle dominant, il est sans doute
utile d’insister sur le point suivant : cette crise dans l’industrie du jeu vidéo n’est pas la crise des jeux vidéo, même
si la croissance globale du secteur, en 2009, puis en 2010,
s’est ralentie, voire s’est arrêtée ; il s’agit là avant tout d’un
phénomène macro-économique. La situation globale du
secteur n’est pas mauvaise et n’a rien à voir avec celle du
disque ou du livre. D’importantes composantes du secteur
sont en nette croissance, comme les jeux sur téléphones
portables, sur les tablettes ou les jeux en ligne. Ce qu’il
s’agit de comprendre, c’est pourquoi le modèle dominant
de la période 1990-2007, celui du hit, est entré en crise,
entrainant la chute des actions des sociétés centrées sur ce
modèle. Les principales pistes sont au nombre de quatre.
La première idée porte sur les coûts de production,
autrement dit les coûts de développement et de promotion.
Il apparaît deux problèmes dus à cette hausse des coûts.
D’une part, avec l’apparition de hits non rentables, comme
les adaptations de Matrix par Atari, il devint possible de
vendre un jeu à plus de 4 millions d’exemplaires, tout en
ne dégageant pas une marge positive. Or l’économie du
hit repose sur le financement des inévitables échecs commerciaux par les importantes marges obtenues sur de rares
hits. Si ceux-ci ne dégagent pas une marge suffisante, voire
pas de marge du tout, alors même que des millions d’exemplaires ont été vendus, tout l’édifice s’écroule. En second
lieu, la rentabilité globale des hits fut décroissante en raison
de la difficulté à maîtriser les dépenses de promotion. Si les
coûts de développement se sont également envolés, ceux-ci
sont relativement maîtrisables car ils reposent au fond sur
des salaires et une organisation de production assez rigide.
La plupart du temps vous n’améliorez pas forcément les
choses en doublant le budget de développement, car même
si le studio dispose de plus de moyens, une grande partie
de cet accroissement est absorbé par des problèmes d’or-
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ganisation qui deviennent rapidement insolubles. Au
contraire, le budget de promotion, lui, n’a presque pas de
limites. Vous pouvez empiler les stars qui font des voix
dans le jeu, multiplier les achats d’espace publicitaire,
inviter les journalistes dans des voyages de promotion de
plus en plus somptueux. D’ailleurs, les grands éditeurs ne
s’en privent pas. La mécanique est bien connue et implacable : plus la marge d’exploitation de l’éditeur repose sur
les hits, et notamment le prochain avant la publication
des comptes trimestriels, plus la mise est élevée, et plus
l’éditeur va accepter de réduire l’incertitude en investissant dans la promotion. L’évolution à moyen terme des
résultats d’exploitation des principaux éditeurs du secteur,
jugée défavorable par les analystes financiers, trouve là sa
première explication.
Le second problème rencontré par le modèle dominant est celui de la créativité et du renouvellement de
l’offre. Craint et annoncé depuis le début des années 2000,
le moment où les dix premières places des charts du jeu
vidéo (le classement des meilleures ventes de la semaine),
ont toutes été occupées par des « suites » (sequels), c’està-dire des titres portant un numéro, c’est arrivé en 2008.
Avec Fifa 2011, Final Fantasy xi, les Sims 3, Crysis 2, etc.,
l’industrie des jeux vidéo, plus qu’aucune de celles qui
peuvent lui être comparées, rabâche sans relâche les titres
à succès et ne renouvelle son line up de grands succès
qu’avec parcimonie. Cela n’a pas toujours été le cas et le
phénomène s’accentue. Mais qu’y a-t-il de mal à donner
au public ce qu’il attend, répondent les gens du marketing ? Les critiques comme les fans d’ailleurs ne semblent
pas s’inquiéter de cette stérilité, qu’ils dénoncent comme
une illusion entretenue par ceux qui ne connaissent rien au
jeu vidéo. Les forums sont remplis d’exégèses savantes des
différences essentielles entre la jouabilité de PES 2009, Pro
Evolution Soccer (série de jeux vidéo de football), comparée
à PES 2010, ou des améliorations apportées au système de
visée des armes dans Call of Duty version X par rapport à la
version X-1. Et, de fait, conforté par cette vox populi plutôt
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enthousiaste, le secteur contemple des chiffres de ventes
qui ne faiblissent pas et considère la volonté de renouvellement comme une belle idée intellectuelle, sans doute
souhaitable dans l’absolu, mais un peu théorique. Or le
problème n’est pas tant la satisfaction d’une base de clients
limitée et prête à payer, que son élargissement. Si le public
des jeux vidéo s’est en effet encore élargi dans les années
2000, cet élargissement est presque entièrement dû aux
autres titres que les jeux « AAA », par le jeu en ligne ou les
« petits jeux » du casual gaming (jeu occasionnel). Le cœur
du secteur améliore sans cesse des recettes éprouvées, mais
n’élargit plus le public de ces recettes.
Un troisième facteur d’épuisement du modèle classique provient du matériel. Les générations de consoles
qui se sont succédé tous les six ans environ, depuis 1974
jusqu’en 2000, proposaient à chaque fois un saut qualitatif
spectaculaire. Cela n’a pas été le cas avec la dernière génération. Les Xbox360 et PS3 proposaient certes des frame
rates et des résolutions d’écran supérieures à la génération précédente, mais ces progrès n’étaient pas de même
ampleur que les précédents. Cela s’est traduit par une
vitesse de transition de l’ancienne génération à la nouvelle
nettement plus faible. De manière symptomatique, c’est la
Wii de Nintendo, une console dont les performances graphiques restaient très proches du modèle précédent, qui
s’est le mieux vendue, et de loin. Le même phénomène a
été observé du côté des PC, dont la courbe d’amélioration
des performances est de plus en plus plate. Une partie de la
dynamique du secteur s’est donc trouvée épuisée, celle qui
poussait les utilisateurs à racheter la nouvelle version d’un
grand jeu pour bénéficier des nouvelles performances du
hardware.
Enfin, le quatrième facteur d’épuisement du modèle
dominant réside dans la difficulté du secteur à maîtriser
économiquement l’aval de la filière, c’est-à-dire les magasins. L’industrie cinématographique, aux riches heures du
système des studios, pouvait dire que si les films n’étaient
pas rentables, les salles, elles, l’étaient. Et comme elles
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appartenaient aux majors d’Hollywood, le système vertueux prospérait, la rentabilité des salles commandant
la fabrication de nombreux films pour les alimenter et
la nécessité de produire beaucoup de films, permettant
à des innovations de se frayer un chemin jusqu’au public.
Mais le jeu vidéo n’a jamais réussi à dominer l’aval de sa
filière, il est resté in fine dépendant du bon vouloir de distributeurs qui ne dépendaient pas de lui : Toys’ R’ Us pour
les consoles des années 1990, les grandes surfaces généralistes, les spécialistes des produits culturels. Même si le
secteur des boutiques spécialisées, en Grande-Bretagne,
en France ou dans les grandes villes américaines a pu
prospérer, il n’a jamais représenté qu’une fraction minoritaire du marché.
Ces différents facteurs se sont renforcés les uns les
autres. Pour s’assurer une présence significative dans les
linéaires des magasins, il faut d’une part dépenser beaucoup en promotion, d’autre part proposer des produits
sans risques à la distribution, et enfin abandonner une
bonne partie de la marge commerciale à des marchands
qui ont de fait un droit de vie ou de mort sur le produit.
Ces effets combinés ont conduit à la crise du modèle dominant des jeux vidéo à partir de 2007. Mais à ces causes
internes se sont ajoutées des évolutions externes, de nouvelles formes de jeux et d’exploitation de ces jeux qui ont à
la fois permis au secteur de survivre et rendu son modèle
d’affaires plus complexe.
Un foisonnement de nouveaux modèles
Si l’on en croit les chiffres publiés par le cabinet
britannique Newzoo1, le marché du jeu vidéo peut être
divisé en deux blocs : les marchés traditionnels, sur supports physiques (jeux sur consoles, jeux en boîtes pour
micro) et les nouvelles formes de jeux (jeux en ligne,
jeux casual, jeux sur téléphones portables). Le premier
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bloc représentait plus de 90 % du marché en 2006. Il n’en
pesait plus que 55 % aux États-Unis en 2010. Selon l’Idate,
le marché mondial du jeu serait de l’ordre de 53 milliards
de dollars en 2011, matériels et logiciels confondus. Sur ce
total, les jeux en ligne et pour mobiles ne représentaient
qu’un tiers en 2011, mais pèseront pour la moitié environ
en 2015.
Ces deux études sont convergentes, malgré leurs
champs et leurs définitions différentes. Elles montrent
que le centre de gravité économique du secteur se déplace
à grande vitesse vers des modèles nouveaux, où la boîte de
jeu physique, et sa filière de distribution, devient minoritaire.
Ces « nouveaux secteurs » n’en constituent pas pour
autant une alternative cohérente, mais sont au contraire
une forêt de modèles disparates. Il est nécessaire en particulier de distinguer cinq sous-catégories :
– Les jeux casual – essentiellement constitués de cartouches pour consoles Nintendo (DS et Wii) comme par
exemple les tests d’intelligence ou les jeux d’apprentissage
(code de la route, langues étrangères, etc.) – restent distribués par des moyens traditionnels, même si leur économie
de production est bien différente. Les jeux pour téléphones
portables, bien qu’ils ne soient pas identifiés ainsi dans la
plupart des études de marché, relèvent très souvent de la
catégorie casual.
– Les jeux en ligne multijoueurs, apparus il y a longtemps
(Ultima On Line en 1996, Everquest en 1997), n’ont réellement pris leur essor qu’avec l’immense succès de World of
Warcraft (2005). Presque toujours proposés par des éditeurs de jeu vidéo classiques (Sony, Activision-Blizzard,
Ankama, Electronic Arts, etc.), ils empruntent parfois
les canaux de distribution classiques (boîtes de World of
Warcraft distribuées en magasins) mais sont parfois entièrement dématérialisés.
– Les jeux sur mobiles sont pour partie des jeux traditionnels adaptés aux faibles performances intrinsèques
des téléphones, pour partie des jeux casual et en partie des
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jeux en réseau ou s’appuyant sur les réseaux sociaux de
type Facebook.
– Les services de jeux vidéo en ligne par abonnement,
comme OnLive, proposent des titres « classiques », mais
selon un modèle économique très différent, analogue
à la SVOD, Subscription Video on Demand (vidéo à la
demande avec abonnement), pour les films, c’est-à-dire
un abonnement mensuel dont le montant est indépendant
de la pratique réelle.
– Enfin les boutiques en ligne, soit généralistes, soit liées
à un éditeur ou une console, proposent de court-circuiter
les magasins traditionnels pour accéder à des titres sans
support physique.
Ces nouveaux modèles d’économie du jeu vidéo sont
très hétérogènes. Certains proposent de nouvelles façons
de jouer tout en restant distribués de manière classique,
d’autres sont des moyens nouveaux d’accéder à des jeux
traditionnels ; il s’agit parfois de nouveaux jeux, plus accessibles, destinés à un public plus large que les hardcore
gamers, mais aussi du summum du jeu pour passionné
(jeux en réseau). Dans tous les cas cependant, ces marchés
s’écartent du modèle traditionnel : soit par la modicité des
coûts de développement, soit par des méthodes de promotion virales étrangères aux modes de promotion des hits
« AAA », soit par le court-circuit des distributeurs traditionnels – ou encore par une combinaison de ces différents
facteurs.
Aujourd’hui, malgré ce caractère hétéroclite, c’est
bien ce maquis de nouveaux modèles que les marchés
financiers plébiscitent. La société Zynga, qui revendique
200 millions d’utilisateurs de ses jeux d’accès gratuit sur
Facebook (Farmville, Cityville), était évaluée au même
prix qu’Electronic Arts en octobre 2010 et au double en
juin 2011. Lors de l’été 2011, plusieurs cadres importants
d’Electronic Arts, dont un des plus hauts responsables du
marketing, ont quitté la « vieille » société pour rejoindre
Zynga. Electronic Arts à son tour a racheté la société
PopCap, spécialisée comme Zynga dans les jeux sur
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Facebook pour 750 millions de dollars. Le marché des jeux
vendus sur IoS (Apple) et Androïd aux États-Unis a doublé
en 2010 par rapport à 2009 et semble parti pour dépasser
le marché des ventes physiques à l’horizon 2015-2016. Il
ne s’agit donc pas d’innovations à la marge destinées à
prospérer dans un lointain futur mais, dès aujourd’hui,
de composantes majeures du secteur.
On assiste ainsi à une transition vers un modèle
multipolaire. À côté du modèle ancien, qui n’est pas appelé
à disparaître mais qui désormais n’est plus le centre de
gravité unique de l’ensemble du secteur, se multiplient des
modèles d’affaires avec les caractéristiques suivantes :
– Des coûts de développement nettement plus faibles, un
gros titre sur les nouveaux domaines coûtant de cinq à
vingt fois moins cher à développer que les monstres sur
consoles de nouvelle génération.
– Des coûts d’exploitation non négligeables, alors que l’activité traditionnelle n’en comportait presque pas. Les jeux en
ligne supposent des serveurs, un personnel de surveillance
permanent et des ajustements techniques récurrents.
– Un rôle négligeable des réseaux de distribution physique, et partant une profonde refonte des modes de promotion.
– Un rôle de gatekeeper des nouveaux distributeurs
comme Apple, Google, les opérateurs de télécommunications. Typiquement, la marge commerciale des magasins
a été remplacée par les 30 % retenus par Apple sur son
Appstore.
– Des prix unitaires bien plus faibles pour le consommateur, voire la généralisation du modèle dit du Freemium
(Farmville, Dofus, Trackmania) dans lequel le jeu luimême est gratuit, mais son plein usage entraîne des microdépenses pour des accessoires, des codes et des accès.
Cette transition, bien que vigoureusement amorcée,
n’en est cependant qu’à ses débuts et ses effets n’ont pas
encore eu le temps de se déployer totalement. On peut
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supposer que l’ensemble de la filière sera progressivement transformée, y compris les rapports juridiques avec
les créateurs, le poids des fabricants de consoles, celui du
« cœur de cible », jeune et masculin. En quittant en conclusion une position de pur observateur, on peut sans doute se
risquer à émettre une opinion partant de l’intérêt général
du secteur, joueurs compris. Et remarquer alors que la
crise du modèle classique n’est pas une mauvaise nouvelle,
de même que l’on ne versera pas de larmes sur le dur destin
des fabricants de consoles. On se permettra du coup de
souhaiter deux choses : d’une part un renforcement de la
position économique des créateurs de jeux, les parents
pauvres du système jusqu’à présent. Ce qui affaiblit l’aval
de la filière n’est pas forcément une bonne nouvelle pour
eux, mais pas non plus une mauvaise – sans doute en
tout cas une occasion de rebattre les cartes. Si demain les
auteurs de jeux gagnent plus d’argent et les intermédiaires
moins, qui s’en plaindra ? En second lieu, il faut espérer
que le secteur du jeu vidéo parviendra à maîtriser un peu
plus sa distribution, comme avant le cinéma ou le livre ont
su le faire. Mais pas plus que pour le point précédent, l’optimisme n’est de mise. Un secteur qui n’a pas su s’organiser
face à Toys’R’Us, Blockbuster ou Walmart a-t-il des chances
face à Apple, Google ou Amazon ?
NOTE
1. Newzoo est une société d’études de marché spécialisée dans
l’industrie du jeu vidéo.
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