Alain Le Diberder
140 HERMÈS 62, 2012
ganisation qui deviennent rapidement insolubles. Au
contraire, le budget de promotion, lui, n’a presque pas de
limites. Vous pouvez empiler les stars qui font des voix
dans le jeu, multiplier les achats d’espace publicitaire,
inviter les journalistes dans des voyages de promotion de
plus en plus somptueux. D’ailleurs, les grands éditeurs ne
s’en privent pas. La mécanique est bien connue et impla-
cable : plus la marge d’exploitation de l’éditeur repose sur
les hits, et notamment le prochain avant la publication
des comptes trimestriels, plus la mise est élevée, et plus
l’éditeur va accepter de réduire l’incertitude en investis-
sant dans la promotion. L’évolution à moyen terme des
résultats d’exploitation des principaux éditeurs du secteur,
jugée défavorable par les analystes financiers, trouve là sa
première explication.
Le second problème rencontré par le modèle domi-
nant est celui de la créativité et du renouvellement de
l’offre. Craint et annoncé depuis le début des années 2000,
le moment où les dix premières places des charts du jeu
vidéo (le classement des meilleures ventes de la semaine),
ont toutes été occupées par des « suites » (sequels), c’est-
à-dire des titres portant un numéro, c’est arrivé en 2008.
Avec Fifa 2011, Final Fantasy , les Sims 3, Crysis 2, etc.,
l’industrie des jeux vidéo, plus qu’aucune de celles qui
peuvent lui être comparées, rabâche sans relâche les titres
à succès et ne renouvelle son line up de grands succès
qu’avec parcimonie. Cela n’a pas toujours été le cas et le
phénomène s’accentue. Mais qu’y a-t-il de mal à donner
au public ce qu’il attend, répondent les gens du marke-
ting ? Les critiques comme les fans d’ailleurs ne semblent
pas s’inquiéter de cette stérilité, qu’ils dénoncent comme
une illusion entretenue par ceux qui ne connaissent rien au
jeu vidéo. Les forums sont remplis d’exégèses savantes des
différences essentielles entre la jouabilité de PES 2009, Pro
Evolution Soccer (série de jeux vidéo de football), comparée
à PES 2010, ou des améliorations apportées au système de
visée des armes dans Call of Duty version X par rapport à la
version X-1. Et, de fait, conforté par cette vox populi plutôt
enthousiaste, le secteur contemple des chiffres de ventes
qui ne faiblissent pas et considère la volonté de renouvel-
lement comme une belle idée intellectuelle, sans doute
souhaitable dans l’absolu, mais un peu théorique. Or le
problème n’est pas tant la satisfaction d’une base de clients
limitée et prête à payer, que son élargissement. Si le public
des jeux vidéo s’est en effet encore élargi dans les années
2000, cet élargissement est presque entièrement dû aux
autres titres que les jeux « AAA », par le jeu en ligne ou les
« petits jeux » du casual gaming (jeu occasionnel). Le cœur
du secteur améliore sans cesse des recettes éprouvées, mais
n’élargit plus le public de ces recettes.
Un troisième facteur d’épuisement du modèle clas-
sique provient du matériel. Les générations de consoles
qui se sont succédé tous les six ans environ, depuis 1974
jusqu’en 2000, proposaient à chaque fois un saut qualitatif
spectaculaire. Cela n’a pas été le cas avec la dernière géné-
ration. Les Xbox360 et PS3 proposaient certes des frame
rates et des résolutions d’écran supérieures à la généra-
tion précédente, mais ces progrès n’étaient pas de même
ampleur que les précédents. Cela s’est traduit par une
vitesse de transition de l’ancienne génération à la nouvelle
nettement plus faible. De manière symptomatique, c’est la
Wii de Nintendo, une console dont les performances gra-
phiques restaient très proches du modèle précédent, qui
s’est le mieux vendue, et de loin. Le même phénomène a
été observé du côté des PC, dont la courbe d’amélioration
des performances est de plus en plus plate. Une partie de la
dynamique du secteur s’est donc trouvée épuisée, celle qui
poussait les utilisateurs à racheter la nouvelle version d’un
grand jeu pour bénéficier des nouvelles performances du
hardware.
Enfin, le quatrième facteur d’épuisement du modèle
dominant réside dans la difficulté du secteur à maîtriser
économiquement l’aval de la filière, c’est-à-dire les maga-
sins. L’industrie cinématographique, aux riches heures du
système des studios, pouvait dire que si les films n’étaient
pas rentables, les salles, elles, l’étaient. Et comme elles
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