CRITIQUES tht
lt / JANVIER 2009 / N°164 / 5
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4 / N°164 / JANVIER 2009 / lt
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tt / MARTIN CRIMP
QUAND FICTION ET RÉALITÉ
S’EN MÊLENT…
Vous construisez une œuvre où chaque
pièce témoigne d’un regard acéré sur les
comportements humains et la société de
consommation tout en questionnant l’écri-
ture dramatique elle-même à travers des
contraintes données. D’où vient le geste
d’écriture de La Ville ?
Martin Crimp : L’idée de cette pièce a germé
après la lecture d’un ouvrage de Richard Sennet,
La corrosion des personnages, qui traite des dif-
ficultés d’hommes de la classe moyenne frappés
par le chômage. Elle s’est aussi nourrie d’un texte
de Peter Handke, sur un traducteur parlant de son
désir frustré d’écrire. Ce passage m’a profondé-
ment touché. Tout écrivain sans doute porte en lui
la peur viscérale de ne plus avoir rien à dire. J’ai
tissé ces deux fils ensemble.
Vous avez été vous-même traducteur, notam-
ment de Genet, Molière et Ionesco…
M. C. : C’est une façon de mettre en scène deux
aspects de ma personnalité… les deux processus
d’écriture diffèrent foncièrement.
Quelles sont les règles que vous vous êtes
imposées ici ?
M. C. : La postmodernité a fait éclater les règles
de l’art. L’artiste doit inventer ses propres contrain-
tes, pour aiguiser sa créativité. Je voulais que la
structure de la pièce réponde à La Campagne, un
huis clos en cinq séquences où un couple voit son
équilibre soudain basculer par l’intrusion dans le
jeu d’un troisième personnage. Ensuite, les objets
sachant que c’est faux, n’est-ce pas ? J’explore
l’illusionnisme du théâtre tout en l’utilisant, à ma
manière : en m’en méfiant, en le défiant. Dans
La Ville, se dessine aussi une réflexion sur notre
monde d’apparences, cerné d’écrans médiatiques,
leurré par tant de politiques superficielles, qui ont
perdu toute profondeur, toute notion d’engage-
ment. J’ai cherché une forme qui traduise, dans
l’écriture même, cette évolution vers une société
superficielle. Je suis parti de la situation banale
d’un couple avec deux enfants, et puis je me suis
enfoncé dans les interstices, derrière les images,
pour atteindre des zones plus enfouies.
L’écriture est aussi traduction de ce que l’on
a en soi… Quelle est « votre » ville ?
M. C. : J’ai au moins deux villes ! Il y a Londres
où je vis, qui se dessine par les chemins, les cir-
culations habituelles, les lieux familiers. Et puis les
mondes imaginaires de l’écriture qui se déploient
dans mes pièces. Je ne suis pas sûr que ces mon-
des se rencontrent d’ailleurs. Je tiens un carnet,
où je consigne presque quotidiennement des pen-
sées, des observations. Il est pourtant rare que
ces notes se retrouvent dans mon théâtre. C’est
un des paradoxes de l’écriture.
Pensez-vous au plateau quand vous écri-
vez ?
M. C. : Toujours, mais de différentes manières.
Parfois, comme pour La Ville, j’ai une image men-
tale de ce qui se produit sur le plateau. Le sens de
certaines scènes repose ainsi sur la tension entre
mentionnés dans le texte devaient apparaître sur le
plateau. Enfin, contre la tradition anglo-saxonne, je
voulais écrire de longues tirades pour les acteurs.
J’ai été influencé par Koltès, en particulier Dans
la solitude des champs de coton. Les dialogues
guident ma plume. L’histoire se construit là où la
parole m’emmène.
A mesure qu’elle chemine, la narration
semble en effet s’échapper de la situa-
tion réaliste initiale, la sensation du réel
se délite. Comme si dépossédé de son
emploi, Christopher perdait aussi le senti-
ment d’exister, comme si, ne parvenant pas
à exister dans sa vie, Claire se déplaçait
dans la fiction. D’où vient cette étrangeté qui
gangrène lentement la pièce ?
M. C. : Elle vient de ma relation d’amour-haine
avec le théâtre conventionnel. Je détruis la pièce
à mesure que je la construis. L’étrangeté gagne
aussi parce que je me laisse tirer par le fil de l’in-
conscient. En écrivant de longues tirades, je savais
que je voyagerais sur des territoires imprévus. Je
veux me surprendre moi-même.
La Ville questionne justement le processus
de l’écriture en train d’advenir. La fiction
paraît devenir la réalité, et, ce faisant, dis-
crédite le réel car elle introduit au cœur des
perceptions le soupçon du fictif.
M. C. : Le texte pose à dessein un problème inso-
luble. Mais ne reflète-t-il pas notre condition de
spectateur au théâtre ? Nous y croyons tout en
la parole et des événements physiques, ou sur la
présence d’objets. Dans d’autres textes, tels que
Face au mur, je ne visualise pas la scène, même
si j’écris explicitement pour le théâtre.
Quelles sont vos relations avec les metteurs
en scène ?
M. C. : En Grande-Bretagne, l’auteur participe
toujours au protocole de mise en scène. En
France, cela dépend. J’aime tout autant rester en
retrait qu’être impliqué. L’auteur doit laisser vivre
ses textes, les laisser partir.
Terrorisme, guerre… font intrusion de plus
en plus frontalement dans vos pièces. Est-ce
une réponse face à la montée de la violence
du monde ?
M. C. : Je n’écris pas sur la violence. Ce n’est pas
mon sujet. Je la laisse affleurer, tout comme elle
cogne sous la surface de nos vies, même si nous,
Occidentaux, nous nous croyons loin des fureurs
de la guerre, sauf quand le terrorisme frappe notre
quotidien. Les actes de violence forment un point
nodal de concentration autour desquels les per-
sonnages sont mis à l’épreuve.
Entretien réalisé par Gwénola David
Remerciements à Elisabeth Angel-Perez
pour la traduction simultanée
La Ville, de Martin Crimp, traduction de Philippe Djian,
mise en scène de Mac Paquien, du 28 janvier
au 13 février 2009, à 20h30, sauf dimanche à 15h,
relâche lundi, au Théâtre des Abbesses, 31 rue des
Abbesses, 75018 Paris. Rens. 01 42 74 22 77 et
www.theatredelaville-paris.com. Le texte est publié
aux éditions de L’Arche.
Martin Crimp
© D. R.
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HAMLET
« Ils sont vivants, les morts couchés sous la terre »
dit Sophocle. Au théâtre ils font souvent entendre
leur voix douce et écrasante dans le monde des
vivants. Le jeune Hamlet, traumatisé par le spectre
de son père assassiné, en sait quelque chose. La
scène inaugurale, très belle, sous une pluie fine,
montre justement l’enterrement du père, roi du
Danemark, dans une veine burlesque qui moque
le tragique rituel et rappelle joyeusement, en flir-
tant avec le cinéma, l’incongruité qui caractérise
le nouveau pouvoir. Le texte, amputé quasiment
de moitié, est traduit en allemand par le drama-
turge Marius von Mayenburg, auteur associé à la
Schaubühne de Berlin, où le metteur en scène est
codirecteur. Comme pour mieux souligner la fragile
frontière entre illusion et vérité – un enjeu théâtral
de tous les instants ! –, six acteurs interprètent
une vingtaine de rôles (la même comédienne joue
Gertrude et Ophélie). Si Thomas Ostermeier a
choisi de jouer la pièce sur la terre où gisent les
corps des générations précédentes, c’est bien
pour montrer simplement que la mort et la vie
sont indissociablement liées, et surtout que les
pères et les pères des pères demeurent néces-
sairement liés aux nouvelles pousses, qui doivent
lutter pour se libérer de leur emprise, et construire
une forme d’indépendance. En l’occurrence le lien
entre les générations pose ici de graves problè-
mes, cette terre omniprésente qui rappelle à cha-
cun sa mortalité, parfois macule les corps et les
visages, s’engouffre dans les bouches, montre
bien la difficulté à trouver sa place dans un monde
barbare et décadent de fin de régime. Comme
symptôme alarmant de cette déliquescence, une
famille pervertie et hypocrite : Claudius, un oncle
d’une élégance inquiétante et glacée qui a pris la
place du père, et Gertrude, une mère puissante,
sexy et manipulatrice.
Une table de banquet délimite le fond de la scène,
symbole ironique où trône un pouvoir immature,
où l’on célèbre très vite après l’enterrement le
mariage de Claudius et Gertrude. Sur un rideau
frangé, accessoire de théâtre par excellence, idéal
pour espionner et comploter, les visages sont pro-
jetés en gros plan. Cette projection et l’utilisation
des micros exposent franchement les confessions
des protagonistes, une prise de parole publique,
avec témoins, comme dans un tribunal. L’utilisa-
tion de la vidéo expose aussi l’incapacité d’Hamlet
à agir, trop occupé à une observation assidue voire
quasiment obsessionnelle du monde. Dans tou-
tes ses mises en scène, Thomas Ostermeier fait
résonner fortement les textes dans l’actualité de
notre monde, et s’attache à dénoncer les travers
sociaux et politiques y compris à travers des pro-
blématiques psychologiques. Ici il concentre sa
mise en scène sur la révolte ratée de la jeunesse
contre des aînés puissants, corrompus et brutaux.
Époustouflant Lars Eidinger dans le rôle d’Hamlet.
Pour lutter contre cette génération destructrice,
Hamlet joue la folie et devient fou à son tour, ce
qui mène au triste sacrifice d’Ophélie. Lors d’une
très belle scène, émouvante et tragique, elle meurt
littéralement étouffée par cette société effrayante.
Le metteur en scène dépeint Hamlet comme un
bouffon ventru et désespéré, inadapté au monde.
C’est d’abord la colère mal dirigée de ce fils
rebelle, faisant lui aussi partie du monde déca-
dent qu’il critique, que la mise en scène dénonce
avec un talent percutant. Cette lecture radicale et
énergique, emplie de bruit, de fureur et de sang,
théâtralise parfois à l’excès les effets dévastateurs
et meurtriers d’une société pourrie. C’est une ana-
lyse hautement concentrée qui nécessairement
réduit la profondeur métaphysique du drame de
Shakespeare. Si cette actualisation sociologique
du drame montre combien le sujet de la jeunesse
touche à juste titre le metteur en scène, elle exa-
cerbe parfois trop les relations conflictuelles, et
surexpose la vaine révolte du jeune Hamlet, qui
a effectivement complètement raté sa cible et s’y
prend très mal pour jouer les justiciers. Pour finir,
un immense bravo à l’époustouflant acteur Lars
Eidinger dans le rôle d’Hamlet.
Agnès Santi
Hamlet, de William Shakespeare, traduction Marius
von Mayenburg, mise en scène Thomas Ostermeier,
du 28 janvier au 8 février du mercredi au samedi à
20h45, dimanche à 17h, au théâtre des Gémeaux,
49 av Georges-Clémenceau, 92 Sceaux.
Spectacle vu au Festival d’Avignon, en allemand
surtitré. Tél. 01 46 61 36 67.
© Arno Declair