ars amatoria ars moriendi - autopsie d`une dramaturgie - ex

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"autopsie d'une dramaturgie", dit Frédéric Aspisi
"décharge dramaturgique", propose Lise Bellynck et de rajouter : "c’est la dramaturgie au
fil de l’eau".
autopsie
n.f. est emprunté (1573) au grec autopsia "action de voir par soi-même", de autos et de
opsia, lui-même de opsis "vue" (optique).
Le passage du sens général (grec) à celui d'"examen d'un cadavre" (en français) n'est pas
clair : le premier emploi du mot est absolu, mais on a longtemps parlé d'autopsie cadavérique
pour "examen", comme de dissection (attesté 1530) cadavérique, et le premier a pu servir
d'euphémisme, s'agissant d'une pratique souvent condamnée.
L'emprunt (1751) du sens grec en religion ("état contemplatif") n'a pas eu de suite (…)
C'est le document le plus imposant, a priori, de tout ce qui compose ce qui a été écrit afin de
mener à bien le spectacle. C'est aussi le document essentiel car c'est celui qui me démarque
des metteurs en scène de ma génération. Un résultat plateau peut être soutenu par une
réflexion dramaturgique, ou pas. Pour ma part, je ne peux aborder le plateau si je ne sais ce
que j'y viens y faire... même si je ne viens rien y faire. Pourquoi je fais ça, c'est ce qui est
abordé ici ? Le comment (qui est une question de surface), c'est ce qui apparaît dans le
document enchaînements.
Je me propose donc d'expliquer un peu les raisons pour lesquelles je désire mettre en scène
"décharges" et surtout, l'impérieux désir qui me pousse à faire ça. Cette dramaturgie, souvent
basée sur mon propre ressenti, se réfère à toutes sortes de documents (seulement cités ou
retranscrits tout ou partie) les théories y sont nombreuses et nécessaires. Ces théories ne
seront pas toutes justifiées de façon pragmatique mais elles oscilleront entre pari de la pensée,
expériences personnelles ou visions. Les contradictions sont légions dans cette dramaturgie "à
tombeau ouvert" car elles sont à la base de mon travail. Comme Tadeusz Kantor, je crois que
"L'art, c'est contradictoire."
Enfin, cette fois-ci, je ne prendrais pas le temps de structurer cet écrit, le considérant
seulement comme un outil pour le plateau et non comme une oeuvre à part entière. On
retrouvera une structuration dans l'écriture de "c'est un matin comme les autres", récit conçu
par moi-même entre juillet 2004 et juillet 2005. Ce récit est à mettre en parallèle avec la
dramaturgie de "décharges" en ce sens que les thèmes abordés se croisent souvent. Cela a à
voir avec le fait que j'écris du théâtre et de la littérature en même temps, même si j'ai
hautement conscience que ce n'est pas la même chose... néanmoins, beaucoup de thèmes s'y
croisent.
Enfin, j'associe bien évidemment Lise Bellynck à ce travail.
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la ruine de l'Occident
La ruine de l'Occident, c'est l'environnement du spectacle mais ce n'est pas ce qui s'y passe ou
tout au moins, ce n'est pas ce qui s'y passe humainement. Même si de ce point de départ naît le
spectacle : mort de l'Occident mort du théâtre Occidental théâtre des morts pandémie
moderne (peste devenant marée noire devenant décharge).
J'ai donc reposé mon imaginaire sur ce coup-là, il suffit de regarder l'état du Monde : l'univers
scénique, c'est le Monde actuel et la scène telle qu'elle m'est donnée. S'il y avait des pendrions,
des frises ou toutes ces sortes de choses, on les enlèverait parce qu'on veut le cadre de scène
tel quel : vide. Dans cet espace vide, le théâtre, on ouvre une porte et c'est le Monde tel qu'il
est qui s'y décharge.
Dans le document univers scénique, tout ce qui concerne l'apparat du spectacle sera
développé, promptement car il ne faut pas s'attarder sur les choses hautement périssables
comme l'image d'un spectacle.
C'est sur une décharge que va se jouer la première partie qui pourrait être un spectacle entier à
lui tout seul, si le désir de contrepoint ne me taraudait pas incessamment. La seconde partie du
spectacle sera la décharge de la première partie.
la mort du théâtre
"ON" m'a demandé une pièce alors qu'on ne peut plus faire du théâtre. Il est évident que le
théâtre est mort et qu'il faut arrêter d'en faire.
Je suis persuadé de ça et c'est contradictoire : on ne peut plus faire du théâtre et je vais faire du
théâtre sur le fait qu'on ne plus en faire… surtout dans les institutions culturelles qui sont
gangrenées par l'idée de patrimoine. Le patrimoine n'est pas le savoir vivant ou l'archéologie,
qui, soit dit en passant, est de moins en moins aidée financièrement car ça ne rapporte pas et
en plus, on communique difficilement avec ça car ce ne paraît pas fun (et on cherche à
tourmenter le peuple de loisirs incessants afin qu'il n'ait pas le temps de se poser les questions
essentielles).
"ON" m'a demandé de concevoir un spectacle alors que j'étais à deux doigts de me tirer une
balle. Ce sont EUX qui m'ont demandé une pièce et ils sont venus me récupérer alors qu'en
onze ans, je n'ai fait qu'observer la ruine du théâtre et du spectacle vivant, son utilisation
politique, sa valeur conservatrice, son milieu inintéressant et l'idiotie additionnée des acteurs,
des metteurs en scène, des directeurs de théâtre et pour finir, des décideurs culturels (les
moins cons et par là, les plus criminels).
Au moment je comprends le mieux la mort du théâtre, les institutions qui en onze ans, ne
m'ont jamais soutenu, viennent me chercher et que puis-je leur offrir d'autre qu'une œuvre
cinglante sur le théâtre, sur sa mort, sur la Mort, sur la pollution, sur la décadence : une
pornographie des sentiments.
autopsie ?
Au moment j'écris, le spectacle n'est pas encore mis en scène (puisqu 'il est en cours
d'écriture) mais déjà, je sais qu'il est mort et c'est pour cela que je le mettrai en scène. Je dis
qu'il est mort parce que je l'ai fait, je l'ai refait, le soir souvent, ne pouvant dormir. Les yeux
mi-clos dans mon lit, je refaisais le déroulement exact du spectacle, ayant soin de maîtriser ce
rêve mais sans le serrer au point que personne ne puisse s'y immiscer. À la différence du
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fantasme pornographique on a nécessité de voir la tête de la fille, ici, ce sont des ombres
qui agissent, mues de l'intérieur par des déplacements géométriques, mais les visages
n'apparaissent pas : c'est un théâtre de fantômes et non un théâtre de fantasme.
Mais je suis encore trop fougueux pour retenir mes désirs de telle sorte que l'expression
théâtrale que j'obtiendrais soit un négatif du cinématographe ou autrement dit ce qui se fait en
moi dans ma propre chambre noire.
Cet obscurité a aussi à voir avec l'autopsie, le cadavre de la création artistique, ou si vous
préférez un spectacle en filigrane qui laisse toute la place à l'imaginaire du spectateur.
Il me semble que le seul metteur en scène capable de faire ça, c'est Claude Régy (qui fait du
cinématographe au théâtre : travelling lent, décalage image/parole comme chez Marguerite
Duras, David Lynch, Andrei Tarkovsky, etc.). Je ne vois pas d'autre rapport entre théâtre et
cinéma. Ce que dit Robert Bresson sur les "modèles" n'est applicable qu'au cinéma car au
théâtre, c'est plus la marionnette mais ça n'a rien à voir.
Il me semble que je cerne mieux que jamais, au jour d'aujourd'hui, l'endroit de mort sans
lequel le théâtre n'est pas "imaginable" : une rumeur dit que les morts sont sous le plateau.
Mon théâtre est mort et donc ça permet au spectateur d'imaginer ce qu'il serait s'il était
vivant... c'est le spectateur qui travaille à l'autopsie de mon théâtre, c'est exactement que se
situe mon travail dramaturgique.
J'appelle donc ce document autopsie d'une dramaturgie.
Le spectacle, je l'ai déroulé dans tous les sens dans ma tête et j'ai hâte que les autres artistes
s'en nourrissent. Il y a toujours dans la mort, dans le cadavre d'une pensée, les germes de la
renaissance, et il n'y a pas un meilleur engrais que les morts (qui font pousser avec vivacité la
fleur printanière à la chair tendre).
Le Monde est en ruine, et ce qui est paradoxal (et pour une fois ce n'est pas moi), c'est qu'on
dirait que personne ne semble le réaliser ! Tout doit être immédiat, rapide mais sans
fondement... pas étonnant que tout s'écroule si la maison n'a pas de fondations. En art, c'est le
"junk art" de plus en plus envahissant : vite fait, mal fait, vote consommé, et les déchets
s'entassent dans les greniers des FRAC (Fonds Régional d'Art Contemporain) par exemple.
On fait en sorte de saquer les fondements pour consommer plus vite et plus. Donc c'est la
catastrophe annoncée : plus on consomme et plus on approche de la ruine. Ce qu'on vit en ce
moment, c'est la ruine de l'Occident qui, en plus, se crispe sur ses acquis de surface (de grande
surface).
Ce que vous allez lire par la suite est très didactique, très explicatif car justement il me semble
nécessaire d'avoir des fondements pour faire du théâtre qui dans son effet de surface (la
représentation), peut paraître très léger. Mais ce n'est pas parce que l'expression d'un art
semble facile, que l'on doit dénigrer le travail de fond pour "rouler" les gens. Un acteur et un
acteur sur un plateau, c'est pareil mais si un des deux est plus épais, plus profond que l'autre,
en quelques minutes, tout le monde le verra. Cela veut dire que derrière l'effet de surface, il y
a des choses qui se passent et c'est égal pour l'art du théâtre en général... donc je suis
didactique.
Il ne faut pas prendre les gens pour des cons au théâtre car ils voient très bien ce qu'il se passe
et ils comprennent très bien... donc il faut être à la hauteur de leur exigence amoureuse, donc
il faut travailler à l'explication et à la documentation.
En travaillant la dramaturgie, on se libère car quand on abordera le plateau, on aura déjà réglé
bon nombre de problèmes. On ne sera pas brouillé (on aura déjà fait un brouillon) par les
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questions superflues (superficielles... l'image), ni par les questions profondes que l’on se pose
(on a lu, on a réfléchi) et on pourra donc mieux écouter le plateau et ses énergies obscures.
C’est à dire faire en quelque sorte le lien entre la représentation et les thèmes dramaturgiques.
Le plateau demande une écoute qui ne peut pas être perturbée par des pensées qui ne le
concernent pas : le plateau, c'est la pensée donc il faut être avec et non réfléchir (en réaction).
La réflexion se fait avant et c'est là qu'on théorise mais après on théâtralise.
Le théâtre, c'est le lieu l'on voit et il se passe des choses "ici et maintenant", c'est tout.
Et c'est en écoutant ce qu'il se passe que se crée la magie.
l'agonie de la France, l'agonie de l'Occident
C'est comme si la France et par exemple, le titi parisien était un vendeur de fruits sur le bord
de la route et passent devant lui les grosses voitures des riches du nord de l'Europe les gens
du nord de l'Occident, en quelque sorte. Nous restons riches en comparaison au sud du Monde
mais les français sont les pauvres des riches et on voit des gens qui se crispent sur leurs
traditions pour ne rien perdre et en fait, les grands cars de touristes passent, les prennent en
photo comme s'ils appartenaient à une réserve (Montmartre, c'est vraiment ça !) et puis on leur
jette deux-trois euros et les touristes s'en vont. Puis les français s'auto-congratulent, croient
qu'ils existent, seulement parce qu'en fait les riches les conservent pour leur aspect typique :
c'est une manière de maintenir les français dans l'ignorance, la peur de l'autre, voire la
xénophobie (rares sont les pays occidentaux qui peuvent se targuer d'avoir eu récemment un
membre d'extrême droite au second tour d'une présidentielle… à part l'Autriche
1
).
Tout comme une réserve d'animaux, la France s'appauvrit et continue à s'auto-identifier autour
de son aspect typique parce qu'en fait les riches touristes aiment ça. La France est
complètement manipulée par les dividendes donnés par les autres pays et en votant NON à
l'Europe par exemple, elle a cru se démarquer alors qu'en fait, elle est exactement on
l'attend : arrogante, râleuse et les anglo-saxons se régalent. La France paraît vraiment être un
pays fier, étrange et isolé sur le bord de la route… mais surtout, un pays qui est en train de
s'écrouler.
La France se forge une identité, celle d'être le musée du Monde, en réaction aux autres pays...
mais en fait, ce sont les autres pays qui obligent la France à devenir le musée du Monde.
L'écroulement de la France, je ne pouvais pas m'empêcher de le mettre en scène et d'anticiper
sur les catastrophes à venir dans une vision "apocalyptique" (même si on se trompe un peu sur
le contenu de ce texte biblique mais bon…). Donc on s'enfonce et c'est la mort, et en premier
lieu de la langue : des trois grandes langues des puissances européennes aux empires
coloniaux étendus (anglais, espagnols, français), le français prend tout droit la direction de la
tombe et qui sait, c'est peut-être bien.
Ce serait même amusant de faire une grande messe culturelle de propagande autour du
français et de la francophonie car ça dénoncerait justement la perte de puissance de cette
langue dans la Monde. Les anglais n'ont pas besoin de faire ça, ni les espagnols, vu la vitalité
des leurs langues.
Mais imaginez, un grand festival sur la francophonie qui en fait, par son incongruité,
marquerait non-pas la vitalité de ce concept, mais sa mort annoncée (et fêtée en grande
pompe). Un peu comme l'écologie, si vous voulez, qui naît du désastre écologique.
1
Sur l'Autriche, je n'ai rien à rajouter qui a déjà été dit par un écrivain qui connaît mieux ce pays que moi,
Thomas Bernhard.
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Je ne pense pas que les politiques soient assez bêtes pour faire un évènement culturel national
sur la francophonie, surtout sur le territoire français, ce serait grotesque. Ou très drôle, puisque
nous n'avons plus aucune identité, de demander de l'aide à ceux qui utilisent encore le
français, afin de définir ce qu'est exactement la France et le français. Ceux qui savent ce que
c'est, ce sont les étrangers évidemment, car ils ont des idées préconçues et simplistes et on
n’aurait qu'à les suivre. C'est d'ailleurs ce qu'on fait pour plaire aux touristes. La langue, le
français, est d'ores et déjà une langue morte. Et c'est très bien, pour nous notamment, ça
engage à s'en servir de façon purement artistique, comme un langage qui serait une pure
création.
Jon Fosse, par exemple, écrit dans une langue inventée de toute pièce qui n'a aucune oralité...
comme de la peinture si vous voulez... d'où le succès de la rencontre avec Claude Régy.
Il faut avoir confiance dans cette mort du français, il faut laisser tomber, abandonner,
s'abandonner sous les coups : être victime et assumer, ne pas rentrer dans la course au pire
avec les anglo-saxons… assumer la décrépitude (et détester le jeunisme, les liftings, le sport,
etc.). Voire prendre plaisir à perdre, à abandonner, se reposer... s'abandonner à ce plaisir mais
ça c'est pas facile à concevoir, le plaisir de la perte. Et tout porte à croire qu'on fait tout le
contraire : on se crispe, on devient conservateurs (alors que la France a longtemps eu en son
sein de grands visionnaires) on devient communautaristes et corporatistes.
Peut-être est-ce bien de laisser mourir la théâtre et le français aussi. Jean Genet voulait pourrir
le français, Jean Genet voulait jouer dans des cimetières
2
ne voyant pas dans quel autre lieu
jouer. Jean Genet savait que le théâtre fermé, le théâtre clos, le théâtre bourgeois, le théâtre
privé, c'était la mort du théâtre et que le théâtre vivant , c'est le théâtre des morts.
Alors le lieu du théâtre n'est plus actuellement le théâtre, celui qui est construit pour en faire.
Je dirais même que l'architecture des théâtres modernes emprisonne le théâtre. Et c'est pour ça
qu'il ne se passe rien dans ces lieux devenus inutiles, surtout que l'endroit théâtral a changé car
au théâtre, qui longtemps a eu une fonction sacrée, on fait plein de choses, sauf des choses
comme égorger un mouton... alors tout le monde s'ennuie au théâtre car il ne s'y passe plus
rien. Moi, je partirai dans "décharges" de ce constat : il ne se passe plus rien alors
commençons la représentation de là.
Les vidéos d'otages occidentaux égorgés, c'est exactement du théâtre et on regarde tous ça
avec effroi et plaisir mêlés (difficile de déterminer la limite). Mais une vidéo, c'est loin car
c'est une image alors qu'au théâtre, c'est près et c'est vrai... alors il a fallu un grand travail de la
part de tout le monde pour retirer tout ce qui est scandaleux au théâtre et pour obtenir
aujourd'hui le théâtre politiquement correct. Et le déferlement de la vidéo au théâtre est la
preuve qu'on ne veut plus trop être gêné par la chair de l'acteur et on la glace par la projection
vidéo.
Il faudrait faire une histoire du dévidage du sens du théâtre mais je laisse nos amis
universitaires travailler sur ça, car merde, c'est leur boulot normalement ! Plutôt que de se
branler sur la poétique de Calderon de la Barca, il ferait mieux de faire une recherche qui
répertorierait les paramètres politiques, sociologiques, ethnologiques et techniques qui ont
amené au théâtre d'aujourd'hui : lisse, sans violence, sans représentation du sacrifice...
Dans "Histoire du Corps", il y a des éléments qui sont confondants à propos de l'évolution du
massacre dans la société, et ça a à voir avec tout car des fêtes paillardes et médiévales,
sanglantes, à la Révolution, à la guillotine et son exposition de plus en plus cachée, aux
révoltes du 19ième siècles matées la nuit, à la disparition quasi-totale de la violence vraie (les
films, c'est pas pareil ! c'est de l'image !), il y a une histoire de la disparition du sacrifice... à
mettre en parallèle avec la disparition de la foi d'ailleurs !
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"L'étrange mot…"
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