s’affirme, une innocence souveraine, une candeur juvénile à travers les années, miroir où
vont se refléter, directement, perpendiculairement, les sentiments à leur naissance:
transparence du regard amoureux, opacité d’un univers de bitume et de sang. Il n’y a pas
d’abord de concepts dans l’œuvre d’Éluard: il y a ce qui arrive à un homme, comme s’il
était le premier homme, un homme qui dit ce qu’il ressent, comme une eau coule de
source. Il semble que ce soit l’émerveillement ou la stupeur anxieuse du premier venu,
traduite avec les mots premiers venus.
Les distinctions scolastiques entre la vie intérieure et l’histoire, entre la poésie lyrique et
la poésie engagée semblent absolument dérisoires à qui suit le cours naturel de l’œuvre
de Paul Éluard. Aucune épaisseur de miroir sans tain ou d’écorce protectrice n’a jamais
séparé l’univers intérieur d’Éluard de l’univers extérieur. On pourrait, sans scandale, mais
non sans erreur, parler de sa poésie comme d’une poésie métaphysique, comme le
compte rendu très précis des passages d’un esprit à travers des états qu’on pourrait sans
légèreté rapprocher des états mystiques: légèreté de l’homme libéré de sa pesanteur
dans l’effusion amoureuse, mouvements obscurs d’angoisses des «sommeils de la
raison». On pourrait dire que le développement dans le temps de sa poésie, du Devoir
(1916) à Poésie ininterrompue II (1953), de Mourir de ne pas mourir (1924) à Le temps
déborde (1947), est si «monotone» et entêté dans le naturel, si constant dans la
répartition des thèmes affectifs et vécus qu’Éluard n’a d’autre biographie que celle des
amours personnelles et des deuils: la séparation d’avec Gala en 1930, la rencontre avec
Nush, la mort brutale de celle-ci en 1946, la crise atroce qui va suivre et la vie ensuite
revenue grâce à Dominique, en 1949.
2. «Liberté, j’écris ton nom...»
Mais cette description de La Vie immédiate de Paul Éluard, sans être inexacte, ne serait
pas vraie du tout. Les catastrophes de son temps, les soubresauts de l’histoire auront
pour Éluard un caractère aussi immédiat que les accidents ou les clartés de son destin
individuel. Il a raconté lui-même que le poème qui devait le rendre célèbre au-delà des
cercles d’amateurs de poésie, Liberté, écrit en 1941, fut d’abord, dans la première
nébuleuse d’où émergeaient les mots, un poème d’amour; qu’il s’intitulait primitivement
Une seule pensée, que cette pensée était, à sa naissance, celle de la femme qu’il aimait;
et que c’est seulement au fur et à mesure que la litanie amoureuse s’élargissait que le
poète prit conscience que son poème ne concernait pas seulement un homme écrivant le
nom de son aimée, mais tous les hommes du monde, alors en proie à la servitude,
écrivant le nom de l’amour qui les résume toutes: celui de la liberté.
C’est qu’Éluard a eu des idées générales sur la condition des hommes, a beaucoup
réfléchi sur le travail du poète, sur l’histoire de la poésie (dans ses essais, Avenir de la
poésie, 1937 ; Donner à voir, 1939, comme dans ses importantes anthologies), sur la
politique (dans de nombreux articles et discours), sur la philosophie. Mais on peut dire de
lui qu’il n’a jamais eu d’opinions, au sens où on a une opinion comme on a une maison,
un stylo, ou une automobile. Ce poète qui se voulut, avec une obstination à la fois
admissible et parfois mal récompensée, un militant, un agitateur politique, n’a jamais
parlé que de ce qui le concernait profondément. Il souhaitait réhabiliter la «poésie de
circonstance», et il l’illustra de quelques chefs-d’œuvre. Mais c’est que, dans son cas au
moins, la circonstance historique n’a jamais eu une autre dimension ni ne s’est accomplie
dans un autre espace que celui du dedans. Dans un recueil comme Cours naturel (1938),
les poèmes d’amour et le poème intitulé «La Victoire de Guernica» n’apparaissent pas
comme différents d’inspiration, de source et de ton. C’est précisément parce qu’Éluard
sait de première vue, de première vie, de première main que l’accord des êtres est
possible, que l’harmonie est sensible, que, «si nous le voulions, il n’y aurait que des
merveilles», que le saccage de ces trésors par la bêtise-haine au front de taureau le
soulève de dégoût, qu’il n’a pas besoin de «se mettre à la place» des innocents qui
meurent sous les bombes de Guernica : il est à leur place. Il découvre «son bonheur
personnel dans le bonheur de tous», son malheur à lui dans le malheur de chacun.
L’eau limpide du bonheur, de la reconnaissance de soi-même par l’autre dans
l’illumination amoureuse, dans la fraternité des vivants court à travers toute l’œuvre
d’Éluard. Il parle d’une voix blanche comme un ciel pâle et doux de soleil et de légère
brume, enfantine dans le prime-saut des images et des sensations. Une voix qui semble
n’être la voix de personne en particulier, quasi adamique, le murmure du premier homme
et de tous les hommes tenant dans leurs bras la première femme et toutes les femmes.
Voix de l’existence à la crête de l’émerveillement d’être, dans l’illusion peut-être véridique
que le temps s’est suspendu dans la sensation presque physique de l’éternité :
Aujourd’hui lumière unique
Aujourd’hui l’enfance entière
Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-098 : “ À la rencontre de Paul Éluard” par Hans Leymarin - 21/09/2004 - page 4