enaassociation aae ena Dîner-débat Hommage d'Agorena 4 juin 2013, Hôtel de Pomereu La main invisible de l’économie est-elle criminelle ? Avec Alain Bauer, professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers, New York et Beijing, et Frédéric Ploquin, journaliste d’investigation, grand reporter à Marianne. Animation : Karim Bitar, président de KB Consulting Group. Le dîner-débat d’Agorena sur l’emprise des organisations criminelles sur l’économie s’annonçait passionnant à plus d’un titre. Il le fut. Alain Bauer et Frédéric Ploquin ont montré, tour à tour, comment le crime était devenu la plus importante entreprise globalisée du monde, comment les organisations criminelles avaient parfaitement intégré les règles de l’économie de marché et en avaient fait un outil entre leurs mains. Pire : dynamique, complexe, le crime organisé échappe à la récession et se nourrit de la crise. Les crises sont propices aux orga­nisations criminelles D’entrée de jeu, Alain Bauer déclare que les périodes de crise sont très propices au crime. Celui-ci ne connaît pas la réces­sion, il se repense, se réorganise sans cesse sous de nouvelles formes. Mais il rappelle également que le crime est un des éléments de la globalisation puisque l’internationalisation du crime commence avec les périodes coloniales. Ainsi, il fut une époque où les États occidentaux étaient les principaux dealers et n’ont pas hésité à organiser deux guerres contre un État souverain, la Chine de Tseu Hi, qui avait interdit les stupéfiants. Entre 1839 et 1842, la première guerre de l’opium voit s’opposer la Grande-Bretagne à la Chine ; puis entre 1856 et 1860, une seconde guerre est provoquée par la Grande-Bretagne et la France pour rétablir la distribution de stupéfiants. Dans la machine à remonter le temps, Alain Bauer et Frédéric Ploquin montrent comment les Français ont inventé une industrie criminelle à Marseille, et comment le crime va fonctionner selon l’étalon de l’économie libérale. Puis, aux États-Unis, Al Capone inventera en plus le blanchiment, tout en reprenant le système. « Nous sommes alors en présence de deux industries criminelles, la corso-marseillaise et l’américano-italienne, qui mettent en place des outils qui perdureront jusqu’en 1980. À cette date, les Américains et les Japonais vont tenter et réussir deux opérations qui ont totalement bouleversé la criminalité. Les Américains organisent un racket que l’on évalue entre 90 et 120 milliards de dollars US. De leur côté, les organisations criminelles japonaises, avec l’opération des faux prêts immobiliers, comprennent les 76 / juillet-août 2013 / n°433 Alain Bauer Frédéric Ploquin failles d’un secteur qui, en se dérégulant à toute vitesse, ouvre ses portes à toutes les opérations illégales ». On voit ainsi émerger des majors du crime, véritables corporations qui fonctionnent selon les règles de l’économie de marché. « La globalisation a renforcé les organisations criminelles, leur a permis de trouver des alliés, de créer de nouvelles filiales, d’investir de nouveaux marchés et de conquérir de nouvelles cibles, poursuit Alain Bauer. L’ouverture des frontières physiques, la dérégulation des économies, la multiplication des bases offshore pour l’optimisation fiscale vont permettre au crime organisé de se déployer et de se connecter sur le même tuyau. » Le crime est devenu un acteur financier majeur Alain Bauer observe encore « qu’il y a toujours trop d’argent dans la caisse car on trouve des faux dollars produits par la Corée du Nord mais aussi de l’argent qui ne devrait pas exister car pas déclaré, des comptes offshores, une série de dispositifs permettant à cet argent de se blanchir ou d’investir. Tous les matins, 70 000 milliards de dollars non déclarés se demandent comment passer le journée. Et donc, il y a, bulles comprises, plus d’argent virtuel circulant que d’argent réel dans le système. Adam Smith avait raison de parler de la main invisible du marché mais il n’avait pas compris que cette main était criminelle. » Résumons : l’opérateur criminel est devenu un acteur majeur, il échappe à la récession et affiche un taux de croissance exponentiel quel que soit le secteur dans lequel il sévit. Autre observation, le criminel ne perd jamais d’argent. C’est un jeu de gagnant-gagnant avec les banques. Pour Alain Bauer, « l’économie est devenue un outil entre les mains d’organisations criminelles. Elles prélèvent sur l’économie, l’un des exemples récents les plus criants étant celui de la taxe carbone. Nous sommes en présence d’opérations de racket menées contre l’impôt public en Europe, et les banques, enaassociation les partenaires aae ena qui utilisent des techniques très sophistiquées de l’évasion fiscale, sont devenues complices dans le blanchiment ». Amer mais lucide constat : « L’économie est gangrénée. » L’économie souterraine contamine l’économie réelle Où se situe la France dans cette nouvelle économie mondiale du crime ? Frédéric Ploquin souligne que notre pays a une spécificité, celle du grand banditisme et un renouvellement permanent des acteurs car il en meurt beaucoup et de plus en plus jeunes. Mais aux grands caïds traditionnels a succédé une nouvelle génération qui opère sur un large éventail d’activités très lucratives, allant du trafic de drogue au commerce des armes en passant par le racket et la prostitution, et qui place l’argent blanchi dans l’immobilier. « Aujourd’hui, les voyous, qui sont des jeunes des cités, brassent beaucoup plus d’argent que les braqueurs de banques d’autrefois. Ces jeunes sont passés à un cran supérieur dans les masses d’argent. Très organisés, ils ont intégré le système de l’économie et ont la capacité de corrompre en raison des masses d’argent qu’ils ont en mains ». Frédéric Ploquin explique avec précision la façon dont ces bandes occupent des territoires dans lesquels l’État est peu représenté sauf par des brigades anti-criminalités, et comment les familles alimentent le narcotrafic. Seules témoins du petit commerce de détail en apparence, les brigades lancent des opérations coups de poing avec saisie d’armes de tous calibres, de cannabis, etc., mais la lutte pour éradiquer les « poches » criminogènes (sic) est sans fin car ces bandes sont transversales et brassent énormément d’argent. Quelle est la valeur ajoutée de l’intégration de la criminalité mondiale ? Mais aussi dans la lutte contre cette intégration ? Dans un rapport de cette année, Europol, l’office européen de police, a recensé 3 600 groupes criminels actifs dans l’Union européenne et que plus de la moitié sont versés dans le trafic de drogue et la fraude. « Les BRIC nous apportent les plus anciennes organisations criminelles et incestueuses comme au Japon, note Alain Bauer. La Turquie a une mafia qui rend service à toutes les autres organisations et cela, avec une grande efficacité. Les Italiens ont cinq mafias très implantées en Allemagne dans le système économique. Et puis, il existe des pseudos mafias comme les Ukrainiens, qui ne sont pas liés à un clan en particulier. Ce sont des mercenaires. Au Canada, qui a perdu ses trois frontières, sévissent les triades, et au Mexique une partie du pays n’est plus sous contrôle de l’État ». Quant à l’Europe, elle est un terrain de toutes les organisations criminelles du monde car les parrains considèrent qu’elle est moins minée que partout ailleurs. « La porosité généralisée du système fait que nous avons des pays européens où la mafia s’est implantée. Aujourd’hui, comme hier, il manque une police européenne et un parquet européen dotés de compétences propres. Le problème en Europe réside dans l’harmonisation du système pénal des pays membres ». La réponse judiciaire est-elle adaptée à la situation ? L’administration française a-t-elle réellement pris conscience de cet aspect économique du crime ? Quelles mesures devraient être décidées et mises en place au niveau fiscal ? « Les tentatives de notre administration se heurtent aux lourdeurs et l’archaïsme des différents acteurs et services concernés. Chacun se préoccupe de son pré-carré, regrette Alain Bauer. La difficulté à laquelle nous sommes confrontés est le manque d’anticipation. La lourdeur du dispositif structurel, la force de l’inertie de l’administration, et sa corruption, empêchent d’aller de l’avant. C’est un problème majeur, tout notre système renforce et développe les archaïsmes et font les beaux jours des organisations criminelles ». François d’Aubert, président du comité d’évaluation du Forum fiscal et co-auteur d’un célèbre rapport d’enquête parlementaire sur la Mafia en France, abonde dans le sens d’Alain Bauer. Pour lui, le fractionnement administratif, le fait que nous marchons en silo, nuit gravement à la lutte contre les criminels en col blanc, les narcotrafiquants, les cyberterroristes, et aussi les particuliers fortunés qui détiennent des actifs non déclarés. Car tout s’imbrique : « On estime entre 21 000 et 30 000 milliards d’argent non dé­ claré, d’origine très diverse, dans les paradis fiscaux offshore pour beaucoup, qui n’est pas traité pour savoir ce qui vient de la fraude fiscale, de la criminalité et de le l’argent propre ». Nos institutions financières et bancaires ont été offshores et s’il est possible de régler la question, encore faut-il le vouloir, rebondit Alain Bauer. « Les États sont en mesure de résoudre mais ils ont un problème avec la question de l’offshore. Pourtant, une solution existe, l’amnistie déclarative. On ferait le tri entre l’argent gris, l’argent légèrement sale et l’argent noir. Mais notre hypocrisie entraîne l’absence de résolution ». Et de conclure : « ne nous voilons pas la face et convenons de la réalité des choses même si elle n’est pas réjouissante : en 2013, il y a des États qui ne sont pas des États, qui ne sont que des frontières. » ■ Propos recueillis par Philippe Brousse / juillet-août 2013 / n°433 77