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76 / juillet-août 2013 / n°433
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ena Dîner-débat d'Agorena
La main invisible de l’économie est-elle criminelle ?
Le dîner-débat d’Agorena sur l’emprise des
organisations criminelles sur l’économie s’annonçait
passionnant à plus d’un titre. Il le fut.
Alain Bauer et Frédéric Ploquin ont montré, tour
à tour, comment le crime était devenu la plus
importante entreprise globalisée du monde,
comment les organisations criminelles avaient
parfaitement intégré les règles de l’économie de
marché et en avaient fait un outil entre leurs mains.
Pire : dynamique, complexe, le crime organisé
échappe à la récession et se nourrit de la crise.
4 juin 2013, Hôtel de Pomereu
Avec Alain Bauer, professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers, New York et Beijing,
et Frédéric Ploquin, journaliste d’investigation, grand reporter à Marianne.
Animation : Karim Bitar, président de KB Consulting Group.
Les crises sont propices aux orga nisations criminelles
D’entrée de jeu, Alain Bauer déclare que les périodes de crise
sont très propices au crime. Celui-ci ne connaît pas la réces sion,
il se repense, se réorganise sans cesse sous de nouvelles formes.
Mais il rappelle également que le crime est un des éléments de la
globalisation puisque l’internationalisation
du crime commence avec les périodes
coloniales. Ainsi, il fut une époque où les
États occidentaux étaient les principaux
dealers et n’ont pas hésité à organiser
deux guerres contre un État souverain,
la Chine de Tseu Hi, qui avait interdit
les stupéfiants. Entre 1839 et 1842, la
première guerre de l’opium voit s’opposer
la Grande-Bretagne à la Chine ; puis entre
1856 et 1860, une seconde guerre est
provoquée par la Grande-Bretagne et la
France pour rétablir la distribution de
stupéfiants.
Dans la machine à remonter le temps, Alain Bauer et Frédéric
Ploquin montrent comment les Français ont inventé une industrie
criminelle à Marseille, et comment le crime va fonctionner selon
l’étalon de l’économie libérale. Puis, aux États-Unis, Al Capone
inventera en plus le blanchiment, tout en reprenant le système.
« Nous sommes alors en présence de deux industries criminelles,
la corso-marseillaise et l’américano-italienne, qui mettent en
place des outils qui perdureront jusqu’en 1980. À cette date, les
Américains et les Japonais vont tenter et réussir deux opérations
qui ont totalement bouleversé la criminalité. Les Américains
organisent un racket que l’on évalue entre 90 et 120 milliards de
dollars US. De leur côté, les organisations criminelles japonaises,
avec l’opération des faux prêts immobiliers, comprennent les
failles d’un secteur qui, en se dérégulant à toute vitesse, ouvre ses
portes à toutes les opérations illégales ». On voit ainsi émerger des
majors du crime, véritables corporations qui fonctionnent selon
les règles de l’économie de marché. « La globalisation a renforcé
les organisations criminelles, leur a permis de trouver des alliés,
de créer de nouvelles filiales, d’investir de nouveaux marchés et
de conquérir de nouvelles cibles, poursuit Alain Bauer. L’ouverture
des frontières physiques, la dérégulation des économies, la
multiplication des bases offshore pour l’optimisation fiscale vont
permettre au crime organisé de se déployer et de se connecter
sur le même tuyau. »
Le crime est devenu un acteur financier majeur
Alain Bauer observe encore « qu’il y a toujours trop d’argent dans la
caisse car on trouve des faux dollars produits par la Corée du Nord
mais aussi de l’argent qui ne devrait pas exister car pas déclaré, des
comptes offshores, une série de dispositifs permettant à cet argent
de se blanchir ou d’investir. Tous les matins, 70 000 milliards de
dollars non déclarés se demandent comment passer le journée.
Et donc, il y a, bulles comprises, plus d’argent virtuel circulant
que d’argent réel dans le système. Adam Smith avait raison de
parler de la main invisible du marché mais il n’avait pas compris
que cette main était criminelle. »
Résumons : l’opérateur criminel est devenu un acteur majeur, il
échappe à la récession et affiche un taux de croissance exponentiel
quel que soit le secteur dans lequel il sévit. Autre observation, le
criminel ne perd jamais d’argent. C’est un jeu de gagnant-gagnant
avec les banques. Pour Alain Bauer, « l’économie est devenue un
outil entre les mains d’organisations criminelles. Elles prélèvent
sur l’économie, l’un des exemples récents les plus criants étant
celui de la taxe carbone. Nous sommes en présence d’opérations
de racket menées contre l’impôt public en Europe, et les banques,
Frédéric PloquinAlain Bauer
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les
partenaires
qui utilisent des techniques très sophistiquées de l’évasion fiscale,
sont devenues complices dans le blanchiment ». Amer mais lucide
constat : « L’économie est gangrénée. »
L’économie souterraine contamine l’économie réelle
Où se situe la France dans cette nouvelle économie mondiale du
crime ? Frédéric Ploquin souligne que notre pays a une spécificité,
celle du grand banditisme et un renouvellement permanent des
acteurs car il en meurt beaucoup et de plus en plus jeunes. Mais
aux grands caïds traditionnels a succédé une nouvelle génération
qui opère sur un large éventail d’activités très lucratives, allant du
trafic de drogue au commerce des armes en passant par le racket
et la prostitution, et qui place l’argent blanchi dans l’immobilier.
« Aujourd’hui, les voyous, qui sont des jeunes des cités, brassent
beaucoup plus d’argent que les braqueurs de banques d’autrefois.
Ces jeunes sont passés à un cran supérieur dans les masses
d’argent. Très organisés, ils ont intégré le système de l’économie
et ont la capacité de corrompre en raison des masses d’argent
qu’ils ont en mains ».
Frédéric Ploquin explique avec précision la façon dont ces bandes
occupent des territoires dans lesquels l’État est peu représenté
sauf par des brigades anti-criminalités, et comment les familles
alimentent le narcotrafic. Seules témoins du petit commerce de
détail en apparence, les brigades lancent des opérations coups
de poing avec saisie d’armes de tous calibres, de cannabis, etc.,
mais la lutte pour éradiquer les « poches » criminogènes (sic) est
sans fin car ces bandes sont transversales et brassent énormément
d’argent.
Quelle est la valeur ajoutée de l’intégration de la
criminalité mondiale ? Mais aussi dans la lutte contre
cette intégration ?
Dans un rapport de cette année, Europol,
l’office européen de police, a recensé 3
600 groupes criminels actifs dans l’Union
européenne et que plus de la moitié
sont versés dans le trafic de drogue et la
fraude. « Les BRIC nous apportent les
plus anciennes organisations criminelles
et incestueuses comme au Japon, note
Alain Bauer. La Turquie a une mafia
qui rend service à toutes les autres
organisations et cela, avec une grande
efficacité. Les Italiens ont cinq mafias
très implantées en Allemagne dans le
système économique. Et puis, il existe des pseudos mafias comme
les Ukrainiens, qui ne sont pas liés à un clan en particulier. Ce
sont des mercenaires. Au Canada, qui a perdu ses trois frontières,
sévissent les triades, et au Mexique une partie du pays n’est plus
sous contrôle de l’État ».
Quant à l’Europe, elle est un terrain de toutes les organisations
criminelles du monde car les parrains considèrent qu’elle est moins
minée que partout ailleurs. « La porosité généralisée du système
fait que nous avons des pays européens où la mafia s’est implantée.
Aujourd’hui, comme hier, il manque une police européenne et un
parquet européen dotés de compétences propres. Le problème en
Europe réside dans l’harmonisation du système pénal des pays
membres ».
La réponse judiciaire est-elle adaptée à la situation ?
L’administration française a-t-elle réellement pris conscience de
cet aspect économique du crime ? Quelles mesures devraient être
décidées et mises en place au niveau fiscal ? « Les tentatives de
notre administration se heurtent aux lourdeurs et l’archaïsme des
différents acteurs et services concernés. Chacun se préoccupe de
son pré-carré, regrette Alain Bauer. La difficulté à laquelle nous
sommes confrontés est le manque d’anticipation. La lourdeur du
dispositif structurel, la force de l’inertie de l’administration, et sa
corruption, empêchent d’aller de l’avant. C’est un problème majeur,
tout notre système renforce et développe les archaïsmes et font
les beaux jours des organisations criminelles ».
François d’Aubert, président du comité d’évaluation du Forum
fiscal et co-auteur d’un célèbre rapport d’enquête parlementaire
sur la Mafia en France, abonde dans le sens d’Alain Bauer. Pour
lui, le fractionnement administratif, le fait que nous marchons en
silo, nuit gravement à la lutte contre les criminels en col blanc,
les narcotrafiquants, les cyberterroristes, et aussi les particuliers
fortunés qui détiennent des actifs non déclarés. Car tout s’imbrique :
« On estime entre 21 000 et 30 000 milliards d’argent non dé-
claré, d’origine très diverse, dans les paradis fiscaux offshore pour
beaucoup, qui n’est pas traité pour savoir ce qui vient de la fraude
fiscale, de la criminalité et de le l’argent propre ».
Nos institutions financières et bancaires ont été offshores et s’il
est possible de régler la question, encore faut-il le vouloir, rebondit
Alain Bauer. « Les États sont en mesure de résoudre mais ils ont
un problème avec la question de l’offshore. Pourtant, une solution
existe, l’amnistie déclarative. On ferait le tri entre l’argent gris,
l’argent légèrement sale et l’argent noir. Mais notre hypocrisie
entraîne l’absence de résolution ». Et de conclure : « ne nous
voilons pas la face et convenons de la réalité des choses même si
elle n’est pas réjouissante : en 2013, il y a des États qui ne sont
pas des États, qui ne sont que des frontières. »
Propos recueillis par Philippe Brousse
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