Les nouvelles frontières en management et gestion des projets 27

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1er Congrès International en Management et Gestion des projets, Gatineau, (Québec), Canada, 2011 Les nouvelles frontières en management et gestion des projets
27 au 29 mai 2011 à l’Université du Québec en Outaouais (UQO)
Une approche intrapreneuriale
pour une auto-organisation « cadrée »
des projets complexes
Geneviève Poulingue
François Jolivet
Membre du Club de Montréal
EM Normandie
Membre du Club de Montréal
Conseil en Management
Résumé
Depuis 1990, une petite communauté de directeurs de grands projets et de chercheurs en
gestion organise une capitalisation d’expériences de conduite de grands projets complexes.
Elle favorise ainsi l’apprentissage du management de la complexité. En souvenir de ses
conditions d’émergence, elle s’est auto-baptisée, Club de Montréal. Sans chercher à construire
un modèle de pensée unique, les membres du Club de Montréal convergent vers des principes
d’auto-organisation « cadrée » pour lesquels le protocole d’action conduit aux métarègles.
Nous en étudions la portée dans des expériences managériales et leurs limites.
Mots clés : complexité, auto-organisation, projet, métarègles.
Abstract
Since 1990, a small community of directors of major projects and researchers in management
organizes a capitalization of experiences managing large complex projects. It promotes the
learning of management complexity. In memory of his conditions of emergence, it was selfbaptized Club de Montréal. Without trying to build a single model of thinking, members of
the Club de Montréal converge on the principles of self-organization “framed” for which the
memorandum of action leads to metarules. We are looking into the scope managerial
experiences and their limitations.
Key words: complexity, self-organization, project, Meta rules.
[Tapez un texte] Introduction : Capitalisation d’expériences sur des projets complexes dans
un club d’intrapreneurs
Le Club de Montréal, communauté de pratique franco-canadienne composée de 24 membres
réunissant des directeurs de grands projets et des chercheurs en gestion, partage depuis plus
de 20 ans des expériences managériales de pilotage de grands projets. Le résultat de cette
capitalisation d’expériences n’a pas abouti à un collectif exprimant une réflexion réifiée une
fois pour toute. Il met en avant une capacité à questionner le terrain professionnel et à dégager
des réflexions s’éloignant de l’alignement consensuel. Il n’en demeure pas moins qu’un
ensemble d’analyses sur les retours d’expériences des praticiens du Club convergent vers des
principes d’auto-organisation « cadrée ». Ce Club qui a été qualifié de communauté de
pratique lors d’une recherche doctorale a donc permis un apprentissage social entre directeurs
de projets devant gérer dans la plupart des cas des projets innovants et complexes. Il ressort
de ces expériences conceptualisées dans cet exercice de partage d’expériences que, de façon
contre-intuitive, le management de projet complexe conduit à l’adoption d’un management
déléguant davantage de responsabilités aux acteurs du terrain plutôt qu’à la centralisation de
la prise de décision et de l’organisation même du projet. Le « cadrage » organisationnel ne se
fait pas de façon anarchique mais bien en mettant en place un système imposant aux acteurs
du projet de construire leurs propres règles. Une marge de manœuvre est accordée aux acteurs
afin de les responsabiliser et de les rendre conscients des enjeux. La déclaration peut satisfaire
tout le monde mais il reste à fixer le mode opératoire. La démarche est de préparer à
l’autonomie et à une prise de conscience de la complexité. Il en résulte que le précepte de
« métarègle » a été adopté par les membres de la communauté, voire approprié de façon
singulière par chacun. Leur importation vient des pratiques pionnières de François Jolivet,
ancien directeur de projets dans le BTP et plus précisément directeur du projet de construction
2 [Tapez un texte] du tunnel sous la Manche. Le précepte fut baptisé « métarègle » par Christian Navarre†, ami
proche de François Jolivet, tous deux membres de la communauté à sa création en 1990. Ce
précepte apparaît adapté au système managérial préconisant l’auto-organisation tel que le
décrit François Jolivet comme suit en le structurant en 5 thèmes :
METAREGLES (Organisation)
1) Un projet = un chef de projet désigné par la direction générale, doté de pouvoirs explicités
2)
Une équipe multifonctionnelle choisie en accord avec le chef de projet
3)
Des partenaires dès la conception : clients, réalisateurs, fournisseurs, exploitants
4)
Une articulation métiers/projet ad’hoc : personnel détaché ou dédié, carrières,
développement des compétences
5)
Une tutelle et des revues de projet : soutien et dialogue plutôt que contrôle
METAREGLES (processus de développement du projet)
Un objectif ambitieux adapté au marché validé dans la phase amont, accepté par le chef de
projet, approuvé par la direction générale
6)
Un plan d’action établi par le chef de projet : procédé, ressources, programme
7)
Une validation amont des points critiques : gestion dynamique des risques, expertise
8)
Un nombre limité d’étapes clés définies avec DG et Directions métiers
9)
Des prévisions à fin de projet et à intervalles réguliers : re-prévision technique, coûts,
délais.
METAREGLES (processus de gestion)
10) Un système de gestion des coûts/ affectation comptable des dépenses
11) Une structuration de l’ingénierie/ étapes, documents, diffusion, archivage
3 [Tapez un texte] 12) Un système de maîtrise de la qualité spécifique au projet, modulable
13) Un découpage physique des responsabilités par sous-projet (grands projets)
14) Application aux fournisseurs critiques avec les degrés de liberté nécessaires
METAREGLES (comportements)
15) Un état d’esprit constructif des professionnels au service du projet, une forte rigueur
personnelle
16) Un espace de communication : maquettes, visuels, information, fêtes
17) Une communication forte en temps réel, basée sur la transparence, un réseau de
messagerie
18) Un comportement exemplaire des leaders : je fais confiance, je reconnais mes erreurs
19) Et beaucoup d’humilité devant la réalité du projet !!
Source : courrier de François Jolivet aux ex-Présidents (titres donnés aux membres de la
communauté en fidélité au mouvement DADA), 1997
20ème métarègle : « Vie des métarègles = Les métarègles ci-dessus sont explicitées dans un
référentiel adapté à l’activité de l’entreprise. L’application des métarègles est auditée. La
tutelle et le chef de projet décident des actions correctives qu’ils estiment nécessaires. La
direction de l’entreprise fait évoluer les métarègles autant que de besoin » (Jolivet, 2003). Les
métarègles conduisent également à des boucles de régulation autonomes.
La discussion engagée dans cet article propose d’examiner les conditions de mise en œuvre et
les limites des métarègles dans le développement de projets complexes. Après avoir évoqué
l’approche méthodologique, une première partie définira le management de la complexité et
l’auto-organisation afin de cerner l’intérêt du management de projet dans ce contexte, abordé
dans une deuxième partie. Trois cas viennent ensuite illustrer la discussion engagée avec
4 [Tapez un texte] l’adoption des métarègles pour les deux premiers et une projection de transposition pour le
troisième. Ces expériences permettent de dégager des pistes de réflexion dans un dernier
paragraphe.
Méthodologie
Notre méthodologie de recherche s’appuie sur celle mobilisée lors de la recherche doctorale
évoquée qui consiste en une importation de la méthode historique aux sciences de gestion. A
partir d’archives et d’entretiens recueillis pour la rédaction de la thèse « Historiographie d’une
communauté d’experts en management de projet : le Club de Montréal », la méthodologie a
permis une étude du processus de construction de la communauté tout en abordant une étude
du « contenu » de la communauté. Le cadre conceptuel de ces travaux s’appuie sur les
systèmes complexes, les métathéories de l’auto-organisation et le management de projet. Elle
est également complétée par l’approfondissement de trois cas issus de la littérature et dont un,
celui du projet de la construction du tunnel sous la Manche en 1989, est exposé directement
par son directeur de projet (membre du Club de Montréal et co-auteur de la communication).
Celui de la Twingo prend ses références dans des interviews avec son directeur de projet,
Yves Dubreil (membre du Club de Montréal), et l’auteur, Christophe Midler (membre du
Club de Montréal), qui a conceptualisé la conduite de ce projet dans un ouvrage « l’Auto qui
n’existait pas – Management des projets et transformation de l’entreprise » (1993). Le cas
Linux est emprunté à la littérature par les contributions de Michel Ferrary et Pascal Vidal
(2004). L’analyse des cas s’opèrent au travers d’une typologie des tentatives des métathéories
de l’auto-organisation proposée par Bouchard (2002).
5 [Tapez un texte] II. Du management de projet à l’auto-organisation : apprendre la
conscience de la complexité
La tectonique des paradigmes confronte celui du monde classique portant la forte croyance de
plus de trois siècles d’un monde rationnel avec celui de cette remise en cause apporté déjà dès
le XXe siècle par les philosophes et scientifiques (Popper, Einstein, Khun, Morin, Prigogine,
etc.) de l’acception de la complexité. La science est en avance sur les représentations
humaines même si les pratiques sociales doivent se calquer sur un monde en mouvement. Il y
a place à faire évoluer la compréhension des représentations du monde. La complexité qui
renvoie à l’instabilité des systèmes et à l’incapacité de les maîtriser questionne l’intention de
l’observateur qui pose son regard sur le monde. Le résultat est que la science admet la
complexité du réel (Morin, 1990), et cela en avance des pratiques sociales. L’adoption de
nouveaux concepts demandent une révolution mentale qui s’est engagée dans les dernières
décennies du XXe siècle. Cependant quelques expériences pionnières dont celles que nous
allons vous exposer doivent améliorer la compréhension de cette évolution.
La complexité apparaît très liée aux mouvements provoquant désordre et incertitude. C’est le
propre des systèmes complexes. Notre rationalité limitée (Simon, 1991) doit évoluer pour être
plus appropriée à la lecture de cet environnement en mouvement. Des thèses constructivistes
dont celle produite par l’école de Palo Alto (Bateson, 1977, 1981) partant du postulat que
l’homme est doté d’une rationalité limitée, accordent
néanmoins le pouvoir au sujet
observateur de s’adapter à la réalité qu’il perçoit et de la modifier. Se pose très vite la
question de l’intention. L’homme construit ses représentations autour d’une finalité. Il en va
de même dans le monde des sciences (Morin, 1977 ; Serres, 1991). Cela renvoie à la
responsabilité que l’homme a dans la construction de la réalité et à sa capacité à prendre
6 [Tapez un texte] conscience de ce rôle. Cette avancée ne peut se faire que si les représentations intègrent
l’instabilité, l’incertitude, le hasard et le paradoxe (Genelot, 1992, p. 64). Mais alors comment
appréhender la complexité ? On peut la qualifier mais la comprendre paraît impossible
puisque le propre d’un système complexe est de ne pouvoir être maîtrisé à la différence d’un
système compliqué dont on peut venir à bout en l’analysant avec du temps et de la méthode.
Une réalité peut donc être complexe en soi, être perçue complexe par ailleurs et enfin produire
des comportements en réponse à cette perception de la complexité. Donc appréhender la
complexité c’est déjà l’admettre ! C’est accepter que des éléments ne peuvent être définis
dans leur totalité. Cette posture est source d’ouverture d’esprit et de créativité car elle pousse
à imaginer des possibles. Une entreprise peut être considérée comme un système complexe
poursuivant des finalités différentes selon les acteurs qui l’animent. Elle a cependant besoin
d’individus capables de développer une intelligibilité toujours plus grande pour son pilotage.
Les intentions individuelles confrontées à l’objectif global de l’entreprise amènent à
considérer le tout (l’entreprise) et ses parties (ses composantes). L’un n’excluant pas l’autre et
repousse ainsi les démarches exclusivement globales ou exclusivement individuelles. (Morin,
1977 ; Le Moigne, 1990). Les interactions dans l’entreprise vont générer les mouvements qui
peuvent être liés par un système causal linéaire, par rétroaction en fonction d‘une finalité ou
par récursivité en s’autoproduisant. C’est ce phénomène de récursivité qui est la base de la
production du système complexe comme l’est l’individu formé à l’école qui va lui-même
façonner la société qui éventuellement réformera l’école, etc. La spirale est ainsi créée et
ouvre les portes de l’auto-organisation de façon endogène et indépendante même si affectée
par des éléments venant de l’extérieur dans des systèmes ouverts. Ce processus est typique de
l’entreprise. L’individu qui travaille dans une entreprise évolue et s’autoproduit. Cette auto
production peut s’opérer dans des systèmes ouverts ou fermés. Elle reste toujours
7 [Tapez un texte] imprévisible. La complexité est donc chargée d’incertitude, source de risques mais aussi
d’opportunités à saisir. L’accepter permet une prise de conscience de la difficulté à
appréhender l’environnement et celle à prendre les « meilleurs » décisions. A ce stade,
l’ignorance est de ne pas savoir que l’on ne sait pas. Edgar Morin vient enrichir la
compréhension de la complexité avec le principe dialogique propre au système complexe qui
admet la coexistence de logiques très différentes. Là encore, par exemple réunir l’écologie et
l’économique n’est pas toujours apparu évident. L’entreprise est animée de logiques liées à
des activités apparemment opposées qui ont à se réconcilier : comptables, commerciales, de
sécurité, de management des hommes etc. Cela a toujours existé mais l’ordre qui est établi
avec la spécialisation des tâches et le degré le plus poussé du management scientifique du
travail a créé un sentiment de stabilité qui pouvait faire oublier la diversité des logiques et des
représentations. Dans ce schéma, le système de représentation du dirigeant est d’ailleurs
déterminant pour les orientations de développement de l’entreprise. Il influencera le futur bien
davantage que les outils rationalisant la prise de décision. Le système de représentation
singulier de chaque personne va donc calibrer la réalité et pouvoir la transformer (Le Moigne,
1984).
Néanmoins, chaque époque produit de grands courants de pensée dominants qui influence
largement la société (Kuhn, 1962). Le système de représentation des individus est également
conditionné par un contexte (souvent social, organisationnel, cognitif et psychologique). Il est
également modelé par les intentions propres des individus qui filtrent ainsi la réalité à travers
leurs prismes d’intérêts. C’est une démarche réflexive qui tentera d’identifier ces trois
composantes filtrant son système de représentation, certes toujours partielle, d’un système
complexe. Projeter cette démarche dans la vie de l’entreprise ne doit pas amener à l’incapacité
de ses acteurs à prendre des décisions mais bien au contraire dans certains cas à savoir
8 [Tapez un texte] simplifier sans s’amputer des éléments indissociables ou encore dans d’autres cas à
complexifier afin d’intégrer des aspects peu visibles. La démarche apporte prise de conscience
et lucidité des limites des actions sans conduire à l’immobilisme. Il s’agit là de la mise en
œuvre d’une pensée systémique qui s’applique à plusieurs niveaux et conduit à l’autoorganisation en cherchant à établir des équilibres temporaires. Les systèmes complexes
(Mélèse, 1972) définissent différents paliers d’apprentissage de l’auto organisation :
autonomie opératoire, autonomie de processus, autonomie organisationnelle, autonomie
téléonomique.
L’auto-organisation est un phénomène d’abord étudié dans les sciences du vivant démontrant
que certains systèmes ont la capacité d’évoluer vers des systèmes encore plus complexes sans
aucune programmation ou intervention extérieure (Prigogine et Stengers, 1979 ; Kauffman,
1995). Sans rentrer dans le détail de ces approches théoriques, il est intéressant de comprendre
que plus ces systèmes vont s’éloigner d’un état d’équilibre, plus ils peuvent évoluer vers un
grand nombre d’états cela en raison d’un enchevêtrement de boucles de rétroaction positives
et négatives. Une métaphore couramment utilisée est celle du battement d’ailes de papillon
qui modifie à des milliers de kilomètres des éléments (Bouchard, 2002, p.166). Ces boucles
de rétroaction sont à l’origine de l’apparition d’un phénomène d’auto-organisation et
traduisent l’interconnexion des composants d’un système. Plusieurs approches s’intéressent
aux processus autorégulateurs. La transposition de ces processus aux systèmes humains
conduit donc rapidement aux auteurs qui traitent de la complexité des systèmes d’activités
humaines. La complexité apporte avec elle des occasions de progrès sources de conséquences
multiples et non maîtrisées. Ces évolutions demandent des capacités réflexives des hommes
vers un savoir penser complexe ! Le monde n’apparaît plus binaire entre ordre et désordre. Il
est en mutation et cela de façon non contrôlée (Genelot, 1992, p. 23).
9 L’entreprise est
[Tapez un texte] complètement enchâssée dans cet environnement complexe tant au niveau technique,
qu’économique ou social. Il lui faut s’adapter en permanence et survivre dans des paysages
changeants. Le management de projet représente un mode organisationnel adapté à ces
contraintes. Il permet concrètement des passations de pouvoirs, de responsabilités et de
contrôle de la direction de l’entreprise au profit souvent d’un collectif plus opérationnel
soumis à une évaluation directe de sa contribution et de sa performance. La visibilité des
actions à engager est sensée s’améliorer avec la connaissance des problématiques du terrain
sous réserve d’avoir été informé ou d’avoir participé à la définition de la finalité du système.
Il est important de comprendre que nos actes dépendent directement de nos représentations.
Se recentrer sur ses intentions et les enjeux du système restent incontournables. C’est ainsi
que nous construisons la réalité et que nous orientons notre futur. « Le système est organisé
parce qu’il est organisant » (Genelot, 1992). Avec les processus auto-correcteurs, le système
doit bénéficier de marges d’autonomie afin d’assurer de nouveaux fonctionnements assurant
sa raison d’être. Aidé d’une représentation systémique qui a cerné intentions personnelles et
finalités globales, l’acteur peut poser ses actes pour construire une réalité souhaitée. L’enjeu
global et sa déclinaison à des niveaux inférieurs doit fédérer les projets individuels en les
transformant en projet collectif. L’entreprise vit cet enjeu en permanence en devant résoudre
des problèmes sans cesse renouvelés. La régulation de l’entreprise dotée de son projet ne peut
plus se réaliser de façon mécanique. Elle doit permettre des interactions adaptées entre ses
acteurs et envers les acteurs des autres communautés. La régulation du système ne peut plus
se faire de façon centralisée et programmée de façon définitive mais au contraire grâce à des
synergies des composantes. Celles-ci gardent leurs dynamiques propres. « L’organisation doit
adopter une méta-vision qui lui permette de comprendre et d’articuler toutes les logiques en
présence, et ceci dans trois champs principaux :
10 [Tapez un texte] -
Celui des personnes, pour faire fonctionner ensemble la diversité des logiques
individuelles et la logique générale de l’entreprise,
-
Celui des différentes logiques opérationnelles (technique, sociale, commerciale,
financière, etc.) qu’il faut arbitrer et mettre en cohérence,
-
Celui des niveaux de préoccupation : l’opératoire, le prévisionnel, le stratégique, le
prospectif, pour les hiérarchiser et les mettre en interaction » (Genelot, 1992).
La hiérarchie des fonctions est donc requise pour coordonner les actions dans l’entreprise. En
revanche elle n’impose pas la hiérarchie des hommes. Le niveau hiérarchique d’une fonction
est établi selon sa capacité à comprendre en amont une variété d’évènements. La
responsabilité hiérarchique (plus que l’autorité) correspond à la capacité de contrôler ces
variétés. Ce sont là des marges d’autonomie à l’origine des conditions de l’auto-organisation.
Cette autonomie globale donne la possibilité de transformer les incertitudes en opportunités.
Le désordre peut être vécu comme une occasion d’innovation. Les acteurs agissant dotés
d’une autonomie représentent les régulateurs des désordres à traverser. Il s’agit là d’un
système qui facilite la prise de conscience des acteurs sur leurs intentions et leur capacité
d’interprétation en favorisant les apprentissages. L’organisation par projet ouvre la voie à une
mise en œuvre de telles démarches (Navarre et Jolivet, 1993) en créant des plateformes de
confrontation des représentations des acteurs projet, en décloisonnant les services et les
activités, en accordant de l’autonomie à l’équipe projet qui poursuit une finalité partagée. Le
degré d’autonomie et en conséquence la capacité à s’auto-organiser apparaissent centraux.
Nous vous proposons d’explorer un mode organisationnel qui peut s’adapter aux systèmes
complexes et ainsi approfondir la conceptualisation du management de projet.
11 [Tapez un texte] Le management par projet
Le management par projet se présente comme une réponse à la complexité par sa dimension
temporaire et par sa capacité à fédérer autour d’une finalité. L’équipe projet connaît souvent
des évolutions en fonction de la vie du projet avec une configuration variable en termes de
taille et de compétences réunies. La constitution du groupe se forme à partir d’une diversité
métiers. Les hiérarchies de fonction demeurent mais la hiérarchie d’autorité ne se retrouve pas
de la même façon dans une organisation transversale. Enfin dans la plupart des cas, le
management par projet confère une marge de manœuvre importante à l’équipe projet qui peut
ainsi éviter des situations de blocage ou mieux saisir des opportunités. Cette espace
d’interactions va se développer en s’auto-organisant sous la responsabilité d’un directeur de
projet expérimenté.
Management de projet intrapreneurial
Métarègle Le directeur de projet agit comme un entrepreneur. +
Degré d’incertitude
et ambiguïté (projet complexe)
Management de projet
Le directeur de projet gagne de l’autonomie. Gestion de projet, outils de planification
Le directeur de projet est un gestionnaire. Autonomie des acteurs projet (chef de projet expérimenté) + Les apports sur la conceptualisation du management de projet (Declerck et al., 1980)
distinguent les opérations répétitives des projets pilotant des commandes uniques et
manageant l’inconnu. Le projet se définit comme une organisation temporaire coordonnant
des activités et des ressources poursuivant une réalisation finale. Le projet est par essence une
organisation unique pour une commande singulière. 12 [Tapez un texte] Le management de projet ne bénéficie pas toujours d’une reconnaissance en tant que champ
académique à part entière (Royer, 2005). Garel (2003) en dresse son histoire comme d’abord
une pratique et seulement ensuite une avancée vers une conceptualisation. Des revues de
littérature permettent également d’identifier les grandes avancées des travaux de
conceptualisation sur les projets (Söderlund, 2004). Parallèlement, le champ de la pratique
professionnelle l’a largement adopté comme outil de gestion mais aussi comme type
organisationnel. Il y a là deux réalités bien distinctes de pratiques professionnelles. La
première revêt un aspect technique, la deuxième répond à un modèle de coordination et de
management.
Le projet n’appartient pas qu’aux sciences de gestion. Il a acquis une place omniprésente dans
la société civile et professionnelle. Des disciplines comme l’anthropologie (Boutinet, 1993)
ou la sociologie ont étudié le concept en élargissant la compréhension du phénomène
(Courpasson, 2000). Par ailleurs, l’approche sociologique du management de projet dénonce
également les conceptions idéales et « sublimantes » telles que décrites par le management de
projet mécaniste et intrapreneurial. Courpasson (2000) souligne la première fonction du projet
qui est politique : assurer le contrôle des individus par les pairs et par eux-mêmes en tant
qu’acteur impliqué dans l’avenir de l’organisation. Le projet est dans cette analyse un levier
de l’organisation bureaucratique.
Le projet a d’abord gagné une reconnaissance empirique. Bien avant qu’il ne soit défini
comme modèle de gestion, le projet était pratiqué, selon des principes d’essais-erreurs,
corrigés au fur et à mesure des réalisations. La deuxième partie du XXe siècle verra se
propager un mode d’organisation qui permet la réalisation, au mieux et au plus vite, d’une
conception unique. Même si à partir des années 1930, grâce aux commandes publiques, la
13 [Tapez un texte] gestion de projet se rationalise, par obligation des décisions à prendre en amont, ce n’est qu’à
partir des années 1950 que la gestion de projet, en raison de projets d’ingénierie, s’approprie
des outils de gestion et des pratiques, montrés comme instruments de la gestion de « projet »
basé sur la planification et l’ordonnancement.
A partir de la fin des années 1960, des associations professionnelles vont s’organiser et
diffuser leurs bonnes pratiques comme le PMI, le Project Management Institute aux EtatsUnis. Les différences sectorielles sont considérées alors comme moins importantes que
l’activité fédératrice de la gestion de projets. De cette activité est issue une nouvelle catégorie
d’acteurs économiques très distincts des autres : les acteurs projet. La dominante technicienne
demeure aujourd’hui et de nombreux outils et méthodes sont proposés en modèle de gestion :
WBS (Work Breakdown Structure ou décomposition du projet en lots dans un organigramme
technique), méthode de planification (PERT, Program Evaluation Review Technic ou
méthode des coûts…).
Sur le plan conceptuel, c’est d’abord Toffler (1971) qui annonce les changements
organisationnels avec l’apparition de ce qu’il appelle l’adhocratie comme « monde inconnu,
sans forme fixe, d’organisations mouvantes ». Mintzberg (1983) reprend le concept et propose
au-delà de sa structure matricielle qui s’appuie sur une double hiérarchie de l’équipe projet
(métier et projet), une structure adhocratique où le mode de coordination dominant est
l’ajustement mutuel propre à l’auto-organisation.
La jeune histoire de la recherche en management de projet a provoqué une évolution de la
terminologie utilisée dans le champ étudié : partant de la gestion de projet (courant
mécaniste), en passant par le management de (des, par) projet (courant entrepreneurial et
14 [Tapez un texte] intrapreneurial). Enfin, comme le propose l’école gestionnaire scandinave aujourd’hui, une
recherche sur l’écologie des projets dépasserait la dimension managériale du projet qui
demeure une organisation temporaire en introduisant la complexité des interactions humaines
dans leurs environnements comme éléments déterminants.
S’inscrivant dans cette évolution, un bouquet de directeurs de grands projets et protagonistes
du courant intrapreneurial a commencé à se réunir depuis 1990. Ils se sont baptisés Club de
Montréal, communauté de pratique telle définie par Wenger (1998), doté d’une histoire
commune et partageant un projet d’apprentissage. L’apprentissage social occupe une place
centrale aussi bien au niveau de la communauté qu’au travers des expériences projet. La
notion de l’auto-organisation apparaît très vite dans les réflexions développées au sein de la
communauté. Les membres de la communauté ont bénéficié des conceptualisations des
chercheurs de la communauté : Navarre (1993) et Midler (1993) tous deux membres de la
communauté, importent une réflexion très intrapreneuriale du management de projet conférant
une grande autonomie au directeur de grands projets et à son équipe multi métiers. Navarre a
participé au développement d’un paradigme alternatif au paradigme mécaniste de la gestion
de projet (Navarre, Ecosip, 1993, pp. X-X) ainsi présentée :
Systèmes
Paradigme dominant
Tendances observées vers
des formes ultra
performantes de
management de projets
(école intrapreneuriale)
Définitions
Les tâches sont effectuées
une à la fois par les
personnes et les conflits de
programmation sont éliminés
par hiérarchisation des
activités et/ou définition des
Les tâches sont effectuées
par les personnes,
simultanément. Les conflits
sont traités en parallèle, par
négociation directe et gestion
dynamique des interfaces. Le
parallélisme organisationnel
15 [Tapez un texte] priorités.
Le parallélisme des activités
(standardisation,
synchronisation) est le
résultat de l’effort de
l’organisation, notamment de
l’ordonnancement. Les
interfaces sont statiques. La
culture est monochrone.
vient de ce que les individus
sont « parallèles à l’intérieur
d’eux ». La culture est
polychrone.
Règles de découpage du Découpage en tâches et
activités. La planification du
projet
découpage est pensée par
rapport à l’objet
(organigramme technique).
Découpage en « biens
livrables ». La planification
du découpage est pensée en
territoires et en sous-projets.
La Direction
Le Directeur de projet
coordonne, arbitre et
administre le projet. Chef de
projet « conception légère »
à pouvoirs limités.
Le Directeur de projet est un
entrepreneur et un pilote.
Chef de projet « conception
lourde » à pouvoirs étendus.
Base du management
La conduite d’ensemble du
projet est opérée à travers un
PERT. Conception par
étapes. (métaphore : la
mécanique bien huilée),
La conduite d’ensemble est
opérée à travers un système
de communication.
Conception par concourance.
(métaphore biologique).
(métaphore de la course de
relais).
(métaphore de l’équipe de
rugby)
Règles et procédures
détaillées. Définition
détaillée et exhaustive des
objectifs, des tâches et des
activités qui en découlent,
coordination par des plans,
des procédures, discipline
pour tous.
Directives globales détaillées
par vagues et niveaux,
métarègles, processus
invariants « instanciés »
souplement. Liberté,
création, énergie, défi,
résultat.
Base du fonctionnement
Vision
Gestion d’un projet.
Gestion de portefeuilles de
projets et de portefeuilles de
méthodes.
Les participants sont isolés
dans leur sphère et leur
Les participants disposent à
tout moment de l’intégralité
16 [Tapez un texte] spécialisation. Leur horizon
se limite à la suite d’activités
qui leur a été assignée. Ils
n’ont pas de vue d’ensemble
(modèle de communication
de l’émetteur –récepteur).
des informations (métaphore
de l’hologramme). Ils ont
une vision d’ensemble.
Définition exhaustive des
territoires et liberté pour tous
à l’intérieur, négociation
intelligente aux interfaces.
Style de planification
La planification en une seule
fois au début du projet (one
shot) est essentiellement
récurrente et déduite des
objectifs.
Planification par vagues
successives (horizontales
dans le temps et verticales à
l’intérieur de l’organisation)
de précision croissante.
Gestion des écarts
Les écarts par rapport aux
plans de référence (baseline)
sont imputés à des
déficiences reliées à la
mauvaise qualité de la
définition des objectifs, à une
mauvaise planification de
départ ou à l’incapacité de
contrôler l’ampleur. Les
comportements sont réactifs.
Le projet est réajusté en
permanence par l’aval dans
ses objectifs et dans son
ampleur. Ceci implique des
systèmes très sophistiqués de
«redesign» rapide pour
retarder le plus tard possible
le gel des plans. Les
comportements sont
proactifs.
Contrôle de la conduite du Contrôle par l’amont et par
rapport au plan de référence
projet
(baseline).
Pilotage par l’aval et par
rapport au « reste à faire ».
Les équipes
Equipes matricielles
temporaires ou permanentes
de spécialistes.
Equipes multidisciplinaires,
multifonctionnelles dédiées
et intégrées. Les équipes sont
en position de défi.
Statut de la vitesse
La durée de réalisation =
f(précision de la
planification, volume de
ressources, des objectifs).
Pour des volumes donnés de
ressources la durée est
incompressible. Par rapport
au plan de référence la
vitesse = f(de
l’accroissement des
ressources).
La durée = f(du
management, qualité des
ressources humaines, des
systèmes de
communication). La vitesse
est associée aux équipes
légères et à la réduction de
volumes de ressources.
17 Donc vitesse = économies,
productivité et baisse des
coûts de conception et de
[Tapez un texte] Donc vitesse = coût
additionnel. L’efficience est
plus importante que
l’efficacité.
développement. L’efficacité
est plus importante que
l’efficience.
Vers des formes ultra performantes de management de projets : comparaison et caractéristiques. (Adapté de C.
Navarre, 1992)
Le précepte de métarègle est un élément pivot (Navarre et Jolivet, 1993) et de façon contreintuitive prescrit un mode opératoire simplifié pour des projets complexes en s’appuyant sur
la capacité auto-organisatrice des équipes projet pour construire leurs propres règles de
fonctionnement. Midler appréhende les difficultés de pilotage des projets et les traduit entre
autres dans le schéma intitulé la dynamique des projets.
La dynamique du projet (Midler, 1993, p. 98)
Degrés de libertés Degrés de connaissances Temps Des contributions conceptuelles d’autres membres de la communauté sont venues enrichir les
réflexions (Badot et Hazebroucq, 1996 ; Garel, 2003 ; Jolivet, 2003) toujours confrontées aux
pratiques des professionnels du Club et intégrant le précepte de métarègle. Hazebroucq et
Badot développent l’effet surgénérateur grâce aux apprentissages successifs des acteurs projet
et à leur irradiation cognitive au sein d’une organisation. La gestion de portefeuille de projets
inter ou intra-entreprises va introduire un niveau de complexité supérieur au sein des
18 [Tapez un texte] organisations. Avec l’aide d’une équipe de recherche du CRG (centre de recherche de gestion
de l’Ecole Polytechnique) deux membres du Club ont étudié l’incertitude et la complexité des
développements cliniques dans l’industrie du médicament (Bonhomme et Midler, 1999). Il
s’agissait de travailler sur la gestion des portefeuilles de projet assisté d’un diagramme
représentant les projets selon des critères de coûts et de chiffres d’affaires potentiels. L’outil
introduit des biais d’interprétation par son système visuel mais reste source d’apprentissage en
tant que support de communication telle une plateforme d’un portefeuille de projets soumis à
des alliances possibles, des accélérations de développement ou encore à un arrêt. L’outil n’est
pas une aide à la prise de la bonne décision mais plutôt un dispositif à construire « une
compétence collective face à l’instruction de problèmes complexes » (Bonhomme et Midler,
1999). Yves Bonhomme, à cette époque, Directeur Général de Lipha (entreprise
pharmaceutique appartenant au groupe Merck) a créé une école interne de management de
projet où la pratique des métarègles faisait partie des enseignements fondamentaux. En amont,
la phase d’avant-projet joue un rôle déterminant et donne place à l’autonomie nécessaire pour
développer les projets. Elle correspond à ce temps où le degré de connaissances est faible et
où le degré de liberté est fort (Midler, 93, 95, 2003).
Les membres du Club de Montréal, ont contribué au développement des systèmes de
management de leurs entreprises, cela au moins passagèrement. Nous proposons de relire
deux expériences « projet » des praticiens du Club où une forte autonomie est accordée aux
équipes-projet. Dans un troisième cas nous tenterons de transposer le précepte de métarègle
aux organisations virtuelles comme Linux.
19 [Tapez un texte] II. Les métarègles à l’épreuve d’expériences managériales
Comment dix entreprises françaises et britanniques se sont organisées pour les études et
la construction du tunnel sous la Manche ? Selon François Jolivet, ancien directeur du
projet côté français :
« Construire le tunnel sous la Manche nécessitait de relever de nombreux défis :
-
rendre le projet crédible, tant aux yeux de l’opinion publique 1 , qu’à ceux des
gouvernements, techniciens et financiers,
-
créer une communauté d’action entre 2 gouvernements, 10 ministères, 10 grandes
entreprises, 220 banques, des milliers de petits actionnaires, sous le leadership du futur
exploitant - concessionnaire à créer (Eurotunnel),
-
opérer dans un environnement incertain (pas de cadre législatif ni de normes
européennes),
-
surmonter des obstacles techniques hors du commun (forer à des cadences jamais
atteintes dans un terrain fracturé, communiquant avec le fond de la mer),
-
concevoir et réaliser un système de transport unique au monde (faire passer dans un
même tunnel à la fois le trafic d’une autoroute via des navettes ferroviaires, celui de
trains à grande vitesse européens et de trains de marchandises),
1
Plus de 60 % des britanniques étaient opposés initialement au projet
20 [Tapez un texte] -
réaliser le projet en mode accéléré (fast track), compte tenu du financement privé (8
ans au lieu de 14 ans, pour les projets publics qui ne supportent pas de charges
d’intérêt),
-
définir des règles de sécurité, sans pour cela, avoir l’expérience d’ouvrages similaires
(plus de 15 000 personnes peuvent voyager simultanément dans un tunnel long de 50
km),
-
assembler les compétences de 10 entreprises de construction (5 françaises, 5
britanniques), habituellement concurrentes,
-
intégrer les compétences techniques (forage, aérodynamique, électricité, ventilation,
désenfumage, refroidissement, télécommunication, signalisation numérique, traction
ferroviaire, échange rail- route, etc.) dans un espace confiné, sans les points de repère
d’un ouvrage similaire,
-
intégrer les compétences humaines françaises et britanniques des entreprises, sans
leadership national.
Pour les 10 entreprises françaises et britanniques chargées des études, de la construction et de
l’équipement du tunnel, les choix organisationnels et de processus, les choix méthodologiques
et humains ont été faits à partir de leurs expériences de conduite de grands projets clés en
mains.
21 [Tapez un texte] Il fallut créer une société d’études et de construction commune, permettant de rassembler plus
de 12 000 personnes 2 centrées sur un objectif commun. Cette société s’auto organisa, à partir
de métarègles en fonction du contexte et des défis à relever. Grâce à cette auto organisation, la
nouvelle entreprise pût passer d’un effectif initial de 30 personnes, à 1000 personnes la
première année, puis 2 000, 4000, 8 000 et enfin 12 000 personnes la 5ème année, avec ensuite
une décroissance encore plus rapide. L’organisation se développa par croissance biologique
(subdivision cellulaire + auto organisation, la génétique étant constituée par la force
d’attraction du projet commun et la cohérence des objectifs).
De même, le processus de développement du projet fut spécifique. Il fallut intégrer au plus tôt
les compétences des métiers et fournisseurs aval (électromécanique, ferroviaire, exploitation,
maintenance) et lever le plus rapidement possible les risques majeurs.
Les méthodologies et procédures concernant la construction, furent différenciées entre
britanniques et français, la cohérence étant recherchée par les objectifs intermédiaires et les
interfaces. La conception du système de transport et les choix des équipements furent par
contre intégrés.
En résumé, pour ce type de projet complexe et comportant une forte part d’inconnu et de
risque, il est plus efficace de s’auto organiser autour du projet et d’intégrer les compétences
que de répartir le travail dans des structures permanentes. Faut-il avoir pour cela, des repères
d’auto organisation, issus de l’expérience ? Les métarègles remplirent ce rôle.
L’efficacité de l’auto organisation, tient à sa capacité à intégrer :
2
dont 2 000 provenant des entreprises mères
22 [Tapez un texte] -
les compétences
-
les décisions
-
les comportements
-
les egos des managers
Cela permet d’aborder l’inconnu, avec une approche systémique (boucles de régulation, effet
multiplicateur des performances individuelles).
La cohésion au sommet du projet entre gouvernements, banques, commissions de sécurité,
exploitant – concessionnaire et concepteur – constructeur fût par contre plus difficile à gérer
du fait du fractionnement des responsabilités. Ce projet était trop gigantesque et trop singulier
pour pouvoir être porté par un acteur unique ».
Projet Twingo : l’auto qui n’existait pas ?
A l’automne 1988, l’histoire des projets chez Renault va connaître une accélération sous
l’impulsion de Raymond Lévy qui crée des directions projet. Il veut décloisonner,
responsabiliser et amener les divisions fonctionnelles à travailler ensemble avec davantage de
transparence. Parallèlement, l’entreprise finit de gérer de lourds problèmes sociaux. Elle
entame également de façon toute prioritaire une démarche qualité dans les lignes de
production (Raymond Lévy, interview 2008). Les changements devaient contribuer à modifier
les pratiques de l’ingénierie qui permettraient à Renault de renégocier son image auprès de la
clientèle.
23 [Tapez un texte] L’expérience de Raymond Lévy acquise dans l’industrie pétrolière fut déterminante pour ses
choix chez Renault. Les grosses affaires dans son précédent domaine d’activités
professionnelles étaient toujours dotées d’un patron responsable des résultats économiques et
financiers. Alors, c’est avec étonnement qu’il découvrit que cela n’était pas le cas chez
Renault. La construction d’une voiture qui représentait un budget important n’avait pas de
patron ! La responsabilité était diluée et ne permettait pas d’optimiser les résultats. Raymond
Savoye et Yves Dubreil furent les premiers directeurs de projet nommé par Raymond Lévy. Il
confia à Yves Dubreil le projet de développement de la Twingo et à Raymond Savoye celui
de la Laguna.
Des objections vinrent des services fonctionnels qui s’opposaient à l’organisation projet en
matriciel : « comment un individu peut-il obéir à deux patrons à la fois ? » (Raymond Lévy,
interview 2008). Raymond Lévy convaincu que non seulement c’était possible mais surtout
qu’il ne voyait pas d’autres solutions, ne céda pas et fit écrire à Aimé Jardon, son directeur
général adjoint la note décrétant la nouvelle organisation. Selon Raymond Lévy, la mauvaise
communication semblait trop préoccupante entre les services de la conception, des études et
de la fabrication. De cet engagement du Directeur Général restera en cas de conflit un
arbitrage favorable comme le dit Raymond Lévy pour les directeurs de projet et les acteurs
qualité : deux leviers essentiels à cette époque pour la survie de Renault. Le Technopôle de
Guyancourt dont Raymond Lévy ne sera pas celui qui assurera la réception du bâtiment devait
traduire ce décloisonnement souhaité, générateur d’échanges et d’innovations. Sa conviction
était aussi que la voie hiérarchique était destructrice d’efficacité. Bien sûr, cela n’excluait pas
les réunions d’entreprise où le maître d’œuvre rend compte au maître d’ouvrage. Le projet
allait selon lui apporter la confrontation nécessaire pour générer une meilleure coordination et
stopper les fausses projections réalisées en fonction des anticipations sur les autres services
24 [Tapez un texte] cultivant le secret ou parfois le mensonge ou encore repousser un consensus mou. Le
directeur de l’organisation Renault de l’époque, Antoine de Vaugelas, témoigne de sa
participation à la mise en place des grands principes pour la conduite des programmes dans le
début des années 1990 chez Renault : « J’ai joué un rôle particulire en tant que directeur de
l’organisation. On m’a demandé indirectement de faire les tables de la loi. Parce qu’entre les
idées qu’avaient les directeurs de projet et les idées qu’avaient les directeurs des fonctions à
l’intérieur de Renault qui était organisé par grands silos, vous imaginez ce qui pouvait se
passer ! Tout le monde était très à l’aise parce qu’il y avait aucune règle écrite. Donc moi
j’ai été le rédacteur, le négociateur avec chacune des fonctions : les achats, l’ingénierie, la
fabrication. Il fallait faire le tour de piste. Donc à partir d’un premier texte qu’on a sorti à
Montréal : c’était 5 règles qui tenaient en 1 page. Nous devions arriver à un texte qui tenait
en une quinzaine de pages définissant les règles de conduite de projet chez Renault. Pour
tenir à des principes que l’on a appelé métarègles ou grands principes qui permettent de
conduire un projet automobile et de ne pas essayer de rentrer dans un niveau de détails qui
fait qu’à la fin cela devient purement juridique et une bataille juridique entre les programmes
et les fonctions pour expliquer que le programme ne va pas bien » (A. de Vaugelas, interview
2007).
Emanant de la direction de l’organisation de Renault le 14 octobre 1992, les prémices des
règles de management de projet étaient adressées à l’ensemble des directions. Les principes
clés de la directive arrivent dès la deuxième page et soulignent l’autonomie et le niveau de
responsabilité du Directeur de Projet dans cette nouvelle organisation. Cinq principes-clés
conditionnent l’efficacité, la dynamique et la réactivité du système :
25 [Tapez un texte] - Un responsable unique, le Directeur de Projet, nommé par le Président Directeur Général de
Renault. Il assure la cohérence de la réalisation de l’ensemble du projet et rapporte à la
Direction Générale à travers le Directeur Plan-Produit-Projet.
- Une équipe projet constituée du Directeur de Projet, des Chefs de Projet Métier, d’un
Assistant Economique, d’un Ingénieur Produit, d’un Chef de Projet Planning Général et d’un
Ingénieur Animation Qualité. Les membres de l’équipe sont dédiés à 100% au projet.
- Une organisation évolutive, en fonction de la phase de développement concernée, pour
assurer en permanence la meilleure adéquation entre les objectifs du projet et les ressources
nécessaires à leur atteinte, en favorisant l’efficacité collective et la motivation individuelle,
tout en respectant le présent corps de règles.
- Un découpage du projet en sous-ensembles et Groupes Fonction type, caractérisés en
Qualité, Coût, Délai et pilotés chacun par un responsable unique dédié à 100% qui s’appuie
sur un groupe rassemblant des responsables Etudes, Méthodes, Achats, Economique et
Fabrication (interne et/ou externe). La définition et la répartition des interfaces entre Sousensembles sont spécifiques à chaque projet.
- Des espaces spécifiques réservés au projet seront localisés en fonction des phases du projet :
plateau de conception ou mini-plateaux par centre d’intérêt si possible rapprochés, espace de
communication. Ils devront : accueillir les Chefs de Projet Métier, les acteurs du projet et les
activités les plus interactives, constituer un lieu privilégié de communication interne
(multidirectionnel) et externe (présence des fournisseurs), avec ses propres indicateurs et
maquettes.
26 [Tapez un texte] Les résultats se sont matérialisés dans la réussite commerciale de la Twingo qui vit se
succéder plusieurs générations du véhicule.
Aujourd’hui, une automobile est un produit encore plus complexe avec entre autres les projets
de véhicules électriques qui transforment les constructeurs de voitures en acteur responsable
de la société allant même jusqu’à influencer les règlements de copropriété pour anticiper les
contraintes de stockage et de recharge des batteries. L’activité sort de la sphère purement
industrielle et demande des connaissances très étendues dans le développement des projets.
De façon encore plus éloignée, le développement de logiciel libre apporte des enseignements
sur des modèles collaboratifs pour des projets informatiques. C’est le troisième cas que nous
abordons et que nous questionnons sur une éventuelle transposition de l’usage des métarègles.
Linux : une communauté de logiciel « libre » plus qu’une équipe projet
L’industrie du logiciel informatique est fortement concentrée et laisse toujours la part belle à
Microsoft avec des parts de marché voisinant 90% en 2011. Le développement des logiciels
rencontre une complexité croissante. Cependant les années 2000 ont vu la montée en
puissance d’acteurs de « l’open source » ou autrement dit l’accès à des services numériques
« libres ». Libre ne veut pas dire forcément gratuit même si cela peut être le cas mais
principalement d’accès libre dans l’utilisation et le développement. La philosophie de l’open
source mobilise la participation de bénévoles qui remettent en cause les pratiques
managériales des organisations marchandes. Linux est un de ces acteurs du logiciel libre
(principalement pour le système d’exploitation) qui se maintient, voire augmente, tous les ans
sa part de marché (en termes d’utilisateurs). Ferrary et Vidal (2004) ont exploré les pratiques
de gestion de Linux et ont dégagé quelques unes de ses conduites :
27 [Tapez un texte] Le modèle économique fonctionne depuis près de vingt ans maintenant avec une phase
d’accélération dès les premières années. Les produits sont reconnus par les entreprises et
même par certaines institutions comme la Gendarmerie française qui a adopté Linux en 2008.
Cette réussite ne relève pas d’une planification stratégique mais de la collaboration d’une
communauté auto-organisée. Les développeurs des logiciels ne sont pas des salariés, mais des
bénévoles. Il n’est pas prévu dans ce modèle de budgets de développement dédiés aux projets
et aux équipes de développeurs à la différence des développements de logiciels dans
l’industrie du logiciel. Les modèles classiques très centralisés supportent des coûts de
coordination très élevés entre l’ensemble des développeurs. Leurs processus de production de
logiciels s’étale en quatre temps : planification / analyse / conception / implémentation (avec
test du code et son débogage). Linux remet en question cette organisation principalement
grâce à un mode de travail collaboratif sur internet. Il organise une production collective de
logiciels en cumulant un temps humain bien supérieur à celui des propriétaires de logiciels
« classiques ».
Existe-t-il un ordre établi dans ces contributions individuelles pour un développement
collectif ? La communauté Linux présente un mode organisationnel à partir de plusieurs
principes : le développement des logiciels est permanent, les mises à jour sont très fréquentes
par les développeurs et parallèlement à la version en expérimentation coexiste une version
stabilisée à l’usage. L’addiction des développeurs-utilisateurs n’est donc jamais contrariée.
Dans cette organisation, les co-développeurs apportent rapidement des solutions aux
problèmes rencontrés grâce à leurs pratiques répétitives. La population des contributeurs est
donc composée d’un grand nombre d’utilisateurs et de développeurs-utilisateurs.
28 [Tapez un texte] Il existe également une réification des pratiques auto-organisée chez Linux : n’importe quel
individu doté de compétences de programmation peut de sa propre initiative développer un
module d’un logiciel Linux. Personne ne sera là pour lui dicter les activités à réaliser. Il y a
donc une priorité accordée aux initiatives locales. Cependant des règles (métarègle ?) sont
fixées en amont : pour être associé à un développement d’un module, un développeur doit
faire ses preuves auprès de la communauté dont le responsable du module validera la
contribution préalablement. Le responsable de la communauté va émerger en fonction de ses
compétences et selon le principe de base que le développeur qui a pris en charge le
développement d’un module en garde la responsabilité. La standardisation se fait donc sur les
compétences.
Une petite équipe d’individus fortement impliqués coordonnent les contributions des
programmeurs volontaires. La récompense de tous ses engagements s’exprime principalement
en termes de reconnaissance et de notoriété au sein de la communauté mais aussi en dehors
dans le milieu professionnel de l’informatique. Le nombre d’offres d’emplois où un
développeur Linux demandé en témoigne. En démontrant son engagement et sa notoriété au
sein de la communauté, un développeur renforcera ses chances de recrutement. Même le
module terminé, le développeur qui en a la charge conserve cette responsabilité pour les
années à venir. Là, s’arrête la décentralisation car l’intégration finale s’opère par le fondateur
de Linux. Si ce dernier considère le travail insuffisant, il l’ouvrira à la concurrence en interne
et le soumettra à d’autres programmeurs. Il va ainsi de soi que chaque contribution cherche à
être la meilleure qui soit et ce mode de fonctionnement évite les détournements d’information
puisque le système de récompense se construit sur la notoriété. Au-delà de ces
interconnexions virtuelles beaucoup des membres de la communauté virtuelle tentent de se
rencontrer et de physiquement s’identifier. Cela participe au capital de confiance et de
29 [Tapez un texte] réputation des individus. Linux est donc une méritocratie développant une forte identité de la
communauté Linux. Cela produit une hiérarchisation qui produit elle-même une motivation
d’engagement au sein de la communauté. Linux sans être déclarée comme une entreprise
classique est dotée d’une culture d’efficacité productive. C’est une communauté qui a ses
codes d’appartenance, son vocabulaire, son histoire, ses rites, ses héros mais aussi ses rejets.
Linux nous enseigne que le lien électronique peut être source d’une relation sociale qui se
construit et voire peut devenir pérenne. La nouvelle génération semble développer ces
aptitudes sans difficultés. Ce modèle auto-organisé a bien lui aussi produit ses propres règles
de coordination accordant une autonomie opératoire aux développeurs utilisateurs.
L’autonomie accordée n’implique pas de responsabilités financières directes puisque le
modèle économique rejette le modèle marchand et s’appuie sur le bénévolat. En même temps,
suite à ces phases de développement de logiciels libres, s’ouvre un marché de l’édition très
orienté où les entreprises tiennent compte des besoins de standardisation. Là encore,
l’articulation du marchand et du non marchand dévoile l’évolution de ce type d’activités.
Les métarègles : des résultats probants et pourtant…
Les deux premiers grands projets (Tunnel sous la Manche et Twingo) montrent la validité
d’une auto-organisation « cadrée » aidée de métarègles.
François Jolivet en analyse la force et les limites : « le développement par auto organisation
des projets complexes et incertains, a fait ses preuves dans de nombreux domaines (grandes
infrastructures, création et développement de nouveaux produits ou services, recherche,
partenariats industriels etc). Aujourd’hui, il se heurte encore au paradigme dominant du
vingtième siècle, qui conduit les entreprises à avoir recours à un découpage des
30 [Tapez un texte] responsabilités par fonctions et non par objets (produits, projets). Le chef d’entreprise ne veut
pas, à l’occasion d’un projet, démettre les chefs de services fonctionnels de leurs prérogatives
(décisions, budget, maîtrise du personnel, méthodologies) et n’a pas d’autre choix que de
répartir le travail dans les services grâce à la planification. Ceci explique, l’essor au vingtième
siècle des méthodologies de planification et de coordination
Désormais, du fait de la turbulence et de la variété de l’environnement, les entreprises
pratiquant la bureaucratie fonctionnelle disparaîtront au profit d’entreprises où l’esprit
pionnier domine (management entrepreneurial). Les grandes entreprises devront avoir recours
au management systémique (métarègles et boucles de régulation), pour faire face à l’inconnu
et prendre en compte la variété des situations ». Ce type de management semble s’apparenter
à une «auto-organisation conditionnée» où l’aspect identitaire joue un rôle régulateur essentiel
ainsi que le niveau dense d’informations (Bouchard, 2002).
Chez Renault, les 5 points clés de la directive pour la mise en place du management de projet
ressemblent étonnamment aux 5 métarègles formalisées par les membres du Club de
Montréal. L’autonomie accordée au Directeur de projet, l’acteur d’influence évoqué dans
l’ouvrage de Christophe Midler « L’auto qui n’existait pas », dépeint le profil intrapreneur du
directeur de projet surtout à cette époque où Renault vivait une révolution managériale. Nous
retrouvons là les caractéristiques d’une « auto-organisation négociée » (Bouchard, 2002) par
des individus capables de se créer des marges de liberté et répondant au besoin de
« déviance » face à l’alignement organisationnel. Raymond H. Lévy évoque très clairement ce
besoin de trouver des individus pouvant endosser de fortes responsabilités et dotés d’une
personnalité influente. Par ailleurs, il reconnaît ce besoin de créer du désordre « organisé ».
L’expérience Renault peut être aussi catégorisée comme une « auto-organisation provoquée »
31 [Tapez un texte] (Bouchard, 2002) par la direction. Les deux aspects ne sont pas contradictoires et
correspondent à cette histoire qui identifia des champions, les directeurs de projet, capables
d’autonomie et de confrontations pour faire face aux changements hiérarchiques qui devaient
désorganiser pendant quelques temps l’entreprise Renault, tout cela dans un sentiment
d’urgence pour sauver le projet et l’entreprise.
Par ailleurs, face à une montée de l’individualisme, le phénomène communautaire créateur
d’identité se manifeste fortement au XXIe siècle comme le montre l’expérience Linux et
s’appuie sur des activités auto organisées. Le cas Linux apparaît correspondre à une «autoorganisation conditionnée» (Bouchard, 2002) où la dimension identitaire domine et agit
comme un élément de coordination. Une hiérarchie de fonction en termes de validité des
développements se place en parallèle à l’autonomie accordée aux acteurs locaux. Le niveau
d’information est élevé et permanent. Le réseau informel correspond à des échanges
d’information très denses.
Dans les organisations virtuelles, l’adoption de règles institutionnalisées par les utilisateursdéveloppeurs est implicite. Ils agissent beaucoup moins en tant qu’acteurs projet engagés et
identifiés en tant que tels qu’en tant que membres d’une communauté avec son système de
reconnaissance et d’appartenance. La métarègle concerne principalement les conditions de
cooptation, de responsabilité de développement et de l’évaluation du développement qui peut
toujours être remis en question. Au-delà de ces rites de passage, l’autonomie de
développement est accordée dans une coopération de travail-usage. Dans ce cas, le terme
« module » semble se substituer à celui de « projet » où le chef de projet se transformerait en
responsable désigné par la communauté et initiateur du développement du module. C’est celui
qui sera le porteur de la solution trouvée jusqu’au pied du fondateur Linux, dernier
32 [Tapez un texte] décisionnaire dans la chaîne de validation des logiciels. Après cette étape, ce responsable
restera associé nominativement au module développé. Le reste de la communauté
contributrice repart dans l’anonymat et sa taille aura connu des modifications au cours de la
vie du développement. L’auto-organisation se déroule donc autour de leaders et de règles de
base de fonctionnement. Les risques d’opportunisme et de déviance sont très limités en raison
du coût de réputation associé aux écarts de comportement.
Ce modèle communautaire présage-t-il des formes organisationnelles du XXIe siècle adaptées
aux systèmes complexes où l’accélération de la production de connaissances demande une
montée en puissance du travail collaboratif ? Des signaux forts apparaissent et pourrait laisser
penser qu’elles se répandent. Mais force est de constater que la tendance naturelle des
entreprises est de maintenir un contrôle sur l’ensemble des activités au risque de reprendre
l’autonomie accordée passagèrement. Les entreprises recherchent l’ordre et sont désemparées
face au désordre. Or la complexité de l’environnement installe un désordre quasi permanent.
Dans un mouvement de panique, les organisations cherchent à stopper les mouvements et
propagent souvent des mesures d’alignement proches de pulsions mortifères (Enriquez, 1992).
Notre recherche met à l’épreuve l’efficacité d’un style de management favorisant l’autoorganisation.
La
tendance
« naturelle »
des
organisations
conduit
aux
pratiques
centralisatrices et de sécurisation des processus par l’exercice de contrôle sur les moyens et
les résultats. L’organisation est le lieu des rapports de force quotidiens, des luttes implicites et
explicites des stratégies des acteurs. Les structures organisationnelles, au-delà d’assurer des
résultats performants, ont aussi à lutter contre leurs propres angoisses fondamentales : peur de
l’imprévu, peur de pulsions de destruction, peur de l’inconnu, peur des autres, peur de la
parole libre, peur de la pensée (Enriquez, 1992).
33 [Tapez un texte] Conclusion : à la recherche d’expériences pérennes d’apprentissage de la
complexité
Malgré la démonstration de l’efficacité des systèmes auto-organisés, il est difficile de citer des
expériences pérennes. Le BTP et Renault n’ont pas toujours prolongé l’adoption des
métarègles. Christian Navarre, en compagnie d’Yves Dubreil et de François Jolivet, membres
praticiens du Club, à l’occasion d’une présentation du Club de Montréal en 2003 à l’école de
Paris du management, en exprimait sa déception : « puisque nous avons identifié un petit
nombre de règles permettant de développer les projets beaucoup plus rapidement et pour
beaucoup moins cher, elles devraient être largement mises en pratique ; or non seulement la
diffusion en est très lente, mais on voit même des organisations régresser dans leur mise en
œuvre après en avoir tiré profit, comme s’il n’y avait pas de mémoire, pas de capitalisation.
Somme toute, le bilan est assez mitigé entre d’un côté des réussites indiscutables, et d’un
autre le sentiment d’avoir assez vite frappé les limites face à l’inertie de la pensée unique ».
S’il n’y a pas de capitalisation organisationnelle, il doit y avoir des stimulations et des
apprentissages permanents afin d’encourager des comportements capables de gérer la
complexité et donc de rendre les individus conscients de l’appréhender et avant tout de
l’accepter. Le Club de Montréal, né en avril 1990, a montré d’une certaine façon cette
aptitude depuis plus de vingt ans en entraînant ses membres à la pensée subversive comme ils
le disent eux-mêmes. Le doute subversif et la critique positive y sont pratiqués avec l’aide de
l’humilité et de l’humour. Le Club correspond à un lieu d’apprentissage collectif francocanadien entre pairs en management de projet. Bien évidemment, la confiance entre les
membres en est une condition : confiance d’intention et confiance de compétences. Parmi les
valeurs implicites du Club de Montréal, figure celle de l’humilité face à l’action : « même
34 [Tapez un texte] ceux d’entre nous qui n’ont pas été réellement actifs dans la conduite de projets savent que la
confrontation à la réalité a de quoi rendre extrêmement humble » (Dubreil, 2003).
Bien évidemment, ce type d’expérience communautaire ne prétend pas se répéter à l’identique
mais peut livrer des enseignements sur l’intérêt d’une communauté de pratique non structurée
et pérenne. Cette communauté a toujours refusé d’adopter un statut associatif avec une
distribution de rôles et une gestion de budget. Chaque membre peut se transformer en
animateur et solliciter l’aide des autres membres face à un problème. La communication se
fait souvent assistée de métaphores et de dessins. C’est ainsi que nous finissons notre propos
avec le commentaire d’Yves Dubreil (2003) : « Nous nous étonnons nous-mêmes d’un
fantasme partagé par les membres du club autour du vélo, à qui nous réservons une bonne
place dans nos images, au sens propre comme au sens figuré, par exemple voici une règle :
« on est incapable de descendre de vélo pour se regarder pédaler».
35 [Tapez un texte] Bibliographie :
Bateson, G. (1977), Vers une écologie de l’esprit, Paris, Seuil.
Bateson, G. eds. (1981), La nouvelle communication, Paris, Seuil.
Bonhomme, Y. et Midler, C. (1999), Les outils de gestion en portefeuilles de projets dans la
pharmacie, Annales de l’Ecole de Paris du management, 127-136.
Bouchard, V. (2002), Méta-théorie de l’auto-organisation et développement de l’organisation,
Durand, R. (eds.), Développement de l’organisation Nouveaux regards, Paris, Economica.
Boutinet, J.P. (1993), Anthropologie du projet, Paris, PUF.
Couillard, J. et Navarre, C. (1993), Quels sont les facteurs de succès des projets ? Faut-il plus
d’organisation ? Plus d’outils ? Plus de communication ? Plus de planification ? Résultats
d’une enquête menée à partir d’un échantillon de projets militaires canadiens, Gestion 2000,
2, 167-190.
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