Henri Suhamy estime que la tragédie d’Hamlet
« atteint le summum de la poésie aphoristique ».
C’est dire que, si la pièce est longue au temps de la
montre, elle est pourtant incroyablement condensée
et concentrée. « Chaque phrase en effet y reflète, dit-
il, l’expérience du monde et de la vie. »
Aphoristique, oui certainement, mais aporistique
non moins. Car cette pièce fatiguera toujours,
jusqu’au supplice, ceux qui entreprennent de la
jouer comme ceux qui voudraient la comprendre.
Ce n’est pas peu de chose que de confronter des
élèves à cette folie et à cet inceste – vrais, simulés,
fantasmés ? –, à ce non-meurtre du père, où l’on
aperçoit Oreste, Œdipe, Pyrrhus, mais où rien ni
personne, tel un spectre, ne se laisse identifier. Ce
n’est pas rien que de les embarquer dans l’écroule-
ment d’un royaume, dans l’empoisonnement général
par où il faut passer… peut-être. À moins que ce ne
soit pour rien, sauf au bénéfice de la mort – qui est
insondable.
« Words, words, words », penseront certains élèves
du grand fatras shakespearien et davantage encore
de nos laborieux efforts d’analyse. Ne nous en effa-
rouchons pas ! Ils auront donc capté l’essentiel.
Songeons seulement à leur offrir aussi, en guise
d’oxygène, l’étincelant To be or not to be d’Ernst
Lubitsch, qui n’oblitère rien du drame, porté au
contraire à l’échelle d’une guerre mondiale, mais
qui montre, et cela est éminemment shakespearien,
hamletien même, qu’on peut s’en sortir aussi avec le
sourire.
Une nouvelle saison scolaire se déroulera donc sous
le signe du grand Shakespeare, et sous l’horizon,
inquiétant et excitant, de l’énigme, de l’indécidable,
de la vérité qu’on n’attrape pas comme ça. Quelle
occasion ! Quel pied de nez à l’ordre du discours
environnant ! Nous serons alors délicieusement
consentants : c’est donc à un polar sans fin que nous
sommes invités… Pierre Bayard, dans une enquête
parue sous le titre Le Dialogue de sourds, nous a
récemment proposé son époustouflante résolution,
qu’il serait dommage de déflorer ici. Mais « résolu-
tion » au sens musical du mot : point où se rencon-
trent toute une série de résonances. Et non pas
solution, qui serait point final. Disons : étoile filante
dans l’obscure clarté du sens.
Mieux encore : nous sommes invités à l’acte théâtral
par excellence. « Énigmes du texte, réponses de la
scène. » Ce régime de l’aporie, auquel le texte
d’Hamlet nous soumet, est aussi une occasion de
nous confier davantage au plateau, au jeu, à tout
ce qui dispose les personnages et incarne les mots,
pour entendre mieux ce qu’ils disent vraiment. Ce
qu’ils disent aussi, ce qu’ils disent peut-être.
Une mise en scène résout, comme Jean-Sébastien
Bach résout la fugue ; elle ne résout pas comme le
gestionnaire prétend le faire d’une crise. Elle
découle d’une lecture, parfois remâchée des
dizaines d’années, ainsi qu’Edward Gordon Craig
nous le sermonne volontiers, sur Hamlet précisé-
ment. Il y a des lectures, impressionnantes au demeu-
rant, qui referment pourtant l’interprétation sur le
texte tandis que d’autres, préférables dans leur prin-
cipe, préservent sa qualité d’organisme vivant, où
s’inscrit sa propre négativité, où l’expiration assure la
prochaine inspiration.
« Énigmes du texte, réponses de la scène ? » Faisons
le pari que, chez nos élèves et leurs professeurs, la
question ouvrira de belles aventures herméneu-
tiques, et surtout humaines ! Une œuvre dramatique
est semblable à la mer, celle-là même qui bat les
fondations du château d’Elseneur et répand sur le
Danemark ses embruns. Nulle route n’y est par
avance tracée ; autrement dit, une infinité de routes
y est possible, qui ne mènent pas toutes quelque
part. Il s’agit toujours d’en prendre une. Cela récla-
mera de la « résolution », dans un sens du mot pas
complètement autre. Il y faudra, comme au gonfle-
ment de la voile, des énergies plurielles, favorables
ou contraires. Cela réclamera une haute modestie,
une sorte de savoir-mourir, car le chemin inventé
s’efface toujours derrière le passage du navire.
Nos apprentis comédiens apprendront, j’en fais le
vœu, qu’on ne surplombe pas le mystère du texte.
On y entre.
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Avant-propos
Patrick Laudet,inspecteur général de l’Éducation nationale en charge de l’enseignement lettres-théâtre.
Nous dira-t-il le sens de ce spectacle ?
Hamlet, acte III, scène II.