Document 4 : À la critique esclavagiste s’adjoint aussi une critique du colonialisme des pays européens.
Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir !
Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté ou mourir ? Celui dont tu
veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien, est ton frère. Vous êtes deux enfants de la
nature; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu; nous sommes-nous jetés
sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux
flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos
animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs; elles sont
plus sages et plus honnêtes que les tiennes, nous ne voulons point troquer ce que tu
appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et
bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas
su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi
manger, lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos
cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras tout ce que tu
appelles commodités de la vie; mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils
n'auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires.
Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-nous de
travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles
et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au
repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras; laisse-nous reposer:
ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques. Regarde ces
hommes vois comme ils sont droits, sains et robustes. Regarde ces femmes vois comme
elles sont droites, saines, fraîches et belles. Denis Diderot (1713 - 1784)
Supplément au voyage de Bougainville
discours d’adieu qu’un vieux tahitien aurait adressé à Bougainville lors de son départ de Tahiti
Document 5 : Lors de la révolution française, un petit parti abolitionniste existe avec la Société des amis
des noirs fondée en 1788. Ce magnifique texte de Condorcet en atteste.
Quoique je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardé comme
mes frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les
mêmes vertus que les Blancs. Je ne parle ici que de ceux d'Europe ; car pour les Blanc
des colonies, je ne vous fais pas l'injure de les comparer à vous ; je sais combien de fois
votre fidélité, votre probité, votre courage ont fait rougir vos maîtres. Si on allait chercher
un homme dans les îles de l'Amérique, ce ne serait point parmi les gens de chaire
blanche qu'on le trouverait.
Votre suffrage ne procure point de places dans les colonies; votre protection ne fait point
obtenir de pensions ; vous n'avez pas de quoi soudoyer les avocats : il n'est donc pas
étonnant que vos maîtres trouvent plus de gens qui se déshonorent en défendant leur
cause, que vous n'en avez trouvés qui se soient honorés en défendant la votre. Il y a
même des pays où ceux qui voudraient écrire en votre faveur n'en auraient point la
liberté.
Tous ceux qui se sont enrichis dans les îles aux dépens de vos travaux et de vos
souffrances, ont, à leur retour, le droit de vous insulter dans des libelles calomnieux ;
mais il n'est point permis de leur répondre. Telle est l'idée que vos maîtres ont de la bonté
et de leurs droits ; telle est la conscience qu'ils ont de leur humanité à votre égard. Mais
cette injustice n'a pas été pour moi qu'une raison de plus pour prendre, dans un pays
libre, la défense de la liberté des hommes. Je sais que vous ne connaîtrez jamais cet
ouvrage, et la douceur d'être béni par vous me sera toujours refusée. Mais j'aurai satisfait
mon cœur déchiré par le spectacle de vos maux, soulevé par l'insolence absurde des
sophismes de vos tyrans. Je n'emploierai point l'éloquence, mais la raison ; je parlerai,
non des intérêts du commerce, mais des lois de la justice.
Vos tyrans me reprocheront de ne dire que des choses communes, et de n'avoir que des
idées chimériques : en effet, rien n'est plus commun que les maximes de l'humanité et la
justice; rien n'est plus chimérique que de proposer aux hommes d'y conformer leur
conduite. Condorcet (1743 - 1794)
Épître dédicatoire aux Nègres esclaves, mes amis
Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-146 : “Les abolitions de lʼesclavage en France“ - 21/09/2004 - page 5