Pour agir sur d'autres pensées, sans doute, mais surtout parce que, s'il ne s'exprime pas,
l'esprit meurt.
Voilà le but des Éditions de Minuit. La propagande n'est pas notre domaine. Nous
entendons préserver notre vie intérieure et servir librement notre art. Peu importe les
noms. Il ne s'agit plus de petites renommées personnelles. Peu importe une voie difficile.
Il s'agit de la pureté spirituelle de l'homme. Pierre de Lescure
Document 3 :
Je n'ai jamais été de ces dupes machiavéliques. J'étais sûr que si la France laissait Hitler
s'armer et entreprendre son sinistre programme, elle payerait son inaction de sa liberté,
sinon même, peut-être, de son existence. Mais cela posait à ma conscience un problème
terrible: celui de la guerre préventive.
Car je continuais de dénier à la guerre le droit d'être employée comme moyen politique.
Avant d'avoir recours à la violence, il me semblait encore qu'il fallait avoir épuisé toutes
les possibilités d'un règlement diplomatique. Celles-ci même épuisées, qu'il fallait
conserver la chance de voir se développer dans la situation des éventualités plus
favorables - un soulèvement populaire, une révolte de l'armée allemande, une
déliquescence du parti nazi dans les dissensions intérieures, comme une fois déjà cela
s'était produit lors de la Nuit des longs couteaux, quand Hitler avait manqué de peu d'être
renversé et fait assassiner ses plus proches compagnons. Au lieu que le premier obus,
ce serait la fin de tous ces possibles et le déchaînement sans retour d'une tuerie sans fin.
Même quand le Führer, sur un coup de poker, fit réoccupe: ses troupes encore peu
nombreuses la rive gauche du Rhin, et sans doute une réplique brutale de l'armée
française l'aurait reculer et peut-être perdre la face, je fus encore de ceux qui se dirent
dirent: « Pas un coup de canon... » Je savais que j'avais tort. M je savais aussi qu'avant
plusieurs années Hitler n'aurait pas suprématie militaire indispensable à ses plans
belliqueux pendant ces années, pensais-je, tant de choses peuvent survenir
Il se fit ainsi, au long de ces étapes de l'ascension hitlérienne une sorte d'échelonnement,
parmi les esprits pacifistes. Il y ceux qui, dès 1933, dès les premiers crimes nazis, eurent
le cour de se renier, convaincus que la paix ne s'achète pas au prix victimes. Je n'en fus
pas et je rends aujourd'hui (et je rendis bientôt) un hommage contrit à leur vaine
clairvoyance. Il y eut ceux qui abjurèrent leur conviction trois ans plus tard, quand je ne
me résolvais pas encore à les imiter, malgré l'ultime occasion que nous donnait Hitler
d'éviter, par une violence restreinte, une bien plus énorme conflagration. Il y eut ceux qui
attendirent, pour se désabuser, qu'éclatât la guerre d'Espagne. Ils furent, je pense, les
plus nombreux. L'écrasement de la République espagnole, par les chars et les avions de
l'Italie fasciste et de l'Allemagne nazie venus au secours de Franco, fut pour beaucoup de
Français un traumatisme dont ils conservent aujourd'hui encore les traces indélébiles ;
car ils ne se pardonnent pas l'inaction d'une France socialiste laissant étrangler à sa
porte une république amie, tandis que Hitler y éprouvait, avec son complice Mussolini, un
nouvel armement destiné à culbuter le nôtre. Il y eut ceux que la longue agonie du peuple
espagnol ne suffit pas encore à ébranler, et qui ne cédèrent qu'après l'Anschluss, la
capture de l'Autriche par le IIIème Reich; ou qu'après l'humiliation de Munich; ou qu'après
l'invasion de la Bohème ; ou qu'après celle de la Pologne ; ceux enfin qui, comme Henri
Lecoin ou Jean Giono, restèrent jusqu'au bout fidèles à leur pacifisme, préférant même
se soumettre et vivre dans l'esclavage plutôt que d'accepter d'entrer en guerre, et se
firent emprisonner pour l'avoir dit.
Où placerais-je, personnellement, ma propre conversion ? En fait, si le coup décisif me
fut porté par la guerre d'Espagne, ce fut moins une conversion subite qu'un effritement
accéléré par le naufrage de l'Autriche, de l'Albanie. Lors de Munich, tout était dit. J'avais
admis, la mort dans l'âme mais en toute certitude, que contre Hitler la guerre était le seul
recours. Et, honnêtement, je m'y préparai. Prélude à une métamorphose
La bataille du silence, 1967
Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-113 : “Vercors, à la recherche de la dignité humaine” - 15/11/2002 - page 5