COMPTE RENDU DU PETIT DÉJEUNER DU CSO Les marchés à l

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COMPTE RENDU DU PETIT DÉJEUNER DU CSO
Les marchés à l’ordre du jour
27 janvier 2009
Ce petit déjeuner, qui a eu lieu à Sciences Po et qui était organisé autour de l’ouvrage de
Pierre François, Sociologie des marchés, (Armand Colin, collection U, 2008), réunissait trois
sociologues et une économiste : Pierre François, auteur de l’ouvrage, sociologue et chargé
de recherche CNRS au CSO, Jens Beckert, sociologue, directeur du Max Plank Institute for
the Study of Societies de Cologne, doyen de la section économique de la DGS (Association
allemande de sociologie), Hélène Tordjman, maître de conférences en économie à
l’université Paris XIII. Patrick Le Galès, sociologue et politiste, directeur de recherche CNRS à
Sciences Po, co-directeur de la collection U Sociologie, Armand Colin, assurait le rôle de
modérateur.
Le public, nombreux (une soixantaine de personnes) et diversifié était constitué de chercheurs,
enseignants-chercheurs et doctorants, issus de différentes disciplines (sociologie, science du
politique, économie, droit, gestion, finances) et de praticiens (consultants, cadres d’entreprises
ou d’administrations, chargés de mission sur des projets territoriaux, journalistes…).
Ø Patrick Le Galès présente les intervenants et ouvre le débat.
Ø Pierre François
Pour rendre compte de ce livre, Pierre François évoque d’abord la collection U qui l’accueille,
dont le projet est assez particulier dans le paysage de l’édition en sciences sociales, puisque
son cahier des charges demande aux auteurs de proposer des livres qui soient, simultanément,
(1) des manuels, présentant, de manière pédagogique et objective, l’état de l’art dans un
1
champ donné, en l’occurrence celui de la sociologie des marchés ; (2) des livres à thèse, qui
non seulement agencent ces travaux dans une perspective singulière mais qui, en plus, tentent
d’avancer une démarche spécifique sur l’ensemble du champ étudié.
Ce double impératif explique le caractère de l’ouvrage. D’un côté, sont présentés les principaux
travaux portant sur l’un des sous-champs les plus dynamiques de la sociologie économique, la
sociologie des marchés. D’un autre côté, l’auteur porte un regard spécifique sur les
phénomènes marchands en les replaçant dans une réflexion plus vaste sur l’hétérogénéité des
formes d’organisation des activités économiques. Le pari de l’ouvrage est qu’en tentant
d’identifier une plate-forme commune où puisse s’organiser l’ensemble des travaux traitant des
marchés, on parvienne simultanément à offrir de ces derniers une sorte de point de vue
synoptique.
Mais pourquoi un sociologue va-t-il traiter d’activités économiques, de marchés, domaine qui
traditionnellement était celui des économistes ? Pierre François, paraphrasant Clémenceau,
répond par cette boutade : « L’’économie est une chose trop sérieuse pour être laissée aux
seuls économistes ». L’auteur présente deux lignes d’arguments : (1) L’objet : il est difficile de
distinguer une sphère d’activité économique qui serait parfaitement autonome et radicalement
distincte du reste de la société ; (2) la méthode, à savoir la science du modèle (mathématique)
pour l’économiste versus la science de l’enquête pour le sociologue qui constituent deux modes
de raisonnement assez distincts sur une même réalité.
En quoi un panorama de la sociologie des marchés ne va-t-il pas de soi ?
Depuis longtemps, la sociologie des marchés existe, mais ne se pense pas comme telle ; des
travaux passionnants, qu’on a regroupés, portent sur des phénomènes marchands, mais ne se
pensent pas comme s’agençant en sous-discipline (ces auteurs sont les « Jourdain » de la
sociologie économique). Ensuite, au milieu des années 70, un ensemble de travaux se sont
constitués en champ distinct, en sous-discipline, mais en s’inscrivant dans une démarche
plutôt polémique que cumulative. Comment procéder ? Pour Pierre François, le mieux serait
d’avancer une perspective, de dégager une plate-forme, à partir de laquelle les résultats (mais
aussi les querelles) de ces travaux puissent s’organiser et, éventuellement, se cumuler un peu.
Pierre François a emprunté cette perspective à Weber, et plus précisément à une dimension
encore mal connue à ce jour de son œuvre, que l’on peut se risquer à qualifier de
morphologique. Il présente quelques éléments d’explication, en forme d’hypothèses :
(1) Le monde économique n’est pas indifférencié, ce qui peut paraître dans un premier
temps paradoxal, étant donné que les transformations analytiques et empiriques vont dans le
sens d’une représentation indifférenciée du monde économique. En effet, les transformations
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empiriques se traduisent par la prolifération de la forme en réseau, la mise en place
d’organisations très fortes pour faire tenir les marchés ainsi que de relations marchandes au
sein des organisations. Au niveau analytique, pour montrer que la réalité sociale n’a rien de
naturel, qu’elle est construite, on s’attache à la déconstruire. Derrière la bureaucratie, sont mis
en place des ordres locaux ; derrière les marchés, des relations bilatérales, parfois triadiques,
mais rarement plus, ou des jeux d’interaction stabilisés.
(2) Pour décrire la différenciation interne du monde économique, il est possible de
s’appuyer sur de vieilles catégories classiques des sciences sociales : le marché,
l’organisation, la profession.
Là encore, cette hypothèse ne va pas de soi. Beaucoup de sociologues, en un geste classique,
refusent de faire du monde un espace social indifférencié et rejettent ces catégories parce
qu’elles épuiseraient leur sens dans des considérations de sens commun : ils leur substituent
un autre vocabulaire, celui du champ (cf. Bourdieu) ou du monde. Si malgré tout, on adopte
cette démarche, alors on voit ce que cette hypothèse comporte comme risque : ces catégories
classiques sont précisément celles qui ont été déconstruites. Donc, il ne s’agit pas de les
restaurer, mais de les travailler à nouveau frais en en précisant le sens. Mais de quelle
manière ?
(3) Pour Pierre François, on peut tenter de repenser ces catégories en les replaçant
dans un horizon de pensée morphologique, i.e. en se recentrant sur les acteurs qui
composent une forme, sur les relations entre les acteurs de cette forme, ainsi que
sur la stabilité (et le fondement de cette stabilité) de leurs relations. Avec cette
approche, comment comprendre ce qu’est le marché ? Pour Weber, il s’agit de
l’agencement de deux jeux d’interaction – l’échange et la concurrence. Pierre François
prend ici un pari méthodologique ; cette compréhension, que Weber travaille dans le texte
Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive (1913) et dans le chapitre II
d’Economie et Société n’a pas eu de postérité explicite, mais il tente de remplir sa démarche
en rassemblant les travaux de sociologie sur les marchés de plusieurs manières : (1) En
travaillant sur les frontières du marché (échange marchand/non marchand ;
marché/organisation ; marché/politique). (2) En identifiant la manière dont les acteurs
interviennent sur un marché ; souvent est sous-jacent un postulat de rationalité. Or, les
travaux anciens (Weber) montrent que ces capacités à agir rationnellement ne vont pas de soi,
qu’elles ont une histoire. D’autres travaux remettent au goût du jour un vieux thème, celui de
la performativité. Il s’agit d’un programme de recherche à part entière que de comprendre les
multiples voies par lesquelles ce comportement est progressivement façonné. (3) Les marchés
ne sont pas des entités abstraites, ils s’appuient sur un ensemble de repères partagés, de
règles, de catégories de pensée collective, que Pierre François a proposé de saisir comme des
3
institutions, qui sont bien décrites dans la sociologie économique française. Trois problèmes se
posent à ce sujet : a) quels sont les grands types de catégories partagées : marques, labels,
certifications ? b) Comment comprendre l’efficacité qui leur est reconnue (la marque Jean-Paul
Gaultier, par exemple) ? c) Comment comprendre la genèse de ces catégories de pensée
collective ?
S’intéresser au marché, c’est aussi s’intéresser aux phénomènes concurrentiels, présents sur
les différents marchés. A côté de compréhensions qui la replacent sur un fond de pensée
morphologique, Pierre François s’appuie sur une tradition qui remonte notamment à Simmel et
Weber et qui fait de la concurrence une forme particulière de conflit, à savoir une lutte
indirecte pour des opportunités d’échanges. Mais il reste à progresser dans la formalisation
analytique de ces formes de lutte.
Ø Hélène Tordjman
Economiste, Hélène Tordjman apprécie de pouvoir discuter avec un sociologue sur un objet
aussi riche, difficile à cerner, que constitue le marché, qui est une des institutions centrales de
notre société capitaliste moderne, mais qui, paradoxalement, a été très peu étudié par la
science économique. Celle-ci en donne une représentation très simplifiée, la simple
intersection d’une courbe d’offre et d’une courbe de demande. Elle n’en donne qu’un modèle
formel mais qui ne permet pas de comprendre la réalité concrète du marché, la manière dont
les prix se forment, dont les acteurs se rencontrent et échangent. Il faudrait que les
économistes aient un autre point de départ pour parvenir à une analyse des marchés plus
réaliste et satisfaisante. L’ouvrage de Pierre François opère un large tour d’horizon d’auteurs
que les économistes connaissent généralement peu ; il donne chair à la notion de marché, très
pauvre chez les économistes.
Hélène Tordjman souligne trois points qui lui ont paru particulièrement intéressants et
convaincants : (1) Le fait de partir de Weber lui semble très pertinent, de manière générale
et, plus précisément, par sa définition du marché qui fait intervenir deux dimensions :
l’échange et la concurrence. L’exposé est clair et permet à des néophytes de se familiariser
avec Weber. (2) La « fabrique sociale » de la rationalité économique est une notion très
intéressante. Les économistes se donnent cette hypothèse sans la discuter et devraient
réfléchir sur la manière dont la rationalité économique se forme, contrairement à la vulgate
économique partant d’Adam Smith, à la fin du XVIIIe siècle, qui souligne la propension
naturelle chez l’homme à acheter, à vendre, à marchander. On peut s’interroger à ce
sujet, comme le fait Albert O. Hirschman dans son ouvrage, Les passions et les intérêts :
Justifications politiques du capitalisme avant son apogée (PUF, 1977) : la catégorie d’intérêt,
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de recherche de son propre intérêt, privé, matériel, est historiquement datée, elle est née avec
le capitalisme. (3) Pierre François, se référant à Weber, montre que le marché est une forme
de socialisation, une manière de faire société. H. Tordjman adhère à cette idée qu’elle juge
essentielle ; avec d’autres économistes, elle pense également que le marché est une
institution ou un ensemble d’institutions. Cependant, certaines institutions fondamentales ne
sont pas évoquées dans l’ouvrage de Pierre François.
Selon H. Tordjman, trois niveaux institutionnels permettent au marché d’exister : (1) Celui
qui permet de définir une marchandise qui n’existe pas à l’état naturel, mais qui est construite
socialement (labels, marques qui rendent compte de la qualité de la marchandise). Cependant,
elle fait remarquer que les droits de propriété, importants dans la construction marchande,
sont un peu absents de l’ouvrage. (2) L’identité des acteurs qui ont le droit d’intervenir sur un
marché : par exemple, la réglementation de la concurrence contrôle l’identité des acteurs qui
interviennent sur tel marché. (3) Les mécanismes d’échanges, auxquels les économistes
s’intéressent presque exclusivement : des règles organisent la transaction (règles bilatérales
ou faisant intervenir une institution centralisatrice, par exemple le commissaire-priseur). La
manière dont les prix se forment (rôle des enchères) est également à considérer.
Une convergence des travaux des sociologues et des économistes hétérodoxes serait
souhaitable et doit être approfondie.
Cependant, Hélène Tordjman souligne quelques points de désaccord qui n’enlèvent rien à
l’intérêt de l’ouvrage :
1. Le choix des auteurs retenus - même s’il s’agit d’une littérature très riche – le choix de
ceux laissés dans l’ombre, est à son avis, un peu injuste. Pierre François s’est concentré
essentiellement sur les travaux des économistes orthodoxes alors que les travaux des
économistes hétérodoxes, institutionnalistes, évolutionnistes, régulationnistes auraient pu
présenter un apport intéressant (les travaux de North sur les droits de propriété et les
marchés, ceux de Schumpeter sur la concurrence comme processus dynamique (la
« destruction créatrice »), et ceux de Marx sur la concurrence comme lutte, comme conflit.
2. La tendance (sans doute liée au choix des auteurs) à se centrer un peu trop sur des
explications cognitives du lien social et à sous-estimer des structures sociales plus
lourdes, notamment les rapports de force capital-travail qui se cristallisent dans des
institutions comme les régimes de droit de propriété, qui eux-mêmes se durcissent (plus de
pouvoir aux actionnaires). Ces changements institutionnels reflètent des évolutions des
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rapports de force capital-travail et doivent être inclus dans l’analyse des institutions sur
lesquelles s’appuient les marchés. Il en est de même de la réglementation de la concurrence.
3. Cet accent porté sur l’aspect cognitif au détriment des notions de pouvoir et
d’institution conduit à simplifier l’exposé des analyses de Keynes. Dans le chapitre 12 de la
Théorie générale, qui porte sur les marchés financiers, Pierre François évoque surtout les
conventions alors que Keynes insiste beaucoup sur l’institution de la liquidité, centrale sur les
marchés financiers qui ont été organisés en vue de la négociabilité des titres et pour instaurer
une liquidité maximale des investissements.
4. Le manque de perspective historique sur l’évolution des marchés et leur impact
sur la société. A certaines périodes, le marché tend à s’étendre. Ainsi, du XIXe siècle à la
Première Guerre mondiale, le marché a joué un rôle intégrateur de la société de plus en plus
poussé : Polanyi, dans son ouvrage La grande transformation. Aux origines politiques et
économiques de notre temps (1944), montre que les marchés organisent des pans de plus en
plus importants de la vie sociale. Puis, suite à la crise de 1929 et aux deux guerres mondiales,
l’Etat a encadré davantage le marché ; il a créé des institutions de contrôle des marchés
financiers, de réglementation du système monétaire et financier international (accords de
Bretton Woods, 1944) ; de même, il a développé les réglementations sociales pour protéger le
travail (Etat-providence). Depuis les années 80, on assiste à un retour de la croyance en la
capacité auto-régulatrice du marché, avec un démontage progressif des procédures mises en
place dans les années précédentes, une déréglementation (ou plutôt un changement des
règles) et une libéralisation concernant les mouvements de capitaux, ainsi qu’un
démantèlement de la législation concernant la protection du travail avec un mouvement de
flexibilisation généralisée des marchés du travail.
On assiste, en outre, à une extension du domaine des marchés, avec l’apparition de nouvelles
marchandises, de nouveaux secteurs qui, autrefois, n’étaient pas marchands (marchés des
connaissances, des gènes, des variétés végétales, des « droits à polluer »…).
Est-ce que la grille analytique présentée dans le livre permet de rendre compte de l’extension
du domaine des marchés, de cette évolution historique ?
Ø Jens Beckert
Jens Beckert, qui s’est exprimé en anglais, présente trois points de réflexion :
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¡ La force de l’ouvrage et ses différents apports.
¡ Quelques points critiques.
¡ La pertinence d’une recherche sur les marchés d’un point de vue sociologique.
1. La force de l’ouvrage
Pour Jens Beckert, le livre apporte une taxinomie pour la sociologie des marchés, en replaçant
les études individuelles et les débats théoriques en ce domaine dans un cadre structurant et
compréhensif. C’est un livre excellent qui comble un vide dans la littérature qui existe
actuellement sur la sociologie des marchés. La sociologie économique, aujourd’hui, se centre
sur des études empiriques ; les réflexions théoriques ne concernent que des aspects
spécifiques des marchés.
Jens Beckert est impressionné par les qualités herméneutiques de Pierre François, l’importance
et la diversité des travaux cités dans différents domaines : (1) la sociologie classique et
contemporaine ; (2) la sociologie économique et la théorie organisationnelle ; (3) les études
empiriques et les approches théoriques ; (4) l’économie et la sociologie ; (5) la sociologie
économique française et américaine. Jens Beckert souligne l’aspect multidimensionnel de ce
livre qui permet de mettre en place des passerelles entre des débats souvent séparés. Ainsi, il
présente des sujets très divers (les prix, la gestion de l’information ou le capital social) comme
ressources dans la lutte pour la concurrence ; de même, il évoque des stratégies très
différentes (économie de la qualité, stratégies de clôture et entrepreneuriat) comme formes de
lutte pour la concurrence (chapitre 6-« La concurrence comme lutte »). Pierre François montre
que des approches et des thèmes très différents en sociologie économique peuvent être mis en
relation les uns avec les autres.
Concernant le fil conducteur suivi par Pierre François, Jens Beckert souligne un élément
central : son point de départ est la sociologie wébérienne, avec la combinaison d’une
approche morphologique et d’une perspective de l’action. L’auteur s’interroge à maintes
reprises sur la genèse des structures sociales (morphologie) ; cela lui permet d’introduire le
rôle des acteurs (lutte pour le marché de Weber), d’éviter le fonctionnalisme et d’insérer une
approche historique (genèse des jugements ; genèse des formes de concurrence à travers les
luttes pour le marché). Cela est particulièrement probant dans le chapitre sur la concurrence ;
il fait non seulement une présentation systématique des différents travaux sur le sujet mais
montre également que la concurrence est une relation sociale qui associe l’approche
structuraliste (morphologique) avec la perspective de la théorie de l’action (la lutte pour le
marché). Pierre François s’intéresse aux mécanismes inducteurs des structures. Il se réfère à
la perspective wébérienne (la lutte pour le marché), mais certaines questions structurelles
demeurent en arrière-plan. Comment expliquer l’émergence de la morphologie que nous
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observons ? Sur le plan théorique, cette question est esquissée dans le chapitre III sur la
perspective historique, où est présenté un excellent débat sur les différences entre les
approches de modélisation abstraite des économistes et la sociologie historique wébérienne,
beaucoup moins formalisée, qui s’intéresse à la genèse historique des formes spécifiques des
relations économiques.
2. Critique
Le livre présente une topologie impressionnante qui permet de comprendre comment les
marchés sont des constructions sociales (institutions…) et de développer un programme de
recherche pour approfondir les formes concrètes des relations sociales et les structures
identifiées dans les études empiriques, mais la thèse de l’ouvrage n’est pas clairement
développée.
¡ Sur le plan normatif, quelles configurations spécifiques sont plus efficaces ou plus
équitables ?
¡ Sur le plan historique, quel type de développement pouvons-nous constater concernant
l’organisation sociale des marchés ? Comment évolue la concurrence ? La diversification et la
spécificité des marchandises jouent-elles un rôle plus important dans l’économie actuelle qu’il y
a un siècle ?
¡ Comment évolue l’organisation de la concurrence sous l’effet de l’action de l’Etat ? Quels
sont les effets de la globalisation sur les formes de régulation du gouvernement ?
¡ Il n’est pas fait mention de l’aspect monétaire comme mode d’échange. Or, tous les
marchés recourent à l’argent comme moyen d’échange, mais la sociologie économique ne se
préoccupe guère de cet aspect (Helleiner…). L’argent force les acteurs à faire des
investissements et à prendre des risques, car autrement, les richesses sont perdues (inflation)
et aucun profit ne peut être réalisé. L’argent créée une dynamique en raison de son
accumulation détachée de sa valeur d’usage. En outre, elle est en lien avec la théorie sociale
du capitalisme.
3. Pertinence de l’approche sociologique pour l’étude des marchés
Pour ce faire, Jens Beckert prend l’exemple de la crise financière et économique actuelle. Il
constate qu’il y a au moins trois points essentiels débattus actuellement concernant la crise
financière (et, plus largement, la sociologie des marchés) qui sont analysés par Pierre
François : (1) La confiance : un élément central est l’effondrement de la confiance dans les
prêts interbancaires. Les questions concernant les conditions requises pour mettre en place un
climat de confiance jouent un rôle majeur en sociologie et spécialement en sociologie
économique. (2) La question du jugement de la qualité des biens (évaluation) : les marchés
se sont effondrés quand les investisseurs ne pouvaient plus juger de la valeur titre des
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produits financiers qu’ils détenaient dans leurs portefeuilles. (3) Le débat concernant l’impact
du comportement des managers et des investisseurs et leur rôle dans la crise actuelle
(notamment leur cupidité). D’où proviennent leurs attitudes ? Pierre François, à travers la
littérature, donne plusieurs réponses : (a) L’instruction (Durkheim) ; (b) les réseaux sociaux ;
(c) les théories économiques qui sous-tendent l’économie.
Ø Patrick Le Galès donne la parole à Pierre François qui répond sur quelques points
concernant les interventions de Hélène Tordjman et de Jens Beckert :
¡ Sur le plan de la science économique, Pierre François pense que l’économie orthodoxe
est souvent mal traitée dans les textes de sociologie et qu’on ne reconnaît pas assez la
spécificité de la méthode ; il trace la frontière entre l’économie orthodoxe et hétérodoxe qui
est immense et d’une grande qualité, mais qui n’est pas simple à intégrer (manque de place,
contraintes de l’éditeur).
¡ Il intègre la remarque de Jens Beckert sur l’absence de l’aspect monétaire dans son
analyse et celle de Hélène Tordjman concernant certains manques, comme le droit de
propriété.
¡ Il reconnaît qu’il manque une perspective historique ; il avait prévu une partie historique
au début de l’ouvrage (qui aurait représenté environ un tiers de l’ouvrage), mais qu’il n’a pas
pu réaliser faute de temps et de place.
Patrick Le Galès donne la parole à la salle.
Ø Débat avec le public
Nous ferons une brève présentation du débat en soulignant quelques points qui ont été
évoqués :
¡ Le fait de ne pas avoir cité Raymond Aron (Les étapes de la pensée sociologique) qui a
mis en lumière le rôle fondamental de la pensée de Weber pour les sciences sociales et a mis
en valeur son œuvre.
Pierre François est tout à fait conscient du rôle décisif joué par Aron qui a été l’un des
précurseurs pour mettre en place la traduction de Weber, mais le prisme aronien est particulier
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en ce sens qu’il n’a pas tenu compte de l’intérêt que Weber portait aux phénomènes
économiques.
¡ L’absence du mot « information » dans le débat. Or, sur un marché, se déroule une
procédure d’information ; de nombreux marchés (notamment les marchés financiers) sont
extrêmement complexes à interpréter. De nouveaux marchés s’ouvrent dans le domaine du
risque (domaine de l’opacité, par excellence).
Pierre François a abordé le problème de l’information par le biais de la question autour des
institutions (marques, labels…) sur lesquels s’appuient les marchés ; ceux-ci sont très
incertains (au niveau de la qualité des biens, des partenaires…) ; il existe des dispositifs qui
permettent de sélectionner l’information et de la gérer. Mais la sociologie économique, en
France, s’est un peu trop centrée sur la question de l’information sur les marchés, de manière
très fonctionnaliste (expliquer les phénomènes par ses conséquences) et méconnaît le fait que,
parfois, des dispositifs mis en place peuvent être dysfonctionnels et qu’il faudrait s’intéresser à
ces situations. Un économiste américain, Akerlof, a étudié la question de l’asymétrie des
informations sur les marchés.
¡ Les règles juridiques ne sont pas évoquées dans l’ouvrage.
Pour Pierre François, la question des règles juridiques concernant les marchés est un
problème très lourd et très important, un des points qu’il souhaiterait approfondir à l’issue de
ce livre. Certains sociologues, comme Pierre Lascoumes, ont fait des études très intéressantes
sur la sociologie du droit (Actualité de Max Weber pour la sociologie du droit, ouvrage publié
en 1995 sous sa direction). Pour P. François, ce serait une manière de revenir sur la question
des institutions et de rechercher comment les règles de droit modèlent les comportements
individuels et permettent la construction de comportements rationnels.
¡ Le marché est-il un état de nature ?
Selon Pierre François, les anthropologues seraient plutôt en désaccord avec la conception du
marché comme un état naturel. Les formes d’organisation d’échanges un peu élémentaires
sont très éloignées des marchés.
¡ Le marché est-il un mécanisme central dans les sociétés d’échanges modernes ?
Comment situer le marché par rapport aux grandes organisations ? Fernand Braudel a
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montré que dès le Moyen Age, on peut distinguer trois étages de la vie économique : un étage
domestique, un étage marchand et un étage capitaliste.
Pierre François répond que le terme de marché est assez polysémique et que les sciences
sociales ont souvent utilisé la métaphore du « marché » dès qu’il s’agissait d’échange. Or,
selon la définition wébérienne, le marché n’est pas que l’échange, l’effet princeps est la
concurrence. D’autre part, un échange n’est pas toujours un échange marchand. Les
anthropologues ont montré la spécificité des échanges marchands par rapport à certaines
formes de circulation des biens. Enfin, ce n’est pas parce qu’il y a un prix qu’il y a
nécessairement un marché. Cette question est bien étudiée par Florence Weber qui a montré
comment des transactions peuvent tantôt s’analyser comme des échanges marchands, tantôt
non.
¡ La question du politique par rapport au marché. Il est difficile, par exemple,
d’expliquer l’évolution des marchés financiers si on ne tient pas compte des luttes politiques.
Pierre François rappelle que Weber montre que le marché est avant tout un lieu de conflit et
de domination (et d’exploitation en ce qui concerne le marché du travail).
Si on comprend la politique dans un sens plus politiste (avec référence à l’Etat), un point de
convergence en sociologie économique est qu’on ne construit pas un marché s’il n’y pas
d’Etat ; une instance coercitive est nécessaire ; c’est un point central aux USA (Fligstein,
Dobbin), un peu moins étudié en France. Le marché n’est pas un espace d’auto-régulation,
sinon on ne comprend pas ses formes de développement historique.
¡ Réciproquement, quel est l’impact du marché sur l’Etat ? Quelle est l’articulation et quels
sont les traits distinctifs entre marché et Etat ?
Comme le souligne Patrick Le Galès et comme l’ont montré de nombreux travaux, beaucoup de
formes d’action publique peuvent épouser des formes marchandes. Des processus
d’externalisation sont également mis en place (contrats public-privé). Un des intérêts de la
perspective wébérienne est de permettre de penser la différenciation marchande. Les
frontières ont tendance à se brouiller. Se recomposent-elles autrement ?
¡ Quel avenir pour les marchés ? Ne voit-on pas des remontées du marché vers
l’Etat ?
Pierre François répond qu’il y a une direction très claire de re-régulation vers un Etat
régulateur. Les règles n’ont jamais disparu, mais il faudrait des règles un peu différentes, la
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question est de savoir lesquelles. Maintenant, ce qui se joue sur les marchés financiers ne se
joue pas forcément sur les marchés de l’art.
Ainsi s’achève ce débat qui est loin d’être clos. Comme le suggère Pierre François à la fin de
son livre, « l’entreprise que nous avons tâché de mener à bien dans ce volume ne doit se lire
qu’en acceptant d’en faire un premier pas dans une entreprise d’étoffement empirique, de
systématisation analytique et d’élargissement conceptuel que la nouvelle sociologie
économique, dans sa dimension d’entreprise collective, appelle et rend possible ».
Compte rendu réalisé par Marie-Annick Mazoyer (CSO)
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