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PATIENTS EN SURSIS : VECUS ET HOSPITALISATION
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SANTE MENTALE EN CONTEXTE SOCIAL / 2006
MULTICULTURALITE ET PRECARITE
Isabelle DEGREVE
Infirmière spécialisée en santé
communautaire
[email protected]
La vie hospitalière reste encore très méconnue. Comment les patients atteints de
pathologies graves se représentent-ils leur passage dans une unité de soins ? Sont-ils
préparés à entendre le diagnostic annoncé par le corps médical ? Prennent-ils conscience des
atteintes physiques, psychiques et sociales qu'engendreront les soins qui leur seront
prodigués au cours de l'hospitalisation ? Ecoutons quelques témoignages afin d'avoir une
idée plus réaliste de leurs vécus, suite à des traumatismes qui modifient leur identité, leurs
relations et leur destinée...
Infirmière spécialisée en santé communautaire, je travaille en tant qu’infirmière
hospitalière dans un service de chirurgie digestive aux Cliniques St Luc à Woluwé. Dans le
cadre hospitalier, la dimension sociale n’est pas aisée à développer. Ayant peu d’expérience
dans le milieu social, j’ai suivi la formation santé mentale en contexte social afin de
m’éclairer et d’avoir une vision plus nette du travail d’écoute et d’accompagnement
psychosocial en tant que tel.
J’ai réalisé des récits de vie avec plusieurs patients afin de mieux comprendre leurs
ressentis, la vision qu’ils avaient de leur hospitalisation, les agressions physiques et
psychiques qu’ils subissaient ainsi que leurs relations vis à vis de l’équipe médicale et
paramédicale. J’ai regroupé leurs propos en divers points, que je développerai, comme les
premiers indices de leur corps malade, les visions d’eux-mêmes et de leur maladie, leur
rapport à la nourriture, les réactions de leur famille, de leurs amis … Ils m’ont relaté les
profondes transformations identitaires et relationnelles qu’ils ont vécues suite à leur
pathologie et à leur condition de patient en sursis.
1. Description et situation de mon service
Ce service traite des pathologies du tube digestif : l’œsophage, l’estomac, l’intestin
grêle, le colon et le rectum. Ce sont des maladies inflammatoires, néoplasiques, parfois à un
stade avancé ou alors des patients qui nécessitent une reconstruction de l’œsophage ou autre
montage suite à une malformation ou après avoir tentés de se suicider.
Outre le personnel de nursing, il y a trois professeurs-spécialistes qui ont chacun leurs
assistants respectifs.
Certains patients hospitalisés découvrent fortuitement qu’ils ont un cancer. Il est
décelé lors de la chirurgie et le diagnostic tombe en post-opératoire. Bien souvent un
traitement de chimiothérapie et/ou de radiothérapie s’avérera nécessaire par la suite. D’autres
savent qu’ils viennent pour être opérés de leur cancer, ont déjà subi chimiothérapie et/ou
radiothérapie préopératoire. Bien souvent il y a guérison, rémission ou, pour d’autres, il y aura
synonyme de « survie » avec un traitement palliatif.
1
Un autre type de patients souffre de la maladie de crohn1, de recto-colite-ulcérohémorragique1 avec soit une première opération et un lourd passé médical et psychologique,
soit un nouveau passage aux mains du chirurgien.
Pour tous ces patients, le schéma corporel, son intégrité, son psychisme sont perturbés
par le traitement lourd, le diagnostic, les cicatrices, la stomie digestive2 éventuelle,….
L’hospitalisation peut être longue (+de 15 jours), hospitalisation lourde (jeûne long, schéma
corporel perturbé…). L’hospitalisation peut en engendrer d’autres. Des liens peuvent se
former au contact de patients chroniques.
Zoom sur une matinée au sein de l’unité
Il est 6h38, l’ascenseur s’arrête au 5ème, les lampes sont encore en veille dans le
couloir. J’aime arriver un peu à l’avance comme çà je peux discuter avec les deux veilleuses.
Zut le café n’est pas passé, mes collègues ont sûrement dû avoir du boulot cette nuit.
Ah voilà Sophie la secrétaire qui arrive. Alors que nous discutons du week-end passé, les
veilleuses arrivent. La nuit n’a pas été facile, l’assistant junior3 n’a pas su assurer pour le
patient post-opératoire et le senior4 était en salle pour une greffe hépatique toute la nuit. Elles
ont donc dû gérer et maintenir le patient à l’étage car il n’y avait pas de place aux soins
intensifs pour le moment. Le café vient de se terminer et les autres collègues du matin arrivent
un par un. Ah oui, c’est lundi, il y a deux nouvelles étudiantes qui commencent aujourd’hui.
Elles sont en 2ème année et c’est leur premier stage de l’année.
6h52, on quitte la salle café, toute l’équipe se dirige vers le bureau infirmier, c’est
l’heure du rapport.
Après 45 minutes de rapport pour les 23 patients présents dans l’unité, on salue
Geneviève et Francine qui partent en récupération, elles viennent de finir une série de 7 nuits.
Après avoir regardé le cahier de charges rempli par l’infirmière chef qui sépare le couloir en 2
parties, je vois que je travaille avec Véronique, une infirmière, Sandrine, une aide-soignante et
Anne une des nouvelles étudiantes. Je vois avec mes collègues comment on organise notre
matinée. Comme je vais suivre Anne, en tant que référente de cette étudiante, je commence
par vérifier les prises de sang à effectuer, si elles sont bien nommées et étiquetées et je pars
avec Anne pour l’évaluer sur son soin. Pendant ce temps Véronique commence son tour des
patients d’administration des médicaments per os5 et intra-veineuses. Elle prend les
paramètres, vidange les sacs urinaires, gastriques, les drains et donne les anti-douleurs si
nécessaire.
Après que l’élève ait raté sa première prise de sang, je prends le relais et lui réexplique la technique. J’essaie de la mettre à l’aise, d’ailleurs par la suite, je la laisse finir
seule pour moins la stresser en lui disant de m’appeler au moindre doute ou souci.
Pendant ce temps, je rejoins Sandrine qui vient de commencer une toilette complète
seule.
-
« Bonjour Monsieur Dupond, comment allez-vous ce matin ?
Bof, pas bien dormi. J’ai eu mal toute la nuit malgré que l’infirmière soit passée
souvent pour essayer de me soulager.
1
Crohn et recto-colite-ulcéro hémorragique : maladies inflammatoires du tube digestif.
Stomie digestive : abouchement de l’intestin à la peau.
3
Assistant junior : chirurgien dans ses 3 premières années de spécialité.
4
Assistant senior : chirurgien dans ses 3 dernières années de spécialité.
5
Per os : médicaments administrés par la bouche.
2
2
-
-
Ah, et vous l’avez signalé au médecin, ce matin ?
Vous savez, ils sont passés tôt ce matin, je venais juste de m’assoupir, ils ont écouté
mon ventre et m’ont dit qu’ils repasseraient plus tard dans l’après-midi mais qu’il
fallait prendre les anti-douleurs, je n’étais pas bien réveillé.
Ah, oui, je comprends. »
Je termine la toilette de Monsieur en le rasant, en lui faisant un bain de bouche, comme
ça, Sandrine peut partir distribuer les petits-déjeuners car Olivier, l’aide logistique est malade.
Une fois la toilette terminée, j’appelle Bernard, le kiné pour m’aider à lever Monsieur qui
n’est pas facile à mobiliser. Bernard est déjà occupé un peu plus loin, je rappelle donc
Sandrine pour venir m’aider comme l’étudiante est toujours occupée à piquer les prises de
sang .
-
« 1,2 et 3, et hop ! Monsieur, vous pouvez vous lever. Appuyez bien sur les jambes.
Regardez devant vous. Maintenant, vous pouvez avancer, vous tourner .. Oh ! Mince !
Votre poche de stomie vient de lâcher … ».
L’odeur nauséabonde se dégage dans la chambre alors que le voisin avait commencé
son petit-déjeuner. Malgré le rideau tiré, son appétit fut coupé…
-
-
« Aller, on va s’asseoir et je vais vous changer votre poche. Cela peut arriver. Ne
vous en faites pas…Ce sera un exercice pour vous. Si vous voulez regarder votre
stomie ?
Oh non, mademoiselle, c’est encore trop tôt ! ».
Une fois les repas distribués, Sandrine part dans une chambre, pour commencer à installer
d’autres patients au lavabo.
Après avoir rafraîchi le patient et le sol, je termine le soin et rejoins Véronique afin de lui
faire mon rapport et qu’elle l’inscrive dans le dossier. Lorsque les toilettes sont terminées, je
regarde l’heure 11h10, déjà !
Après que nous ayons vidé les sacs récolteurs, les redons6 à l’utility7 sale, la chef nous
fait le rapport pour les changements éventuels des traitement et pansements dont elle a pris
connaissance lorsqu’elle a fait le tour avec les assistants le matin. Elle nous informe qu’elle
sera absente le reste de la matinée pour une réunion.
Après une courte pause à la salle café, où nous parlons entre nous, on se distribue les
pansements à réaliser. Je vais suivre Anne l’étudiante. Pendant ce temps, Céline fait ses bilans
hydriques, valide les traitements, réalise les changements et Sandrine prépare les chambres
post-opératoires et met les repas de midi à chauffer.
Et les sonnettes ne cessent de claironner.
-
« Oui, Madame, vous avez sonné ?
Ben oui, j’ai signalé ce matin que j’avais mal au niveau du drain, l’anesthésiste
m’a dit qu’il m’avait injecté la dose maximum dans la pompe anti-douleurs mais
j’ai toujours aussi mal, je ne suis pas soulagée ».
Effectivement, après avoir été consulter le dossier du traitement, je remarque que le
traitement d’analgésie a été administré. J’appelle l’anesthésiste responsable, pas content car il
6
7
Redons : drain sous aspiration récoltant un liquide biologique.
Utility : local servant à entreposer du matériel.
3
venait de passer dans le service. Il me donne l’ordre d’administrer un autre médicament et me
promet qu’il repassera début d’après-midi.
Les pansements prennent du temps avec Anne, mais c’est normal, elle apprend.
Lors d’un soin, je remarque une rougeur sur la plaie abdominale d’un patient opéré il y a 4
jours, avec un petit écoulement. Je laisse l’étudiante seule un instant et je vais bipper Laurent,
l’assistant responsable qui, je le sais, est en salle d’opération. Mais je veux lui transmettre
l’information et savoir ce que je peux faire en conséquence.
Voilà, les soins se terminent, il est 12h43, j’envoie l’étudiante dîner, elle a une heure de
pause. L’équipe se réunit dans la salle café pour pouvoir dîner ensemble. Mais ce moment est
entre-coupé de sonnettes, de coups de téléphone, de stagiaires médecins qui nous demandent
des prises de sang en urgence…Voilà une matinée qui est passée vite mais la journée n’est pas
encore terminée !
Il y a énormément de travail et celui-ci est bien souvent lourd, le temps passé auprès du
patient est compté. Les moments où on peut travailler le relationnel, avoir des confidences des
patients se font rares. Comme le dit Christophe Dejours, nous devons sans cesse « tricher »
dans notre travail effectif, au quotidien, afin de pouvoir pratiquer ce sur-travail indispensable,
et pourtant non évaluable, l’écoute de nos patients, de leur ressentis et de leurs douleurs
existentielles.8
2. Choix et évolution de ma problématique
Le choix de ma problématique fut assez vague au début de mon travail d’enquête.
Il y avait, pour ma part, plusieurs sujets à débattre mais je ne voyais pas comment faire le lien
entre le certificat de santé mentale en contexte social et mon travail au quotidien. Des idées,
j’en avais, comme le burn out des infirmières, la difficulté d’avoir une vision globale du
patient (vu le manque de personnel et de temps imparti) et de le soigner en conséquence.
J’aurais voulu parler aussi des parcours des patients, de leurs vécus de la maladie, du passage
de patient sain au lit d’hôpital.
Après avoir vécu une situation assez délicate et grave avec une patiente, l’envie de
parler de l’agressivité des professionnels envers les patients m’est venue. Cette patiente était
revenue en pleurs d’un scanner demandé en urgence, car les radiologues et les techniciens
avaient tenus des propos diminuant la personne et négligeant tout l’aspect humain de la
patiente.
J’avais commencé ma recherche sur ce thème mais heureusement cela ne s’est plus
reproduit ou du moins aucun patient n’en a plus jamais fait référence.
Ensuite après avoir réfléchi, en travaillant au quotidien avec des personnes ayant un
passé lourd médicalement, chirurgicalement et psychologiquement, je me suis penchée plus
sur le ressenti du patient dans son lit avec les agressions physiques, morales qu’incombent
une hospitalisation. Tout ceci tant au niveau médical qu’infirmier.
Ce choix n’est pas anodin car je me suis retrouvée également de l’autre côté de la
barrière à un moment de ma vie. Je suis passée du statut de soignant à celui de patient. Suite à
un grave accident de la route, je me suis retrouvée dépendante pour tout, aussi bien pour les
petits gestes de la vie courante, que pour avoir le droit de prendre mes propres décisions.
Je me suis rendue compte à quel point le relationnel était primordial dans les situations
critiques. Car, à un moment donné de mon hospitalisation, je ne me sentais plus maître de
8
DEJOURS Ch., Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale. Point Seuil, 2006.
4
mon corps, celui-ci ne m’appartenait plus… Ayant eu autour de moi un personnel soignant,
des parents, des amis, compréhensifs, à l’écoute sans être envahissants, j’ai pu comprendre de
manière plus sereine et objective mon parcours de dépendance. Leur aide m’a fait avancer et
ma convalescence s’est d’autant mieux passée. Je les en remercie encore.
Que veut dire être patient ? A quoi pense le patient et que ressent-il dans son lit
d’hôpital quand il vient pour se faire opérer ? Se sent-il écouté ? Soutenu ?
Mon sujet en tête, il ne me restait plus qu’à m’y lancer. Après avoir eu quelques
rendez-vous avec Pascale Jamoulle, nous avons pu trouver une stratégie afin de mener mon
enquête de manière adaptée à mon quotidien : des interviews ou micro-discussions avec les
patient. La difficulté, pour moi, était de trouver le moyen de pouvoir rencontrer les patients en
gardant mon statut de professionnelle et de suivre un fil conducteur avec une méthodologie.
3. Méthodologies
Pour réaliser cette enquête sur le ressenti des patients, j’ai croisé différentes
approches : des entretiens avec eux, mon vécu personnel et l’observation participante dans
mon travail au quotidien. Pour mes entretiens avec les patients, j’ai ciblé une catégorie type
de personnes. Je tenais à ce que ce soit des patients avec lesquels j’entretenais un suivi
régulier, ayant subi une, voire plusieurs opérations, ayant donc un temps d’hospitalisation
assez long. Cela afin d’avoir assez de « sujets à débattre ». Aussi, je voulais travailler avec
des patients avec qui un lien de confiance et de réciprocité s’était installé. Ces patients
n’étaient pas en post-opératoire immédiat et ne demandaient plus de soins lourds.
Les ayant choisis, je leur ai dit que j’avais suivi une formation et que je devais faire
une recherche par rapport à mon travail d’infirmière. Je leur ai expliqué le sujet d’enquête et
les thèmes sur lesquels je voulais me pencher : le vécu, les craintes et agressions diverses du
patient hospitalisé. A mon grand étonnement, tous m’ont répondu « oui », directement. Ce
« oui » rimait avec de la reconnaissance, ils pouvaient s’exprimer sur leur maladie, ils étaient
entendus.
Après avoir eu leur accord pour les interroger, je trouvais un moment de la journée qui
leur convenait afin de pouvoir m’entretenir avec eux. Ce fut, pour les trois personnes choisies,
le soir, après mon travail de l’après-midi. C’est un moment de la journée où les visites sont
terminées et où les soins sont finis pour la plupart. Il n’y a que la veilleuse qui passe pour les
traitements IV et per os. Je ne voulais perturber ni leur quotidien, ni les habitudes qu’ils
avaient prises à l’hôpital.
Avant de commencer mes interviews, je leur rappelais une dernière fois en quoi
consistait mon travail de recherche, leur assurais l’anonymat et pour ce, ils pouvaient choisir
un nom d’emprunt, tout ce qui se disait dans la chambre ne sortirait de là.
Je leurs signalais que j’allais prendre des notes au moment des récits, que j’allais
recopier tout en un texte suivi par la suite et que, s’ils le désiraient, ils pourraient en prendre
connaissance.
Je ne voulais pas que mes entretiens soient des entretiens dirigés. Ceux-ci étaient semidirectifs c’est à dire qu’il y avait un point de départ et après il y avait une prise de liberté, je
suivais le discours de la personne interviewée.
Je tiens à préciser que je n’ai parlé à aucun des patients de mon hospitalisation
personnelle.
5
Voici quelques questions auxquelles je faisais référence tout au long de mes
entretiens :
- Quels sont vos ressentis en tant que patient face à l’équipe médicale et
paramédicale ?
- Quelle est votre histoire en tant que patient ?
- Comment s’est passé votre accueil à votre arrivée dans l’unité ?
- Comment vivez-vous les transformations de votre corps suite à la chirurgie, vous
sentez-vous écouté ? En confiance ?
- Quelles sont les relations, les vérités avouées aux proches, à la famille ?
- Comment voyez-vous l’avenir professionnel, familial, relationnel ?
- L’avant et l’après de la maladie ou de l’accident, le sens de la vie a-t-il changé ?
Chaque entretien s’est déroulé dans l’intimité, c’est à dire entre le patient et moimême. Le hasard a voulu que chaque patient soit seul dans sa chambre, soit en chambre
privée, soit en chambre commune mais sans voisin à ce moment précis.
Comme j’avais averti mes collègues de mon travail d’enquête et que je leur signalais
qui j’allais interroger le soir, les veilleuses ne passaient pas dans la chambre tant que j’y étais.
Chaque récit a duré entre 1h30 et 2 heures. Je m’installais dans un fauteuil proche de
la personne, mon carnet à la main. Le patient était installé dans son lit. La fin de l’entretien se
marquait soit par la personne qui jugeait qu’elle avait fait le tour de la question et qu’elle
n’avait plus rien à ajouter, soit je sentais une fatigue de la personne, ce qui mettait un terme à
la discussion. Mais je gardais une porte ouverte en signalant que si elle voulait ajouter
quelque chose plus tard, il suffisait de me le signaler.
4. Corps malades en sursis
Je vais commencer par vous présenter les trois patientes avec qui j’ai travaillé. Ce sont
trois femmes avec des parcours de vie décalés car leur âge et leur pathologie sont différents.
Toutes les patientes choisies ont subi plusieurs interventions antérieures et étaient dans notre
unité pour l’intervention finale qui allait enfin pouvoir les projeter vers un avenir plus certain.
Toutes pouvaient manger à leur sortie mais demandaient encore des soins infirmiers à la
maison pour des plaies qui avaient du mal à cicatriser ou un suivi d’anticoagulants.
Parmi ces récits de vie, j’ai pu remarquer des similitudes assez frappantes, similitudes
que j’ai regroupées en divers points que je propose de développer dans cet article : les
différentes visions de soi, le changement des habitudes diététiques, la réaction face aux
proches, les premières alarmes du corps malade. J’ai pu contextualiser leurs discours de par la
chronologie de leurs propos, les priorités qu’elles mettent dans leur histoire de vie, comment
elles se sentaient dans leur corps blessé.
Portrait de mes interlocuteurs
La première personne s’appelle Marguerite. Elle a 26 ans. Elle est célibataire et vit
seule. Elle est coiffeuse de formation mais au chômage. Elle travaille au noir, grâce au
bouche à oreille ; donc au domicile des clients. Elle réside dans le Namurois. Fashion
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victime9, c’est comme cela qu’elle se décrit, dynamique, proche de ses parents. Elle a
énormément d’amis et adore les sorties en boîte. Elle profite de la vie.
La deuxième se prénomme Aimée. Elle a 70 ans. Femme battue par son mari
alcoolique, décédé voilà 25 ans, elle a un fils qui s’est marié tard, me dit-elle. Il vit à 1 km de
chez elle. Aimée se décrit comme une grande gourmande et est friande de pâtisserie. Elle vit
une relation fusionnelle avec son fils et sa belle-fille qu’elle considère comme sa propre fille.
Elle réside dans la région de Charleroi. Elle a toujours gagné sa vie en faisant des ménages ou
du repassage pour ses voisins ou amis. Son mari ne voulait pas la voir partir tous les matins
mais il fallait bien faire rentrer l’argent à la maison pour manger et élever mon fils. « Je n’ai
pas eu facile, tu sais, ce n’est pas gai quand tu vois ton mari balancer ta poêle avec ton souper
au milieu de jardin parce que cela ne plaisait pas à Monsieur… » « C ‘est pourquoi je n’ai
jamais voulu refaire ma vie. Je vis avec et pour mon unique fils »
La troisième porte le doux nom de Manon. Elle a 20 ans. Elle a fini sa rétho en juin
dernier et se préparait à poursuivre des études d’institutrice. Elle vit entre Charleroi et
Namur, avec sa maman, ses parents sont divorcés depuis qu’elle 10 ans. Manon est une
habituée des hôpitaux, elle est suivie depuis ses 6 ans pour un cancer neuro-épithélium
périphérique localisé au niveau des côtes dont on a dû en ôter deux. Elle a subi des radios et
chimiothérapies. Le traitement est terminé depuis lors mais elle continue à devoir faire des
bilans annuels. C’est sans doute à cause de son passé qu’elle vit une relation si particulière
avec sa maman avec qui elle partage tout, me dit-elle, même si chacune garde ses activités
propres. « On forme une sorte de couple mais qui ne se détruit pas » me dit-elle. Elles se
soutiennent.
L’expérience intime des patients avec la maladie
Chaque personne rencontrée a eu, à un moment de sa vie, un problème de santé assez
grave. Cette pathologie a changé leur vie et leur laisse des traces indélébiles.
Les premières alarmes, symptômes, indices du corps-malade
Marguerite avait reçu, à l’âge de 10-11 ans, un coup de sabot de cheval dans le ventre,
sans souci majeur à ce moment-là, avec uniquement un hématome abdominal.
Elle rentre dans un hôpital de la périphérie de Bruxelles via les urgences, en juin 2006,
pour douleurs abdominales et est opérée le lendemain pour adhésiolyse10. Elle est reprise en
salle d’opération une deuxième fois par le même chirurgien une semaine plus tard par
laparotomie11. Après une semaine de douleurs vives et de périodes de température,
Marguerite sera réopérée par l’assistant du chirurgien. Il mettra en évidence trois fistules
grêles. Donc une stomie est réalisée où l’intestin grêle est abouché à la peau, les selles sont
extériorisées et récoltées dans une poche externe. Cette stomie réalisée en urgence est
inflammatoire, donc la poche est surdimensionnée et difficile à appareiller. A la sortie de sa
troisième opération, la patiente est plongée dans un coma artificiel pendant une semaine, vu
son état physique général et afin d’éviter les douleurs post-opératoires. Durant cette semaine
de sommeil forcé, elle fait des rêves étranges. « J’étais attachée dans mes rêves » mais dans la
réalité aussi, cela elle l’a appris plus tard. « J’avais soif, je voyais une cascade de jus
9
Fashion victime : personne adorant la mode.
Adhésiolyse : libération d’adhérences.
11
Laparotomie : incision de l’abdomen.
10
7
d’orange coulant à flots et pas moyen de m’approcher car j’étais attachée. » « Un jour, j’étais
sur un bateau pour m’échapper et changer d’hôpital ». « Je ne garde aucun souvenir de ces
moments en réalité, mais bien de tous ces rêves étranges. »
Pour Aimée, les symptômes ont commencé en juillet de l’année passée par un manque
d’appétit, elle n’arrivait plus à finir ses repas. Pourtant Aimée a toujours eu « un bon coup de
fourchette ». En août, elle a eu une bronchite, qui a pris du temps à guérir, c’est à ce moment
qu’elle n’arrive plus à avaler des solides, seul le liquide passe. Elle perd du poids, 4 kg en
trois semaines. « Je sentais que quelque chose ne tournait pas rond, mais j’ai préféré ne rien
dire à mon fils et ma belle-fille comme çà ils pouvaient partir en vacances sans soucis. » A
leur retour, sa belle-fille remarque qu’Aimée a maigri, la questionne et, ensemble, elles vont
voir leur médecin traitant. Il les envoie à l’hôpital. Là-bas, les médecins découvrent une
masse au niveau de l’œsophage qui le sténose. Ils essayent de dilater l’œsophage mais ils n’y
arrivent pas et perforent celui-ci, donc une oesophagostomie12 et une gastrostomie13 sont
pratiquées. « C’est de ma faute, je ne voulais pas venir à Bruxelles pour leurs éviter les
trajets, je voulais aller au plus près et voilà maintenant, ils font la route tous les jours. »
Aimée est hospitalisée à St Luc et trois jours plus tard les chirurgiens l’opèrent pour
essayer de remettre en continuité le système digestif haut et ôter la tumeur oesophagienne.
Mais, en ouvrant, les chirurgiens se rendent compte qu’il y a une médiastinite14 et donc le
système doit encore rester au repos pendant minimum trois mois. En sortant de la salle
d’opération, Aimée est appareillée avec drains médiastinaux, thoraciques, une
oesophagostomie et une jéjunostomie. Elle fera un séjour de trois jours aux soins intensifs.
Quant à Manon, les symptômes l’ont amenée à l’hôpital à St Luc aux urgences pour de
vives douleurs dorsales. Son médecin-pédiatre qui la connaît depuis 10 ans, lui diagnostique
une déchirure musculaire, vu la fragilité de ses muscles de par la chimiothérapie subie
auparavant. Un mois après, Manon est de retour aux urgences à Bruxelles, ayant dû écourter
ses vacances à la mer, pour les mêmes plaintes. Mais elle manifeste en plus une perte
d’appétit et une difficulté à avaler. Les médecins diagnostiquent une perforation
oesophagienne dû à un anévrisme aorto-oesophagien. « Je vomissais du sang et je
commençais à me sentir partir. »
Manon est envoyée en salle d’opération directement pour y être opérée. Elle
séjournera aux soins pendant une semaine. Elle me dit : « Je ne garde que de bribes souvenirs,
mes premiers moments de prise de conscience, c’est quand je suis montée à l’étage de
chirurgie et où maman n’était pas avec moi. » Manon se retrouve avec une oesophagostomie,
jéjunostomie15, des drains thoraciques et un drain dorsal pour un abcès.
Les corps abîmés, les diverses visions de soi
Marguerite s’est réveillée aux soins intensifs quand ses « drogues » ont été stoppées.
Celle-ci n’est pas au courant qu’elle avait été dans mise dans le coma volontairement et ne se
rendait pas compte de ce qui lui était arrivé. Elle a posé la question au personnel soignant.
L’équipe médicale et paramédicale ne lui avait rien dit de son coma artificiel et de son état
physique. Sa famille qui venait la voir quotidiennement ne lui parlait pas de son état
inquiétant. « Ils me voyaient pourtant avec des yeux hagards et perdus. »
12
Oesophagostomie : abouchement de l’œsophage à la peau.
Gastrostomie : abouchement de l’estomac à la peau.
14
Médiastinite : inflammation du médiastin.
15
Jéjunostomie : abouchement du jéjunum à la peau.
13
8
Il a fallu plus de trois semaines à Marguerite pour se rendre compte de la gravité de
son état. Elle a pris en a pris conscience quand elle a vu la difficulté qu’elle avait à faire les
gestes de tous les jours. « Me brosser les dents et faire ma toilette me prenaient un temps
dingue, c’est là que je me suis rendue compte de mon état de dépendance vis à vis de l’équipe
soignante. Avant j’étais trop dans le brouillard pour en avoir conscience et je ne me rendais
pas compte d’où j’étais, je me souviens de la lampe, sorte de néon au-dessus de ma tête, des
bruits des machines, du manque d’intimité, j’avais perdu la notion du temps. (…) Un jour
lors d’un soin, je me suis penchée et j’ai vu mes intestins sortir de mon ventre, d’une couleur
rose, moi qui croyais que c’était gris, je me suis recouchée et je me suis dit :c’est pas vrai,
c’est moi cette horreur, comment je vais faire ? »
Durant ces deux mois et demi de soins intensifs, Marguerite a dû « apprendre » à
regarder son ventre, à accepter les soins lourds et invasifs quotidiens, à voir le désarroi de
l’équipe face à la difficulté à appareiller la poche. Elle a dû réapprendre les gestes simples,
elle a vu sa diminution physique, sa chute de cheveux et a dû réapprendre à marcher. « Tout
ceci, je le dois à l’accompagnement de l’équipe paramédicale et au soutien de ma famille et
mes amis. (…) J’ai beaucoup pleuré car rien ne m’était clairement expliqué de la part des
médecins. Je n’étais qu’un numéro, par contre le contact et le réconfort des infirmières et du
kinésithérapeute m’ont beaucoup aidée. »
Marguerite se rendait compte des limites de l’équipe infirmière mais celle-ci était
toujours présente avec des mots réconfortants. Quand elle est sortie de réa, Marguerite avait
également une alimentation entérale16 dans sa stomie. Il y avait un morceau d’intestin par
lequel les selles étaient éliminées et un autre qui servait à la nourrir via une sonde reliée à une
pompe qui administrait l’alimentation entérale. Tout ceci était enfermé dans une unique
poche.
De retour à la maison, Marguerite pouvait faire sa toilette seule mais en fermant les
yeux quand elle devait arriver à l’endroit de sa stomie.
De novembre à février, la patiente est passée par différents stades avant d’accepter
cette stomie : l’envie de ne voir personne, de ne pas donner signe de vie consciemment à ses
proches, de ne pas sortir, de ne pas aller au resto…jusqu’à l’acceptation de la poche et le fait
de la prendre en charge… Dans un premier temps, elle ne supportait pas de sentir la chaleur
de ses selles coulant sur son abdomen et se déversant dans la poche.
Elle a essayé de sortir une ou deux fois avec une amie mais elle devait s’habiller en
conséquence : « « Je mets de grands ponchos, des habits larges limites trop grands pour moi,
des trainings et toujours accompagnée d’un grand sac pour y mettre le sac récolteur des selles.
Moi qui suis coquette et adore la mode, j’avais l’impression de me déguiser… »
La patiente ne se sent pas belle, ne pense même pas à rencontrer quelqu’un car elle ne
voit que ses intestins qui sortent d’elle : « Je me suis rendue une fois dans un bar avec ma
bande d’amis et ma poche s’est décollée, ce qui peut arriver quand je reste trop longtemps
assise sans vider la poche. Je ne vous dis pas l’odeur et les traces jaunâtres sur mon pull. »
Elle est sortie une ultime fois avec une amie proche dans un grand magasin pour y
faire des courses alimentaires et la caissière lui a demandé de lui montrer son sac, c’était celui
qui récoltait les selles. « Je pense que j’étais aussi gênée qu’elle. »
Marguerite est célibataire, elle sent sa féminité perdue, elle préfère rester seule, sans
relation car il faudrait, au cas où elle rencontre quelqu’un, lui expliquer la situation. Donc elle
ne sort pas, comme çà elle ne rencontre personne. « Certains jours, je n’ai même pas envie de
me laver ni de me maquiller, à quoi bon ? »
Son quotidien se résume à se lever-se laver-manger et regarder la télévision.
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Alimentation entérale : alimentation au moyen d’une sonde par l’intestin.
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Elle a pris conscience de son corps et du fait que la stomie faisait partie intégrante
d’elle. A la mi-octobre, elle a dû, par la force des choses, faire ses pansements elle-même.
Un jour la poche a lâché et l’infirmière à domicile ne savait pas venir de suite. « J’ai donc dû
prendre mon courage à deux mains et faire le soin moi-même. »
Aimée, quant à elle, ne me parle pas de sa difficulté par rapport aux cicatrices et aux
drains, ni à l’alimentation entérale. « Je ne me suis jamais mise en maillot de bain, ni
maquillée, ce n’est pas maintenant que je vais commencer.» Elle n’a aucune difficulté à se
regarder dans le miroir lors de la toilette ou à regarder son corps lors des soins. Son physique
lui importe peu. Mais elle fait quand même référence à la diminution de sa force physique,
elle se rend compte qu’elle ne sait plus porter qu’un verre d’eau, elle qui travaillait tant et ne
demandait d’aide à personne. Elle met plus de temps à se déplacer.
Manon, elle, avait déjà des cicatrices causées lors de ses traitements antérieurs. Elle les
avait enfin acceptées. Au début en post-opératoire immédiat, ses cicatrices lui importent peu
mais elle se rend compte qu’il y a beaucoup d’appareillage autour d’elle. « J’ai de la chance
d’être là, mais à quel prix ? »
Ce n’est qu’au retour chez elle, que Manon prend conscience de son corps abîmé.
Accepter ses cicatrices et en faire abstraction ne sont pas choses aisées. Elle fait l’abstraction
de son corps en entier, ne se regarde plus dans le miroir, ne prend plus soin d’elle…
Le regard des autres lui fait mal. « Moi qui adore faire les magasins, je ne me suis plus rien
achetée depuis un an. Pourquoi acheter ? Rien ne m’irait, j’ai tellement maigri et je ne sors
plus de toute façon. »
De plus, depuis sa dernière intervention où on a remis tout en continuité, Manon a des
nausées en permanence et donc a des réflexes de vomissements qui peuvent arriver à
n’importe quel moment ; ce qui ne la réconcilie pas avec son propre corps. « A force, on s’y
fait mais je n’ai plus de vie sociale d’adolescente à cause de mon corps meurtri. » Quand au
niveau esthétique, Manon sait qu’il faudra faire avec ses vilaines cicatrices. « On peut
toujours avoir à faire à la chirurgie réparatrice, mais je n’y suis pas prête. »
Marguerite et Manon ont vraiment souffert de leur image corporelle. Ces deux jeunes
femmes ont dû réapprendre les gestes de la vie quotidienne. Elles ont un déni de leur corps.
L’image physique de leur propre corps d’avant a changé. Elles ont toutes deux un travail
d’adaptation physique et psychique à commencer, afin de s’accepter en tant que femmes.
Aimée n’a jamais fait attention à sa féminité, ce ne sont pas ses cicatrices qui la
gênent, c’est la diminution de sa force physique, son ralentissement pour des mouvements
simples qui la touchent et lui rappellent la maladie.
La réaction face aux proches, à la famille
Durant les premiers mois de sa convalescence (de novembre à décembre), la maman
de Marguerite est venue habiter chez elle. Mais la jeune femme se sent très vite étouffée par la
présence de sa mère. Elle a l’impression d’être l’activité de ses parents. Elle ne supporte plus
de les voir dans ses meubles.
Un soir après que ses amis aient insisté auprès de la patiente pour se rendre au resto
avec ses parents et la famille. Sa cousine lui propose en fin de soirée d’aller boire un verre
entre jeunes. Marguerite accepte mais ses parents ne comprennent pas. Ils lui disent que c’est
de la folie de ressortir encore et prennent en fait la décision à la place de leur fille. Ils ne
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veulent pas la laisser sortir. Après cet épisode, la patiente a décidé de mettre des distances
avec ses parents, ils ont changé leur manière de faire. Ses parents passaient un jour/deux et
venaient souper le mercredi. Marguerite se rendait chez eux le dimanche. D’ailleurs, cela a
permis à Marguerite de reprendre la voiture pour de petits trajets. Dès lors leurs relations se
sont améliorées mais, ajoute-t-elle, « j’ai sans cesse la sensation d’être couvée, que je suis
redevenue leur petite fille. »
Après avoir accepté sa stomie, Marguerite a décidé de la montrer à ses amis proches
suite à leur demande et avec leur accord, sauf une personne avec qui elle avait eu une relation
intime qui n’est d’ailleurs venu la voir qu’une fois aux soins intensifs : « J’ai vu dans son
regard que je n’étais plus la même, les autres ont accepté mon état et j’ai gardé tous mes
amis. »
Au retour à la maison, après une période-transfert du 27 novembre au 19 décembre
2006 dans un hôpital plus proche de sa région, la belle-fille d’Aimée est venue habiter chez
elle pour qu’elle ne soit pas seule la nuit et au réveil. Elle avait pris congé le jour du retour de
sa belle-mère, mais elle a dû reprendre le boulot aussitôt. Une équipe d’infirmière passait pour
les soins. Le quotidien d’Aimée n’a pas vraiment changé, elle restait seule la journée. Celle-ci
était entre-coupée par le passage de son fils le midi et le passage de l’infirmière. « Vous savez
quand mon mari est décédé, mon fils et moi-même avons été soulagés. Je n’ai plus voulu
refaire ma vie même si mon fils m’en parlait de temps en temps. J’en ai tellement vu que je
voulais rester seule et mon fils est tellement brave, il s’est trouvé une si bonne épouse, c’est la
seule famille qu’il me reste. (…) Ils m’ont soutenu. Ils ont pris soin de moi sans jamais
montrer leur agacement. C’est un beau couple, heureusement que je les ai. »
Son fils tient un album photos de ses hospitalisations. Aimée trouve l’idée amusante,
cela l’a fait rire. Elle voit ainsi son évolution, cela l’aide quelque part, me dit-elle.
Manon, elle, vit mal sa diminution physique et ses hospitalisations à répétition. Cela
l’empêche de reprendre les cours et la sépare de la vie réelle et active d’une jeune adolescente.
Manon se trouve décalée de toute vie sociale. « Quand mes amis viennent, je n’ai rien à leur
raconter car mon quotidien est toujours le même et eux sont parfois mal à l’aise à cause de
çà. » Elle se permet de temps en temps d’aller boire un pot avec eux mais les sorties se font
rares car les nausées sont un obstacle pour passer une soirée sereine. Bien que ses amis soient
au courant, les autres ne le sont pas et cela l’a gêne. Elle remarque que, par la force des
choses, son cercle d’amis a diminué. « Ils se lassent ou bien ils sont trop pris dans leur étude,
je les comprends. (…) Je suis partie en vacances au Carnaval, avec ma mère et ses amis, en
Autriche. Cela s’est mal passé car au moment du repas, mes nausées ont commencé et je n’ai
pu les cacher. J’ai entendu des réflexions qui sont humaines mais qui font mal. »
C’est pourquoi, Manon préfère rester à la maison toute la journée. Ses grands parents
sont fort présents et n’habitent pas loin. Son père vient de temps en temps, elle garde une très
bonne relation avec lui mais il habite loin. Parfois, Manon peut rester une journée dans son
fauteuil à ne rien faire et à regarder le plafond.
Elle a été consulter un psychiatre qui trouvait que la relation mère-fille était trop
fusionnelle. Dès lors, la maman a pris plus d’activités seule pour prendre des distances
comme le médecin l’avait suggéré, mais elles étaient toutes les deux plus malheureuses
qu’auparavant. Leur symbiose est saine, rien n’est caché entre elles deux, me dit Manon. Si
elle veut rester seule, a envie de sortir, de manger dehors ... ou à l’inverse quand sa maman
veut voir des amis, prendre l’air, chacune peut prendre ses libertés.
La maladie peut rapprocher ou séparer les êtres chers. Les relations proches,
familiales, amicales sont transformées. Le modèle de la famille d’avant est perturbé. Il faut
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construire de nouvelles bases pour pouvoir vivre l’après. Les trois interlocutrices aimeraient
retrouver la vie qu’elles menaient auparavant mais rencontrent des obstacles auxquels elles ne
s’attendaient pas. Le décalage de leur réalité face à celles des proches est mal vécue.
Le rapport avec la nourriture
Comme je l’ai déjà dit, je travaille dans service de chirurgie digestive où bien souvent
le tube digestif est lésé. Les patients ayant des perturbations du système digestif sont amenés à
se nourrir différemment par le biais d’alimentation artificielle.
A sa sortie, Marguerite avait une alimentation entérale, elle était consciente qu’elle
avait besoin de ce système de « gavage » pour s’alimenter. Dans un premier temps, une
infirmière passait à la maison. Elle avait l’habitude de soigner des personnes avec ce type
d’appareillage et Marguerite l’acceptait bien. Elle n’avait pas vraiment le choix. Vu son
système digestif raccourcit, elle devait avoir un apport supplémentaire en alimentation.
Quand elle faisait des tentatives de sorties à l’extérieur, elle stoppait son alimentation pour
pouvoir se rendre au restaurant. Ce qu’elle ne voulait pas changer, c’est le moment du repas
en famille, mais beaucoup de choses lui étaient interdites comme de manger des fruits, des
crudités, de boire un verre d’alcool. Marguerite ne pouvait pas boire en mangeant, car cela
augmenterait son débit de selles et la déshydraterait encore plus. Comme elle ne supportait
pas la sensation de chaleur sur son ventre due aux selles dans la poche, elle devait se résoudre
à ce nouveau mode alimentaire.
Mais ce n’est pas cela qui la perturbait le plus.
Quand elle a commencé à ressentir les premiers symptômes de sa pathologie, Aimée a
eu une pensée qu’elle m’a confiée : « Je repense à ma grand-mère qui est morte de faim en
1959, on n’avait pas tous les médicaments comme maintenant. J’avais peur de cela parce que
c’était terrible. On l’a gardée en vie en la nourrissant à la cuillère avec de la soupe, et regarde
moi, je suis comme elle. »
Comme Aimée aimait manger et avait un bon coup de fourchette, le fait de devoir
rester à jeun plusieurs mois l’a vraiment déprimée. Mais elle ne voulait pas manquer le rite du
repas familial et tenait à rester dans la cuisine pendant les repas. Les premiers soupers n’ont
pas été faciles car elle ne pouvait ni boire, ni manger, juste rincer sa bouche et boire de petites
quantités car ce qu’Aimée buvait était récolté dans sa poche d’oesophagostomie. Elle avait
aussi une alimentation entérale, c’est sa belle-fille qui se chargeait de la manipulation de la
pompe le matin et le soir ; son fils, lui, passait le midi. « Le plus dur, pour moi, ça a été au
nouvel an, ne pas pouvoir prendre de pralines et puis cette envie est passée. Maintenant c’est
d’un bon verre d’eau bien froide dont j’ai envie ».
Le fait de ne pas pouvoir manger comme tout le monde ne la motivait pas à sortir, « à
quoi bon ? »
Manon a bien accepté la pompe d’alimentation mais elle ressentait un manque de
repas familial. Elle voulait rester auprès de sa maman lors du souper quand elles se
retrouvaient. « Nos habitudes ont été changées. Avant, maman et moi avions un rituel, le
vendredi nous allions faire des courses et ensuite nous nous arrêtions au snack. Ceci n’a plus
été possible pendant un moment et cela me manque » (…) «Pendant mon alimentation
entérale, mes nausées étaient très importantes donc le débit devait être lent. Toute la journée,
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j’étais raccordée à cette pompe ». (…) « D’autant plus on devait suivre mon poids au jour le
jour et cela m’a pesé, car on ne se sent pas libre, on se sent observé ».
Pour les trois interlocutrices, le mode nutritionnel s’est transformé, ce qui leur rappelle
leur différence, elles sont en décalage par rapport aux autres. Marguerite, Aimée et Manon ont
toutes tenu à garder le rite du repas en famille : se retrouver autour d’une table reste un
moment important. Mais c’est un handicap, elles sont privées de beaucoup de choses
auxquelles elles tenaient et par ce biais transforment également les habitudes de leurs proches.
C’est dans les mœurs, manger fait partie des joies de la vie, c’est un moment de discussions,
d’échanges parfois de rencontres. Marguerite, Aimée et Manon ont perdu ce plaisir et ont dû
s’y adapter. Elles ont su par la force des choses faire leur deuil des repas traditionnels mais
cela leur pèse et elles attendent un retour à la normale.
La vision du futur
La maladie et l’hospitalisation laissent des cicatrices physiques mais également des
cicatrices morales. Penser au futur n’est pas facile quand on avait une vie d’avant qui
épanouissait. Vivre au jour le jour est la nouvelle donne pour les patients ayant vécu de
grands traumatismes. La guérison et l’adaptation à leur nouvelle vie permettent de penser au
futur, de voir ce qui est l’essentiel à la personne.
Lorsque Marguerite est tombée malade, elle a dû annuler des vacances entre amis. Elle
est passée par différents états d’âme mais maintenant qu’elle va mieux et que sa stomie est
refermée, elle envisage de reprendre le boulot, à repartir en vacances… Avec cette
expérience, elle voit la vie différemment, la prend plus cool. « Je mets mes priorités
différemment. Je me fixe des objectifs et essaie de les atteindre alors qu’auparavant, si j’avais
un obstacle, je baissais facilement les bras. J’apprécie également les choses simples et y prend
plaisir, comme me passer les mains sous l’eau froide. J’ai pris conscience de l’importance que
j’avais pour mes amis et vice versa. Je ne dis pas que je suis contente d’avoir dû traverser ces
moments-là mais j’ai pris conscience, par le chemin traversé, de valeurs vraies, à mon sens ».
Aimée m’a confié : «Si j’avais su tous ces tracas que j’aurais, jamais je ne me serais
fait opérer. D’ailleurs je ne l’ai jamais voulu, je l’ai fait pour mon fils et ma belle-fille qui ont
insisté et maintenant je les en remercie quelque part car je peux remanger et profiter d’eux
encore quelques temps. Je me rends compte de la place qu’ils tiennent et je voudrais les
remercier en restant encore quelques temps avec eux. Je vais me laisser vivre et le bon dieu
viendra me prendre quand il l’aura jugé utile. Je vais prendre la vie au jour le jour et ne rien
changer dans mes habitudes ».
Pour Manon, ses objectifs du futur sont simples. « J’ai envie de revoir des gens, d’aller
faire du shopping, de reprendre mes petites habitudes d’avant, pour l’école, on verra, je ne
sais pas si je pourrai reprendre ». Pour l’instant, Manon voudrait se sentir mieux dans son
corps, passer une journée sans nausée et pouvoir retrouver son cercle d’amis qui s’est un peu
disloqué. Reprendre goût à la vie tout simplement : « J’ai envie d’oublier l’hôpital, j’ai passé
assez de temps dans ces murs ».
La maladie a mis entre parenthèses la vie de mes trois interlocutrices. Maintenant, en
ayant pris du recul par rapport à la maladie et ayant su s’adapter à leur nouvelle vie, elles
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refont des projets. Il a un changement identitaire avant et après leur histoire en tant que
malade, comme si la maladie était un philtre. Leur histoire leur a permis de prendre
conscience de ce qui était important pour elles réellement. Marguerite, Aimée et Manon se
refixent des objectifs qui leur sont propres, ce qui leur permet de penser à demain.
Le rapport face au corps médical
Lorsque l’on rentre à l’hôpital, il y a un basculement de statut identitaire du patient
face au corps médical. Les patients sont dépendants du diagnostic médical. Ils ont besoin de
repères, d’être encadrés, de réponses, d’être rassurés. Les personnes avec qui ils ont un
contact en première ligne, ce sont les infirmiers-infimières, qui font le lien avec les médecins.
Marguerite avait perdu confiance dans le corps médical. Elle s’est rendue compte de
par son expérience à Bruxelles que ses trois opérations passées auraient pu être évitées.
Lors de sa sortie du premier hôpital, c’est grâce à l’infirmière à domicile qu’elle est arrivée à
Bruxelles. Celle-ci s’était rendue compte que Marguerite maigrissait et était déshydratée. En
fait, son système d’alimentation ne fonctionnait pas dans le bon sens et donc elle ne résorbait
pas l’alimentation de manière adéquate. Elle s’est sentie par moment limitée à un numéro.
Maintenant elle a repris confiance dans la médecine. Quand je lui ai demandé comment elle
s’était positionnée en tant que patient dans son lit et sentie face au personnel médical et paramédical, elle m’a répondu qu’elle s’était faite à la vie de l’hôpital. Marguerite se sent
entendue et entourée. « Le fait de voir plusieurs médecins rentrer dans votre chambre de
grand matin m’a un peu chamboulée au début, mais après on s’habitue au rythme de vie à
l’hôpital. C’est vrai qu’il y des affinités différentes avec certaines infirmières mais je me
rends compte que d’être à l’hôpital est rassurant en tant que patient ». Elle se rend compte du
travail énorme que les infirmières ont.
Elle me dit que l’hôpital est un passage dans sa pathologie mais que le plus dur est de
se retrouver dehors.
Aimée ne m’a jamais parlé de la difficulté de rester à l’hôpital. Elle ne s’est jamais
sentie diminuée ou négligée, que du contraire. « Je me sens redevable aux infirmières qui
m’ont toujours soignée comme elles le pouvaient et ce malgré le travail dur au quotidien ».
Elle est redevable également au chirurgien qui malgré qu’elle ne le voie pas souvent et
comme elle le dit : « Il n’a jamais le temps de discuter du futur, mais me parle des examens
que je vais devoir passer le lendemain. »
Manon me confie qu’elle s’est également faite à la vie de l’hôpital. « C’est vrai que
quand une infirmière rentre avec le sourire, la journée commence bien. Je me rends compte
que quand on veut me lever à telle heure, c’est l’organisation du service et je m’y fais.
D’ailleurs heureusement qu’elles me boustent un peu... C’est vrai que j’ai parfois l’impression
de devoir tirer les vers du nez au chirurgien car il ne répond pas clairement à ma question,
mais même quand son assistant passe pour me donner des nouvelles, j’attends toujours l’avis
du professeur qui pour moi a le dernier mot ».
Après avoir entendu mes trois interlocutrices, j’ai compris qu’elles s’étaient habituées
à la vie de l’hôpital. Marguerite, Aimée et Manon ont eu une capacité d’adaptation. Même si
l’horaire de l’hôpital ne correspondait pas à leur propre rythme, elles acceptaient le moment
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des soins, le passage des kinésithérapeutes… Elles remarquent que le personnel infirmier
résiste face à la technicité et fait ce qu’il peut pour pouvoir les aider et les écouter.
Conclusion
Ma problématique de départ a changé au cours de mes entretiens car, en discutant avec
mes interlocutrices, je me suis rendue compte qu’elles parlaient très peu de la vie à l’hôpital
mais bien des problèmes, avant ou après les interventions ; problèmes survenus à la maison et
qui incombaient à leur vie quotidienne. J’ai compris qu’en faisant une recherche auprès des
patients, on peut changer de problématique de départ et ce, en partant de leurs ressentis
propres. Au sujet des vécus des patientes dans leur lit d’hôpital, l’enquête ne m’a pas appris
beaucoup. Mes interlocutrices m’ont amenée sur d’autres questions, bien plus importantes à
leurs yeux. Ce que j’ai appris, en fait, c’est que, pour elles, les vraies difficultés relationnelles
et existentielles viennent après, lors du retour à domicile.
Ces patientes se sont adaptées à l’hôpital. L’hospitalisation a été vécue comme un
passage obligé, pour atteindre la guérison. L’hôpital est un lieu de transition, avant la sortie,
avec son organisation, ses employés avec qui un lien peut s’entretenir. Mes interlocutrices en
connaissent les points forts comme le chirurgien qui fera tout pour arriver à les opérer de
manière optimale, le personnel paramédical qui assure les soins et surveillances postopératoires, mais également les points qui leur rappellent qu’elles ne sont pas dans leurs
meubles, les règles internes auxquelles elles doivent se soumettre comme : l’horaire des soins,
des visites médicales, de l’attente d’une réponse ou d’un examen,…
Par contre, ces interviews m’ont énormément apporté sur le plan relationnel. Dans le
sens où je me suis rendue compte qu’en tant qu’infirmière hospitalière, je ne connaissais pas
mon patient en intégralité. Bien entendu je le connais avec ses problèmes actuels mais pas
avec ses soucis de tous les jours… Les comportements, les visions des choses, les priorités
pour Marguerite, Aimée et Manon ne coïncidaient pas obligatoirement avec les miennes.
Mieux les comprendre m’a permis de mieux les soutenir dans leur métamorphose identitaire
face à la maladie.
Déjà avant de réaliser cette enquête, en ayant eu personnellement une expérience en
tant que patient, je faisais plus attention à de petits détails vis à vis du patient que je soignais,
je pouvais comprendre des moments de détresse durant son hospitalisation. Après la
réalisation de cette étude, je me rends compte que nous ne nous posons pas la question de
savoir comment vit le patient hospitalisé avec ses antécédents au quotidien et comment il
envisage son futur. On ne réalise pas de manière concrète les problèmes rencontrés au retour
au domicile. Les patients sont très entourés durant leur hospitalisation, leur autonomie est
lésée, même si le personnel infirmier y travaille, en les faisant participer à certains soins. A
leur sortie, les patients sont face à d’autres problèmes liés à la vie quotidienne et doivent y
pallier seuls sans pouvoir appuyer sur la sonnette de l’infirmière. Ils devront traverser des
phases d’acceptation de leur pathologie, puis d’adaptation, pour pouvoir avancer. Ce dernier
point me fait penser à un passage du livre « Le souci de l’autre », qui parle de l’importance de
« l’infirmière relationnelle ».17 Elle joue un rôle capital dans le soin et l’écoute donnés au
patient mais, faute de temps, de la non prise de temps ou encore du temps souvent compté
dans le travail de la journée, elle n’a pas l’occasion de se développer. Pourtant en discutant de
manière plus systématique avec le patient, on pourrait peut-être arriver à diminuer ou
anticiper ses craintes. Cette prise de conscience, le souci de l’autre, au niveau soins infirmiers
17
De HENNEZEL M., Le souci de l’autre, Edition Robert Laffont, 2004.
15
pourrait aider les patients à mieux préparer leur sortie, à renforcer leur capacité à faire face
aux difficultés qu’ils risquent de rencontrer. Cette prise de conscience nous aiderait à fixer
avec eux des objectifs de vie et à accompagner une acceptation de leur nouveau « moi ».
Bibliographie
- MALINCONI N., Hôpital silence, Editions Labor, 2000.
- DE HENNEZEL M., Le souci de l’autre, Edition Robert Laffont, 2004.
- JAMOULLE P., Des hommes sur le fil. La construction de l’identité masculine en milieux
précaires, Edition La Découverte, 2005.
- DEJOURS Ch., Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale. Point Seuil,
2006.
Remerciements
Je tiens à remercier tout le corps professoral de la formation Santé mentale en contexte social
pour cette année, pour la richesse et la diversité des cours et plus particulièrement Pascale
Jamoulle pour son soutien, ses encouragements et ses conseils judicieux.
Je remercie également tous les amis qui ont participé de près ou de loin à l’élaboration de
mon travail.
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