Dialogue avec Marc Augé autour d'une anthropologie de la mondialisation Questions Contemporaines Collection dirigée par J.P. Chagnollaud, B. Péquignot et D. Rolland Chômage, exclusion, globalisation... Jamais les « questions contemporaines» n'ont été aussi nombreuses et aussi complexes à appréhender. Le pari de la collection « Questions contemporaines» est d'offrir un espace de réflexion et de débat à tous ceux, chercheurs, militants ou praticiens, qui osent penser autrement, exprimer des idées neuves et ouvrir de nouvelles pistes à la réflexion collective. Dernières parutions L. FOURNIER-FINOCHIARRO (sous la dir.), L'Italie menacée: Figures de l'ennemi, duXVr au~ siècle, 2004. Denis FRESSOZ, Décentralisation «l'exception française », 2004. Eguzki URTEAGA, Igor AHEDO, La nouvelle gouvernance en Pays Basque, 2004. Xavier CAUQUIL, À ceux qui en ont assez du déclin français, 2004. Mathias LE GALIC, La démocratie participative, 2004. Jean-Paul SAUZET, Marché de dupes, 2004. Frédéric TREFFEL, Le retour du politique, 2004. Michèle MILLOT, Le syndicalisme dans l'entreprise, 2004 Éric POMES, Conquérir les marchés. Le rôle des états, 2004. Alain RÉGUILLON, Quelles frontières pour l'Europe ?, 2004. FWELEY DIANGITUKW A, Qu'est-ce que le pouvoir ?, 2004. Yves PIETRASANTA, Ce que la recherche fera de nous, 2004. Delphine CAROFF, Ingrid Bétancourt ou la médiatisation de la tragédie colombienne, 2004. Eléonore MOUNOUD (coord.), La stratégie et son double, 2004. Daniel EROUVILLE, Qui sont les Trotskystes? (d'hier à aujourd'hui), 2004. Emile JALLEY La crise de la psychologie. A l'université en France. 1. Origine et déterminisme, 2004 Emile JALLEY ; La crise de la psychologie. A l'université en France. 2. Etat des lieux depuis 1990, 2004. Raphaël BESSIS Dialogue avec Marc Augé autour d'une anthropologie de la mondialisation 5-7 :true de 1:tÉcolePolytechnique L 'Harmattan Hongrie Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest 75005 Paris HONGRIE L'Harmattan FRANCE L'Harmattan ltalia Via DegIi Artisti:t 15 10124 Torino ITALlE cgL'Harmattan, 2004 ISBN: 2-7475-7481-4 EAN : 9782747574815 Introduction On pourra s'étonner que ce dialogue s'ouvre sur une analogie entre l'expérience de l'internaute et celle de l'ethnologue. Cette ouverture étrange et peu familière à la pensée de Marc Augé s'explique par le travail en cours d'une anthropologie de l'internet qui occupe pour partie mes propres questionnements. C'est dans ce cadre que le dialogue fut initié, sans connaissance de ce qu'il allait devenir; sans me douter, donc, que les séances allaient se succéder pour approfondir nos approches anthropologiques de la mondialisation. Ce qui à l'origine ne devait être qu'un entretien a été cependant l'objet d'un long travail préparatoire dans l'œuvre abondante de mon interlocuteur et, à cet égard, nous avons respecté les quelques séquences de questions que j'avais rapidement élaborées selon les trois axes propres au «questionnement anthropologique» (Abélès) : de l'espace, du temps et de la subjectivité. Sans entrer dans le détail, il ressort du dialogue que les espaces de la mondialisation, traversés par une logique de l'image, sont majoritairement ceux de la circulation, de la consommation et de la communication, espaces intermédiaires que Victor Turner aurait peut-être décrits comme « liminaires »1 et que Marc Augé appelle « non-lieu », dans la mesure où on y repère un déficit symbolique touchant aux identités, aux relations et aux histoires qui peuvent s'y jouer. Il ressort également qu'une situation contemporaine aux cultures du monde, comme un temps planétaire, a fait surface, un temps qui est perçu à la fois comme s'accélérant et se réduisant au présent, nous condamnant à l'oubli et à l'évidence de ce qui se montre. Au cœur de ce 1 De "limen" en latin qui signifie le seuil. 7 présent fait de vitesses et d'images, « l'ordre séquentiel des phénomènes» (Castells) se voit fragmenté et constamment ré-élaboré, véritable puzzle temporel; c'est ce que ressent sans doute l'anonyme voyageur du monde qui, sautant d'hôtel en hôtel, s'amuse de voir sa série télévisée fétiche mise en pièce tel un puzzle, parce que d'un pays à l'autre la série n'en est pas au même point. Enfin, il ressort du dialogue qu'au-delà d'un individualisme passif et consommateur (d'objets et d'images) - celui que promeut le système sans exotisme de la mondialisation - chaque individu est néanmoins tenu d'élaborer de soi-même les procédures de sens à son existence, et de vivre, par là même, une solitude philosophique dans la crise relationnelle et sociale que connaissent les sociétés postcoloniales (colonies et Empires compris). Cette exigence écrasante de reconstituer du sens pour soi et pour l'autre, dans une situation où le droit principal (et non plus seulement le devoir) est celui de devenir une image ou un « fantôme» (Anders) - et non pas d'être un corps fait de relations et de paroles - est celle des prophètes africains qui nous apparaissent ici comme des figures d'anticipation de ce vers quoi l'humanité s'avance. A l'issue de notre dialogue, une question me vient. Le prophète n'est-il pas celui qui résiste à n'être qu'un simple « regard sur l'actualité en images» (Augé), celui qui, sans doute illusoirement, reprend en charge la question du regard sur le monde, la révolutionne, pour que ce regard, de passif qu'il était, nous apparaisse désormais actit: et devienne vision, peut-être même visionnaire? Si l'image, qui sature nos rétines, ne nous permet plus le regard profond, elle réactive pourtant en nous un potentiel de fuite et d'intuition, un potentiel sourd de résistance: 8 nous conduira-t-elle contre elle-même (et sa logique anesthésiante) à un éveil paradoxal? Nous conduira-t-elle hors de la Caverne? Fallait-il que notre regard se voile pour que notre puissance de vision apparaisse? Peut-être sommes-nous, aujourd'hui plus que jamais, situés sur cette frontière qui départage mais aussi relie le sommeil de l'éveil paradoxal. R. B. 9 A propos de l'expérience ethnologique (et d'un parallèle avec celle de l'internaute) Raphaël Bessis : J'aimerais débuter notre entretien dialogué par une question qui porte, tout à la fois, sur la position de l'ethnologue, comme sur ce qui fait la spécificité de la position de l'homme contemporain usant des télétechnologies. Vous faites remarquer que « dans sa période conquérante l'ethnologie (...) invitait l'ethnologue à se méfier tout autant de l'ethnocentrisme que de l'absorption par le milieu, lui enjoignant à la fois de garder ses distances et de pratiquer l'observation participante, le condamnant en somme à la schizophrénie parce qu'elle lui supposait le don d'ubiquité. »2 L'ubiquité de l'ethnologue tient à l'expérience trouble de se situer sur une limite qui partage et départage deux espaces: le fait de participer et, en même temps, le fait d'être à distance. MOD hypothèse, ici, me conduit à penser que le caractère ubiquitaire dérive du fait que l'ethnologue est un être de la limite3. Or, nous verrons 2 Un ethnologue dans le métro, Ed. Hachette, 1986, p. 21. Ce que nous donne à penser ce texte de Claude Lévi-Strauss qui, dans un article ancien (<<Diogène couché », Les Temps Modernes, n° 255, 1955, p. 1217), décrit déjà l'ethnographe comme un revenant, un être d'entre deux mondes: un limitrophe. « Le voyage offre ici la valeur d'un symbole. En voyageant, l'ethnographe - à la différence du soi3 disant explorateur et du touriste - joue sa position dans le monde, il en franchit les limites. II ne circule pas entre le pays des sauvages et celui de civilisés: dans quelque sens qu'il aille, il retourne d'entre les morts. En soumettant à l'épreuve d'expériences sociales irréductibles à la sienne ses traditions et ses croyances, en autopsiant sa société, il est véritablement mort à son monde; et s'il parvient à revenir, après avoir réorganisé les membres disjoints de sa tradition culturelle, il restera tout de même un ressuscité.)} «Ou un fantôme...» rajoute Marcel Hénaff (Claude Lévi-Strauss et l'anthropologie structurale, Ed. Il plus loin à quel point l'espace liminaire, l'espace ITontalier - si familier à l'ethnologue - constitue de façon plus générale et plus profonde les matrices du réel et de l'imaginaire des mondes contemporains. En somme, la condition actuelle de l'homme rejoindrait celle que l'ethnologue expérimentait depuis un bout de temps. Mais plus précisément, votre définition de l'ethnologue comme "ubiquiste" et « schizophrène », comme à la fois distant et participant c'est-à-dire "télé-participant" pourrait être également ce qui défmit l'homo cyber. Qu'en pensezvous? Marc Augé: Je n'avais pas réfléchi à cet aspect des choses... J'avais dit aussi - et c'est peut-être plus juste que l'image de la schizophrénie - qu'au fond, on condamnait l'ethnologue à une sorte de strabisme ethnologique dans la mesure où, alors qu'il regarde dedans (au sein de la culture étudiée), il a également un œil qui reste dehors, et si j'ose dire: «c'est louche! ». Le préalable à cette expérience consiste à envisager les autres sociétés comme des cultures autres, avec cette idée supplémentaire, d'une part qu'il s'agit de voir la culture depuis un extérieur pour en percevoir précisément les limites, mais d'autre part qu'il faut aussi entrer dedans pour en pénétrer le fonctionnement. Il faut donc être empathique et distancié. Est-ce que cela suffit à défmir l'ethnologue comme un être "des limites", et donc à en faire une sorte de "protocyberman" ? Je ne sais pas. Je n'en suis pas sûr, mais il y a peut -être quelque chose de cela. Belfond, 1991, p. 44) : figure, comme l'ethnographe, qui fait système avec l'espace liminaire que nous pensons aujourd'hui en cours de IDondialisation. 12 Je n'en suis pas sûr, parce que c'est sur la notion de limite qu'il faudrait s'interroger. On pourrait dire aussi que l'ethnologue est un être à la limite: à la limite de soi, en même temps qu'à la limite des autres, parce qu'au fond la position qu'il occupe dans des situations un peu paroxystiques - qui sont celles du terrain - n'est pas nécessairement confortable, mais cet inconfort n'a pas nécessairement à voir seulement avec une tension entre l'autre et le même. La situation d'ethnologue est un peu particulière dans la mesure où, lorsqu'il prend ses distances avec la culture étudiée, il n'est pas le même que durant sa vie ordinaire, ce "même" qu'il va retrouver lorsqu'il rentrera en France ou en Angleterre au contact de sa famille ou de ses amis. Mais alors, durant l'expérience ethnologique, quel est ce "même" qui le défmit ? C'est sans doute un "même" qui se veut observateur. Mais peut-on dire que cet observateur distancié est la totalité de l'être qui défmit l'ethnologue? Non, pas forcément. De mon point de vue, il y aurait à travailler sur ce qu'est la situation d'observation. Je dirais que la situation d'observateur participant empathique est bien sûr une position limite, mais que plus encore elle est une situation relative, car on sait bien qu'une empathie totale n'existe pas, quand bien même on a des traces, des éléments, des signes qui montrent que l'on arrive, en effet, à entrer dans le raisonnement des gens. En fait, je pense qu'il s'agit là d'une empathie plus intellectuelle qu'affective, même si l'affectivité peut exister par ailleurs, mais sous des formes particulières qui mettent peut-être plus en cause la subjectivité que la capacité à entrer dans les vues des autres. Après y avoir réfléchi, je pense que l'observation participante se rapproche davantage de ce que signalait déjà Evans-Pritchard, à savoir une capacité qui se développe à entendre les raisons des autres, c'est-à-dire quelque chose 13 de proprement intellectuel, par quoi on entre dans la mécanique du raisonnement qui permet d'interpréter de telle manière tel ou tel type d'événement. Je me souviens d'avoir ri avec les autres, un jour, en Côted'Ivoire, quand un homme accusé de sorcellerie avait dit: « Je ne peux pas l'avoir tué puisque je n'étais pas là ! », ce qui bien sûr était une défense pitoyable au regard d'une logique propre à la sorcellerie qui perçoit indifféremment le fait d'être présent ou à distance... (l'acte de sorcellerie s'effectuant sans contrainte spatiale). J'ai eu honte de ce sourire tout de suite... mais ce sourire, en fait, portait sur la tentative rhétorique d'échapper à une accusation, qui était elle-même une forme d'aveu. Tout cela ne signifie pas que j'ai compris, que j'ai vécu les choses comme ceux avec qui je me trouvais. Il y a des limitations très réelles à l'observation. La situation d'observateur extérieur et intérieur est une situation ellemême limite qui ne défmit pas une extériorité et une intériorité absolues; d'autre part elle varie suivant les individus. Alors est-ce que le "cyber-communiquant" rencontre cette même expérience? Je n'en suis pas sûr. Disons que le mauvais ethnologue doit se rapprocher du cybercommuniquant, dans la mesure où il est condamné à imaginer son interlocuteur, ou ceux qu'il présente comme des interlocuteurs. II est possible que, dans certains cas, le type d'imagination qui se développe à partir des relations via le cyberespace soit du même type ou comporte les mêmes risques. Sur le fond, je pense que cette idée d'un faux dialogue permet d'esquisser des parallèles car la communication cybernétique est à la fois plus et moins que l'expérience ethnologique. Elle est moins, dans la mesure où l'ethnologue se trouve face à des interlocuteurs en chair et 14 en os; c'est dire que du malentendu il fait sa matière première. La durée des conversations, des reprises, des interrogations, des explications et des traductions montre assez que cela n'a rien d'évident, que cela ressortit à un travail sur le sens - qui est un travail, je crois, assez loyal, dans la mesure où il prend acte des obscurités de la communication, et cela mdépendamment du fait qu'il s'agisse de cultures ou de langues différentes. Il y a une résistance de l'autre, et quand bien même l'ethnologue n'irait pas jusqu'au bout de ce travail d'élucidation, il se retrouve néanmoms pris dans un vrai contact avec l'autre. Je pense que, dans la situation de communication cybernétique, les choses sont en apparence beaucoup plus simples. On s'échange des messages bien formés. D'où un sentiment de limpidité qui possède, disons, l'apparence de l'évidence, mais qui en fait peut dissimuler bien des malentendus. On échange des informations, et on ne se met pas en cause soi-même. Or l'ethnologue se met en cause lui-même. Je crois donc qu'il ne s'agit pas de la même expérience, même si du point de vue formel, que vous reteniez, il y a des analogies. Raphaël Bessis : Vous construisez ici entre l'ethnologue et le télé-communiquant une opposition alors que pour ma part j'aurais plutôt tendance à en atténuer l'existence. Dans un texte récent vous défmÎssez «l'homo communicans» comme celui qui « transmet ou reçoit des informations et ne doute pas de ce qu'il est» à l'inverse du « voyageur », et sans doute aussi de l'ethnologue, qui « essaie d'exister» et « ne saura jamais vraiment qui il est ou ce qu'il est »4. Vous poursuivez, quelques pages plus loin, en disant qu'au fond « les technologies de la communication prétendent abolir 4 Le Temps des ruines, Ed. Galilée, 2003, p. 63. 15 les distances de toutes sortes, escamoter les obstacles du temps et de l'espace, dissoudre les obscurités du langage, le mystère des mots, les difficultés de la relation, les incertitudes de l'identité ou les hésitations de la pensée »5. Il me semble qu'ici il s'agit de distinguer l'idéologie de la transparence de laquelle les télé-technologies s'entourent pour mieux se vendre de la réalité expérimentale de ces mêmes télé-technologies qui, au contraire, selon les différentes études de terrain effectuées, conduit le sujet à rencontrer et à vivre un accroissement « des obstacles du temps et de l'espace» au sein de sa communication, tout comme « [d]es obscurités du langage, [d]es difficultés de la relation, [d]es incertitudes de l'identité ou [d]es hésitations de la pensée ». Réellement ou expérimentalement ces technologies de la communication nous mèneraient bien plutôt à un trouble et à une interrogation identitaire et altéritaire quasi-constante: elles nous mèneraient à la crise nécessaire à l'attitude philosophique. Ce que Sherry Turkle affn-mait déjà il Y a de cela plus de vingt ans lorsqu'elle définissait précisément l'ordinateur, depuis sa pratique, comme un objet éminemment « incitatif» à la métaphysique et à la philosophie6. Marc Augé: J'ai entendu parler de crises dépressives suscitées par l'utilisation exclusive et intensive des ordinateurs. Pour le reste, bien entendu, je parle de l'idéologie de la transparence. Cela ne me paraît d'ailleurs pas contradictoire avec le fait que la communication par l'écran puisse entraîner des questions d'ordre identitaire. En fait, il y a deux aspects à votre remarque. D'une part, il 5 Ibid., p. 68. 6 Sherry TurkJe, Les Enfants de J'ordinateur (The Second Self), Ed. Denoël, 1986, p. 268. 16 y a la question du type de relation qui s'établit (ou ne s'établit pas) à travers le recours aux différents outils de communication. D'autre part, il y a les possibilités nouvelles ouvertes par ces outils et les nouveaux vertiges qu'ils engendrent: le côté "bouteille à la mer", la recherche d'interlocuteurs nouveaux, de messages inconnus ou d'informations inédites - un domaine a priori poétique qui est en soi une source d'expériences originales. L'autre du "télé-communiquant" est encore plus insaisissable que celui de l'ethnologue, mais pour d'autres raisons. Raphaël Bessis: Tout à l'heure, vous avez souligné que l'ethnologue n'était pas qu'un observateur participant mais qu'il jouait bien des rôles, et qu'au-delà de la position d'observateur participant qui le place dans une situation ambivalente et multiple, il est lui-même déjà multiple et polype. Vous lui offrez donc une poly-identité. Marc Augé : Oui, de ce point de vue-là, pour le dire encore plus largement, la situation ethnologique constitue un grossissement de la situation normale ou habituelle du social. Elle est, pour le dire autrement, l'occasion de prendre conscience des incertitudes de sa propre identité, de la difficulté à s'établir dans la relation avec autrui. Cette dernière difficulté introduit un doute sur la réalité de ce que l'on est.. . Tout le monde fait ces expériences-là, mais la situation ethnologique, en quelque sorte, grossit les choses, les rend plus évidentes, plus palpables, et peut-être auss~ plus difficiles. Je ne crois donc pas que ce soit une situation absolument exceptionnelle. Elle est simplement plus forte, en quelque sorte, que les situations de la vie courante. 17 Définition(s) de l'anthropologie Raphaël Bessis: Après avoir éclairci quelque peu la position de l'ethnologue, tentons de circonscrire l'objet même de l'anthropologie. Parmi les défmitions de l'anthropologie, vous en proposez deux principales: «La recherche anthropologique traite au présent de la question de l'autre. La question de l'autre n'est pas un thème qu'elle rencontre à l'occasion; il est son unique objet intellectuel.» 7 Et puis cette autre défmition: « L'objet ultime de la recherche anthropologique est l'étude des procédures de la construction du sens à l'œuvre dans les diverses sociétés (...). »8 En quoi est-ce que la question de l'autre et la question du sens sont des matrices, en quelque sorte, de la recherche anthropologique? Et comment articulez-vous ces deux questions: celle de l'altérité et celle du sens? Marc Augé : En fait, il n'y a pas deux défmitions ici, mais une seule, car je dis la même chose dans la mesure où ce que j'appelle le sens, ce n'est rien d'autre que la relation à autrui en tant qu'elle est pensée et éventuellement en tant qu'elle est instituée, institutionnalisée. La famille, le mariage, les classes d'âges sont autant de manières d'instituer, de mettre en institution, les relations avec autrui en les codifiant. Ces relations doivent être pensées, admises, et donc symbolisées pour avoir une existence. D'une certaine manière, ma relation à tel ou tel autre doit aller de soi dans un milieu donné. Elle va de soi au moins 7 Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodemité, Ed. Seuil, 1992, p. 28. 8 «Introduction. Espace et Altérité}) in Entre Tradition et Universalisme (sous la direction de F.R. Quelette et C. Bariteau), Institut Québécois de la recherche sur la culture, 1994, p. 21. 18 dans sa définition initiale, ensuite, il faut la faire fonctionner. C'est ce que j'entends par le terme « sens », qui correspond au sens social, et non pas à l'idée plus générale du sens de la vie ou de la mort. Ici donc, le sens c'est le symbolique, soit la relation représentée à autrui. Evidemment cette relation n'est pas une création idiosyncrasique. Elle s'appuie plutôt sur de l'a priori qui correspond à du symbolique déjà là, ce que l'on appelle, en d'autres termes, la culture. Mais en même temps, nous savons bien qu'il y a des ratés du sens, qu'il y a des difficultés à se construire soi-même, qu'il y a des difficultés à construire une relation avec autrui, quelque symbolisée qu'elle puisse être par ailleurs, ce qui fait que la crise d'altérité comme la crise d'identité sont des expériences perpétuelles de l'humain. A présent que j'ai précisé ce que j'entendais par « sens » dans ma défmition de la recherche anthropologique, je peux vous répondre sur cette définition de l'anthropologie comme question de l'autre, du sens de l'autre. Je suis persuadé, à la suite d'Edmund Leach, que l'objet propre de l'anthropologie n'est pas l'individu comme tel, ou le psychisme individuel, ni les grandes logiques sociales comme telles, ou les institutions, mais ce qui permet de passer de l'un à l'autre, des individus aux institutions ou des individus à d'autres individus, et qui correspond à la construction du symbolique, de la relation prise dans un système de représentation. Même les chapitres les plus classiques des histoires de l'ethnologie disent un peu cela, en découpant l'humain sous la relation familiale, la relation d'alliance, la relation de pouvoir... C'est donc la relation qui est première. La relation a, bien sûr, un rapport étroit avec la psychologie. N'est-ce pas Lévi-Strauss qui disait 19 que «l'ethnologie est une psychologie»9? Etant bien entendu que la psychologie elle-même ne doit pas enfermer l'individu dans son quant-à-soi. Ainsi je pense que le regard ethnologique, en tant qu'il est ethnologique, se porte très systématiquement sur l'ensemble de ces relations établies, possibles, sanctionnées... Ce à quoi s'intéresse l'ethnologue, c'est d'abord la relation. Il a toujours au moins deux sujets en tête, et non pas un seul. Raphaël Bessis: C'est là à mon avis un des motifs récurrents de votre pensée, je veux parler de la question du passage. Vous venez de développer l'idée que l'ethnologue ne pense jamais depuis cette abstraction ou ce fantasme que serait un individu pur, telle une monade isolée, pas plus qu'il n'élabore sa pensée depuis cette autre abstraction que serait une société pure, organisme intégral et homogène. Il semble que les procédures ethnologiques conduisent l'ethnologue à passer sans arrêt d'une échelle d'analyse celle de l'individu - à une autre - celle de la société - et vice versa, en le menant à l' intersecte de ces deux abstractions, au beau milieu du jeu dynamique des réseaux de relations. C'est en quoi l'expérience de passage est le lieu épistémique de l'ethnologue. J'ai en tête cette image que vous évoquez à propos d'Ulysse, où « Ulysse n'aime ni la guerre, ni sa femme, mais le voyage qui lui permet de passer de l'une à l'autre »10. Je trouve que cette image défmit bien un des motifs récurrents de votre pensée, c'est-à-dire que la relation ne peut être pensée qu'à partir du moment où elle est 9 Claude Lévi-Strauss, La Pensée Sauvage, Ed. Plon, 1962, p. 174. ID «Ambivalence et Ambiguïté», in Traverses, n047 ("ni Vrai ni Faux"), Ed. Centre Georges Pompidou, 1989, p. 21. 20 processualisée, où elle est pensée dans sa dynamique profonde. Marc Augé : Oui, c'est cela. Evidemment l'image d'Ulysse permet de s'amuser un peu, et puis j'aime bien Ulysse, mais j'aimerais revenir à l'idée qu'il Y a du concret dans l'ethnologie. Je crois que c'est Gurvitch qui, jadis, faisait remarquer que l'objet de la sociologie devait être abstrait, que l'on n'était pas dans le particulier individualisé, et qu'à la suite de la pensée durkheimienne où les faits sociaux sont pensés comme des choses, il s'agissait de durcir les faits afm de pouvoir en faire une analyse scientifique. Cette position épistémologique est possible et elle possède son efficace, mais le travail anthropologique est un peu différent parce que, précisément, portant sur la relation, il peut aller jusqu'au passage auquel vous faisiez allusion. D'une certaine façon, c'est vrai que dans l'observation de la vie concrète, si l'on parle de la relation matrimoniale, on parle d'un homme et d'une femme que l'on connaît, dont on voit quel parcours ils ont effectué. Cela n'interdit pas d'étudier la logique du système de prescriptions ou d'interdits qui commandent leur union. L'expérience ethnologique du terrain, en effet, est celle d'un passage dont la traduction en termes conceptuels serait: relation. Les crises de l'altérité et du sens Raphaël Bessis : Nous venons de voir que la question de l'autre, comme celle du sens, était profondément inscrite dans la démarche anthropologique. J'aimerais m'arrêter un temps sur ces deux questions en rapport avec l'évolution que connaît notre société, c'est-à-dire pour être tout à fait 21 précis, avec l'idée que les mondes contemporains pourraient être la mise en scène d'une crise de l'altérité et du sens, ce qui nous mènerait conséquemment à une crise de l'anthropologie dans ce qui constitue traditionnellement ses objets de pensée, ou du moins à un remaniement de ses objets, comme à une perception renouvelée que l'anthropologie aurait de la société. En fait, vous montrez que cette crise de l'identité qui est une crise de l'altérité et du sens (que l'on donne à l'identité comme à l'altérité), plonge ses racines au moins jusque dans le XI~me siècle, nous ouvrant alors à cette hypothèse: qu'au-delà des troubles liés à la mondialisation qui renouvelle notre discipline, la crise est en fait la matrice même de l'anthropologie. C'est donc très tôt que les problèmes ont commencé... Ainsi vous écrivez: «dès la fin du XI~me siècle, l'observation occidentale se retourne sur elle-même et découvre à la fois la pluralité sociale interne (avec son corollaire: la pluralité culturelle) et l'altérité au cœur de l'individu. Si les autres sont moins autres, le même n'est plus le même: il se complexifie, se divise, se différencie. Le marxisme et la psychanalyse ont subverti définitivement le royaume du même et le territoire de l'identité. »11 De telle sorte que ce n'est pas avec la chute du mur de Berlin et avec l'accélération des processus liés à la mondialisation qu'advient l'expérience troublante de se découvrir autre, de se découvrir habité d'une altérité, et ce autant à un niveau global, géopolitique ou national, qu'au niveau le plus privé, au niveau individuel. C'est donc dans la « longue durée », au sens braudelien du terme, que ce processus de Il Pour une anthropologie des mondes contemporains, Ed. Champs Flammarion, 1994, p. 83. 22