Dialogue avec Marc Augé

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Dialogue avec Marc Augé
autour d'une
anthropologie de la mondialisation
Questions Contemporaines
Collection dirigée par J.P. Chagnollaud, B. Péquignot et
D. Rolland
Chômage, exclusion, globalisation... Jamais les « questions
contemporaines» n'ont été aussi nombreuses et aussi complexes à
appréhender. Le pari de la collection « Questions contemporaines»
est d'offrir un espace de réflexion et de débat à tous ceux, chercheurs,
militants ou praticiens, qui osent penser autrement, exprimer des idées
neuves et ouvrir de nouvelles pistes à la réflexion collective.
Dernières parutions
L. FOURNIER-FINOCHIARRO
(sous la dir.), L'Italie
menacée: Figures de l'ennemi, duXVr au~
siècle, 2004.
Denis FRESSOZ, Décentralisation
«l'exception
française »,
2004.
Eguzki URTEAGA, Igor AHEDO, La nouvelle gouvernance en
Pays Basque, 2004.
Xavier CAUQUIL, À ceux qui en ont assez du déclin français,
2004.
Mathias LE GALIC, La démocratie participative, 2004.
Jean-Paul SAUZET, Marché de dupes, 2004.
Frédéric TREFFEL, Le retour du politique, 2004.
Michèle MILLOT, Le syndicalisme dans l'entreprise, 2004
Éric POMES, Conquérir les marchés. Le rôle des états, 2004.
Alain RÉGUILLON, Quelles frontières pour l'Europe ?, 2004.
FWELEY DIANGITUKW A, Qu'est-ce que le pouvoir ?, 2004.
Yves PIETRASANTA, Ce que la recherche fera de nous, 2004.
Delphine CAROFF, Ingrid Bétancourt ou la médiatisation de la
tragédie colombienne, 2004.
Eléonore MOUNOUD (coord.), La stratégie et son double,
2004.
Daniel EROUVILLE,
Qui sont les Trotskystes?
(d'hier à
aujourd'hui), 2004.
Emile JALLEY La crise de la psychologie. A l'université en
France. 1. Origine et déterminisme, 2004
Emile JALLEY ; La crise de la psychologie. A l'université en
France. 2. Etat des lieux depuis 1990, 2004.
Raphaël BESSIS
Dialogue avec Marc Augé
autour d'une
anthropologie de la mondialisation
5-7 :true de 1:tÉcolePolytechnique
L 'Harmattan Hongrie
Kossuth L. u. 14-16
1053 Budapest
75005 Paris
HONGRIE
L'Harmattan
FRANCE
L'Harmattan ltalia
Via DegIi Artisti:t 15
10124 Torino
ITALlE
cgL'Harmattan, 2004
ISBN: 2-7475-7481-4
EAN : 9782747574815
Introduction
On pourra s'étonner que ce dialogue s'ouvre sur une
analogie entre l'expérience de l'internaute et celle de
l'ethnologue. Cette ouverture étrange et peu familière à la
pensée de Marc Augé s'explique par le travail en cours
d'une anthropologie de l'internet qui occupe pour partie
mes propres questionnements. C'est dans ce cadre que le
dialogue fut initié, sans connaissance de ce qu'il allait
devenir; sans me douter, donc, que les séances allaient se
succéder pour approfondir nos approches anthropologiques
de la mondialisation. Ce qui à l'origine ne devait être qu'un
entretien a été cependant l'objet d'un long travail
préparatoire dans l'œuvre abondante de mon interlocuteur
et, à cet égard, nous avons respecté les quelques séquences
de questions que j'avais rapidement élaborées selon les
trois axes propres au «questionnement anthropologique»
(Abélès) : de l'espace, du temps et de la subjectivité.
Sans entrer dans le détail, il ressort du dialogue que les
espaces de la mondialisation, traversés par une logique de
l'image, sont majoritairement ceux de la circulation, de la
consommation et de la communication, espaces intermédiaires que Victor Turner aurait peut-être décrits comme
« liminaires »1 et que Marc Augé appelle « non-lieu », dans
la mesure où on y repère un déficit symbolique touchant
aux identités, aux relations et aux histoires qui peuvent s'y
jouer. Il ressort également qu'une situation contemporaine
aux cultures du monde, comme un temps planétaire, a fait
surface, un temps qui est perçu à la fois comme
s'accélérant et se réduisant au présent, nous condamnant à
l'oubli et à l'évidence de ce qui se montre. Au cœur de ce
1
De "limen" en latin qui signifie le seuil.
7
présent fait de vitesses et d'images, « l'ordre séquentiel des
phénomènes» (Castells) se voit fragmenté et constamment
ré-élaboré, véritable puzzle temporel; c'est ce que ressent
sans doute l'anonyme voyageur du monde qui, sautant
d'hôtel en hôtel, s'amuse de voir sa série télévisée fétiche
mise en pièce tel un puzzle, parce que d'un pays à l'autre la
série n'en est pas au même point. Enfin, il ressort du
dialogue qu'au-delà d'un individualisme passif et
consommateur (d'objets et d'images) - celui que promeut le
système sans exotisme de la mondialisation
- chaque
individu est néanmoins tenu d'élaborer de soi-même les
procédures de sens à son existence, et de vivre, par là
même, une solitude philosophique dans la crise
relationnelle et sociale que connaissent les sociétés postcoloniales (colonies et Empires compris). Cette exigence
écrasante de reconstituer du sens pour soi et pour l'autre,
dans une situation où le droit principal (et non plus
seulement le devoir) est celui de devenir une image ou un
« fantôme» (Anders) - et non pas d'être un corps fait de
relations et de paroles - est celle des prophètes africains qui
nous apparaissent ici comme des figures d'anticipation de
ce vers quoi l'humanité s'avance.
A l'issue de notre dialogue, une question me vient. Le
prophète n'est-il pas celui qui résiste à n'être qu'un simple
« regard sur l'actualité en images» (Augé), celui qui, sans
doute illusoirement, reprend en charge la question du
regard sur le monde, la révolutionne, pour que ce regard,
de passif qu'il était, nous apparaisse désormais actit: et
devienne vision, peut-être même visionnaire?
Si l'image, qui sature nos rétines, ne nous permet plus le
regard profond, elle réactive pourtant en nous un potentiel
de fuite et d'intuition, un potentiel sourd de résistance:
8
nous conduira-t-elle contre elle-même (et sa logique
anesthésiante) à un éveil paradoxal? Nous conduira-t-elle
hors de la Caverne? Fallait-il que notre regard se voile
pour que notre puissance de vision apparaisse? Peut-être
sommes-nous, aujourd'hui plus que jamais, situés sur cette
frontière qui départage mais aussi relie le sommeil de
l'éveil paradoxal.
R. B.
9
A propos de l'expérience ethnologique
(et d'un parallèle avec celle de l'internaute)
Raphaël Bessis : J'aimerais débuter notre entretien dialogué
par une question qui porte, tout à la fois, sur la position de
l'ethnologue, comme sur ce qui fait la spécificité de la
position de l'homme contemporain usant des télétechnologies.
Vous faites remarquer que « dans sa période conquérante
l'ethnologie (...) invitait l'ethnologue à se méfier tout
autant de l'ethnocentrisme que de l'absorption par le
milieu, lui enjoignant à la fois de garder ses distances et de
pratiquer l'observation participante, le condamnant en
somme à la schizophrénie parce qu'elle lui supposait le don
d'ubiquité. »2 L'ubiquité
de l'ethnologue
tient à
l'expérience trouble de se situer sur une limite qui partage
et départage deux espaces: le fait de participer et, en même
temps, le fait d'être à distance. MOD hypothèse, ici, me
conduit à penser que le caractère ubiquitaire dérive du fait
que l'ethnologue est un être de la limite3. Or, nous verrons
2
Un ethnologue dans le métro, Ed. Hachette, 1986, p. 21.
Ce que nous donne à penser ce texte de Claude Lévi-Strauss qui, dans
un article ancien (<<Diogène couché », Les Temps Modernes, n° 255,
1955, p. 1217), décrit déjà l'ethnographe comme un revenant, un être
d'entre deux mondes: un limitrophe. « Le voyage offre ici la valeur
d'un symbole. En voyageant, l'ethnographe - à la différence du soi3
disant explorateur
et du touriste
- joue
sa position dans le monde, il en
franchit les limites. II ne circule pas entre le pays des sauvages et celui
de civilisés: dans quelque sens qu'il aille, il retourne d'entre les morts.
En soumettant à l'épreuve d'expériences sociales irréductibles à la
sienne ses traditions et ses croyances, en autopsiant sa société, il est
véritablement mort à son monde; et s'il parvient à revenir, après avoir
réorganisé les membres disjoints de sa tradition culturelle, il restera
tout de même un ressuscité.)} «Ou un fantôme...» rajoute Marcel
Hénaff (Claude Lévi-Strauss et l'anthropologie structurale, Ed.
Il
plus loin à quel point l'espace liminaire, l'espace ITontalier
- si familier à l'ethnologue - constitue de façon plus
générale et plus profonde les matrices du réel et de
l'imaginaire des mondes contemporains. En somme, la
condition actuelle de l'homme rejoindrait celle que
l'ethnologue expérimentait depuis un bout de temps. Mais
plus précisément, votre définition de l'ethnologue comme
"ubiquiste" et « schizophrène », comme à la fois distant et
participant c'est-à-dire "télé-participant"
pourrait être
également ce qui défmit l'homo cyber. Qu'en pensezvous?
Marc Augé:
Je n'avais pas réfléchi à cet aspect des
choses... J'avais dit aussi - et c'est peut-être plus juste que
l'image de la schizophrénie - qu'au fond, on condamnait
l'ethnologue à une sorte de strabisme ethnologique dans la
mesure où, alors qu'il regarde dedans (au sein de la culture
étudiée), il a également un œil qui reste dehors, et si j'ose
dire: «c'est louche! ». Le préalable à cette expérience
consiste à envisager les autres sociétés comme des cultures
autres, avec cette idée supplémentaire, d'une part qu'il
s'agit de voir la culture depuis un extérieur pour en
percevoir précisément les limites, mais d'autre part qu'il
faut aussi entrer dedans pour en pénétrer le
fonctionnement. Il faut donc être empathique et distancié.
Est-ce que cela suffit à défmir l'ethnologue comme un être
"des limites", et donc à en faire une sorte de "protocyberman" ? Je ne sais pas. Je n'en suis pas sûr, mais il y a
peut -être quelque chose de cela.
Belfond, 1991, p. 44) : figure, comme l'ethnographe, qui fait système
avec l'espace liminaire que nous pensons aujourd'hui en cours de
IDondialisation.
12
Je n'en suis pas sûr, parce que c'est sur la notion de limite
qu'il faudrait s'interroger. On pourrait dire aussi que
l'ethnologue est un être à la limite: à la limite de soi, en
même temps qu'à la limite des autres, parce qu'au fond la
position qu'il occupe dans des situations un peu
paroxystiques
-
qui sont celles
du terrain
-
n'est
pas
nécessairement confortable, mais cet inconfort n'a pas
nécessairement à voir seulement avec une tension entre
l'autre et le même. La situation d'ethnologue est un peu
particulière dans la mesure où, lorsqu'il prend ses distances
avec la culture étudiée, il n'est pas le même que durant sa
vie ordinaire, ce "même" qu'il va retrouver lorsqu'il
rentrera en France ou en Angleterre au contact de sa famille
ou de ses amis. Mais alors, durant l'expérience
ethnologique, quel est ce "même" qui le défmit ?
C'est sans doute un "même" qui se veut observateur. Mais
peut-on dire que cet observateur distancié est la totalité de
l'être qui défmit l'ethnologue? Non, pas forcément. De
mon point de vue, il y aurait à travailler sur ce qu'est la
situation d'observation. Je dirais que la situation
d'observateur participant empathique est bien sûr une
position limite, mais que plus encore elle est une situation
relative, car on sait bien qu'une empathie totale n'existe
pas, quand bien même on a des traces, des éléments, des
signes qui montrent que l'on arrive, en effet, à entrer dans
le raisonnement des gens. En fait, je pense qu'il s'agit là
d'une empathie plus intellectuelle qu'affective, même si
l'affectivité peut exister par ailleurs, mais sous des formes
particulières qui mettent peut-être plus en cause la
subjectivité que la capacité à entrer dans les vues des
autres. Après y avoir réfléchi, je pense que l'observation
participante se rapproche davantage de ce que signalait déjà
Evans-Pritchard, à savoir une capacité qui se développe à
entendre les raisons des autres, c'est-à-dire quelque chose
13
de proprement intellectuel, par quoi on entre dans la
mécanique du raisonnement qui permet d'interpréter de
telle manière tel ou tel type d'événement.
Je me souviens d'avoir ri avec les autres, un jour, en Côted'Ivoire, quand un homme accusé de sorcellerie avait dit:
« Je ne peux pas l'avoir tué puisque je n'étais pas là ! », ce
qui bien sûr était une défense pitoyable au regard d'une
logique propre à la sorcellerie qui perçoit indifféremment le
fait d'être présent ou à distance... (l'acte de sorcellerie
s'effectuant sans contrainte spatiale). J'ai eu honte de ce
sourire tout de suite... mais ce sourire, en fait, portait sur la
tentative rhétorique d'échapper à une accusation, qui était
elle-même une forme d'aveu.
Tout cela ne signifie pas que j'ai compris, que j'ai vécu les
choses comme ceux avec qui je me trouvais. Il y a des
limitations très réelles à l'observation. La situation
d'observateur extérieur et intérieur est une situation ellemême limite qui ne défmit pas une extériorité et une
intériorité absolues; d'autre part elle varie suivant les
individus.
Alors est-ce que le "cyber-communiquant" rencontre cette
même expérience? Je n'en suis pas sûr. Disons que le
mauvais ethnologue doit se rapprocher du cybercommuniquant, dans la mesure où il est condamné à
imaginer son interlocuteur, ou ceux qu'il présente comme
des interlocuteurs. II est possible que, dans certains cas, le
type d'imagination qui se développe à partir des relations
via le cyberespace soit du même type ou comporte les
mêmes risques.
Sur le fond, je pense que cette idée d'un faux dialogue
permet d'esquisser des parallèles car la communication
cybernétique est à la fois plus et moins que l'expérience
ethnologique. Elle est moins, dans la mesure où
l'ethnologue se trouve face à des interlocuteurs en chair et
14
en os; c'est dire que du malentendu il fait sa matière
première. La durée des conversations, des reprises, des
interrogations, des explications et des traductions montre
assez que cela n'a rien d'évident, que cela ressortit à un
travail sur le sens
- qui
est un travail, je crois, assez loyal,
dans la mesure où il prend acte des obscurités de la
communication, et cela mdépendamment du fait qu'il
s'agisse de cultures ou de langues différentes. Il y a une
résistance de l'autre, et quand bien même l'ethnologue
n'irait pas jusqu'au bout de ce travail d'élucidation, il se
retrouve néanmoms pris dans un vrai contact avec l'autre.
Je pense que, dans la situation de communication
cybernétique, les choses sont en apparence beaucoup plus
simples. On s'échange des messages bien formés. D'où un
sentiment de limpidité qui possède, disons, l'apparence de
l'évidence, mais qui en fait peut dissimuler bien des
malentendus. On échange des informations, et on ne se met
pas en cause soi-même. Or l'ethnologue se met en cause
lui-même. Je crois donc qu'il ne s'agit pas de la même
expérience, même si du point de vue formel, que vous
reteniez, il y a des analogies.
Raphaël Bessis : Vous construisez ici entre l'ethnologue et
le télé-communiquant une opposition alors que pour ma
part j'aurais plutôt tendance à en atténuer l'existence. Dans
un texte récent vous défmÎssez «l'homo communicans»
comme celui qui « transmet ou reçoit des informations et ne
doute pas de ce qu'il est» à l'inverse du « voyageur », et
sans doute aussi de l'ethnologue, qui « essaie d'exister» et
« ne saura jamais vraiment qui il est ou ce qu'il est »4. Vous
poursuivez, quelques pages plus loin, en disant qu'au fond
« les technologies de la communication prétendent abolir
4
Le Temps des ruines, Ed. Galilée, 2003, p. 63.
15
les distances de toutes sortes, escamoter les obstacles du
temps et de l'espace, dissoudre les obscurités du langage, le
mystère des mots, les difficultés de la relation, les
incertitudes de l'identité ou les hésitations de la pensée »5.
Il me semble qu'ici il s'agit de distinguer l'idéologie de la
transparence de laquelle les télé-technologies s'entourent
pour mieux se vendre de la réalité expérimentale de ces
mêmes télé-technologies qui, au contraire, selon les
différentes études de terrain effectuées, conduit le sujet à
rencontrer et à vivre un accroissement « des obstacles du
temps et de l'espace» au sein de sa communication, tout
comme « [d]es obscurités du langage, [d]es difficultés de la
relation, [d]es incertitudes de l'identité ou [d]es hésitations
de la pensée ». Réellement ou expérimentalement ces
technologies de la communication nous mèneraient bien
plutôt à un trouble et à une interrogation identitaire et
altéritaire quasi-constante: elles nous mèneraient à la crise
nécessaire à l'attitude philosophique. Ce que Sherry Turkle
affn-mait déjà il Y a de cela plus de vingt ans lorsqu'elle
définissait précisément l'ordinateur, depuis sa pratique,
comme un objet éminemment « incitatif»
à la
métaphysique et à la philosophie6.
Marc Augé: J'ai entendu parler de crises dépressives
suscitées par l'utilisation exclusive et intensive des
ordinateurs. Pour le reste, bien entendu, je parle de
l'idéologie de la transparence. Cela ne me paraît d'ailleurs
pas contradictoire avec le fait que la communication par
l'écran puisse entraîner des questions d'ordre identitaire.
En fait, il y a deux aspects à votre remarque. D'une part, il
5
Ibid., p. 68.
6 Sherry TurkJe, Les Enfants de J'ordinateur (The Second Self), Ed.
Denoël, 1986, p. 268.
16
y a la question du type de relation qui s'établit (ou ne
s'établit pas) à travers le recours aux différents outils de
communication. D'autre part, il y a les possibilités
nouvelles ouvertes par ces outils et les nouveaux vertiges
qu'ils engendrent: le côté "bouteille à la mer", la
recherche d'interlocuteurs nouveaux, de messages inconnus
ou d'informations inédites - un domaine a priori poétique
qui est en soi une source d'expériences originales. L'autre
du "télé-communiquant" est encore plus insaisissable que
celui de l'ethnologue, mais pour d'autres raisons.
Raphaël Bessis: Tout à l'heure, vous avez souligné que
l'ethnologue n'était pas qu'un observateur participant mais
qu'il jouait bien des rôles, et qu'au-delà de la position
d'observateur participant qui le place dans une situation
ambivalente et multiple, il est lui-même déjà multiple et
polype. Vous lui offrez donc une poly-identité.
Marc Augé : Oui, de ce point de vue-là, pour le dire encore
plus largement, la situation ethnologique constitue un
grossissement de la situation normale ou habituelle du
social. Elle est, pour le dire autrement, l'occasion de
prendre conscience des incertitudes de sa propre identité,
de la difficulté à s'établir dans la relation avec autrui.
Cette dernière difficulté introduit un doute sur la réalité de
ce que l'on est.. . Tout le monde fait ces expériences-là,
mais la situation ethnologique, en quelque sorte, grossit les
choses, les rend plus évidentes, plus palpables, et peut-être
auss~ plus difficiles. Je ne crois donc pas que ce soit une
situation absolument exceptionnelle. Elle est simplement
plus forte, en quelque sorte, que les situations de la vie
courante.
17
Définition(s) de l'anthropologie
Raphaël Bessis: Après avoir éclairci quelque peu la
position de l'ethnologue, tentons de circonscrire l'objet
même de l'anthropologie. Parmi les défmitions de
l'anthropologie, vous en proposez deux principales:
«La recherche anthropologique traite au présent de la
question de l'autre. La question de l'autre n'est pas un
thème qu'elle rencontre à l'occasion; il est son unique
objet intellectuel.» 7 Et puis cette autre défmition:
« L'objet ultime de la recherche anthropologique est l'étude
des procédures de la construction du sens à l'œuvre dans
les diverses sociétés
(...). »8 En
quoi est-ce que la question
de l'autre et la question du sens sont des matrices, en
quelque sorte, de la recherche anthropologique? Et
comment articulez-vous ces deux questions: celle de
l'altérité et celle du sens?
Marc Augé : En fait, il n'y a pas deux défmitions ici, mais
une seule, car je dis la même chose dans la mesure où ce
que j'appelle le sens, ce n'est rien d'autre que la relation à
autrui en tant qu'elle est pensée et éventuellement en tant
qu'elle est instituée, institutionnalisée. La famille, le
mariage, les classes d'âges sont autant de manières
d'instituer, de mettre en institution, les relations avec autrui
en les codifiant. Ces relations doivent être pensées,
admises, et donc symbolisées pour avoir une existence.
D'une certaine manière, ma relation à tel ou tel autre doit
aller de soi dans un milieu donné. Elle va de soi au moins
7 Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodemité, Ed.
Seuil, 1992, p. 28.
8 «Introduction. Espace et Altérité}) in Entre Tradition et
Universalisme (sous la direction de F.R. Quelette et C. Bariteau),
Institut Québécois de la recherche sur la culture, 1994, p. 21.
18
dans sa définition initiale, ensuite, il faut la faire
fonctionner. C'est ce que j'entends par le terme « sens »,
qui correspond au sens social, et non pas à l'idée plus
générale du sens de la vie ou de la mort. Ici donc, le sens
c'est le symbolique, soit la relation représentée à autrui.
Evidemment cette relation n'est pas une création
idiosyncrasique. Elle s'appuie plutôt sur de l'a priori qui
correspond à du symbolique déjà là, ce que l'on appelle, en
d'autres termes, la culture. Mais en même temps, nous
savons bien qu'il y a des ratés du sens, qu'il y a des
difficultés à se construire soi-même, qu'il y a des difficultés
à construire une relation avec autrui, quelque symbolisée
qu'elle puisse être par ailleurs, ce qui fait que la crise
d'altérité comme la crise d'identité sont des expériences
perpétuelles de l'humain.
A présent que j'ai précisé ce que j'entendais par « sens »
dans ma défmition de la recherche anthropologique, je peux
vous répondre sur cette définition de l'anthropologie
comme question de l'autre, du sens de l'autre.
Je suis persuadé, à la suite d'Edmund Leach, que l'objet
propre de l'anthropologie n'est pas l'individu comme tel,
ou le psychisme individuel, ni les grandes logiques sociales
comme telles, ou les institutions, mais ce qui permet de
passer de l'un à l'autre, des individus aux institutions ou
des individus à d'autres individus, et qui correspond à la
construction du symbolique, de la relation prise dans un
système de représentation. Même les chapitres les plus
classiques des histoires de l'ethnologie disent un peu cela,
en découpant l'humain sous la relation familiale, la relation
d'alliance, la relation de pouvoir... C'est donc la relation
qui est première. La relation a, bien sûr, un rapport étroit
avec la psychologie. N'est-ce pas Lévi-Strauss qui disait
19
que «l'ethnologie est une psychologie»9? Etant bien
entendu que la psychologie elle-même ne doit pas enfermer
l'individu dans son quant-à-soi. Ainsi je pense que le
regard ethnologique, en tant qu'il est ethnologique, se porte
très systématiquement sur l'ensemble de ces relations
établies, possibles, sanctionnées...
Ce à quoi s'intéresse l'ethnologue, c'est d'abord la relation.
Il a toujours au moins deux sujets en tête, et non pas un
seul.
Raphaël Bessis: C'est là à mon avis un des motifs
récurrents de votre pensée, je veux parler de la question du
passage. Vous venez de développer l'idée que l'ethnologue
ne pense jamais depuis cette abstraction ou ce fantasme que
serait un individu pur, telle une monade isolée, pas plus
qu'il n'élabore sa pensée depuis cette autre abstraction que
serait une société pure, organisme intégral et homogène. Il
semble que les procédures ethnologiques conduisent
l'ethnologue à passer sans arrêt d'une échelle d'analyse celle de l'individu - à une autre - celle de la société - et vice
versa, en le menant à l' intersecte de ces deux abstractions,
au beau milieu du jeu dynamique des réseaux de relations.
C'est en quoi l'expérience de passage est le lieu
épistémique de l'ethnologue. J'ai en tête cette image que
vous évoquez à propos d'Ulysse, où « Ulysse n'aime ni la
guerre, ni sa femme, mais le voyage qui lui permet de
passer de l'une à l'autre »10.
Je trouve que cette image défmit bien un des motifs
récurrents de votre pensée, c'est-à-dire que la relation ne
peut être pensée qu'à partir du moment où elle est
9 Claude Lévi-Strauss, La Pensée Sauvage, Ed. Plon, 1962, p. 174.
ID «Ambivalence et Ambiguïté», in Traverses, n047 ("ni Vrai ni
Faux"), Ed. Centre Georges Pompidou, 1989, p. 21.
20
processualisée, où elle est pensée dans sa dynamique
profonde.
Marc Augé : Oui, c'est cela. Evidemment l'image d'Ulysse
permet de s'amuser un peu, et puis j'aime bien Ulysse,
mais j'aimerais revenir à l'idée qu'il Y a du concret dans
l'ethnologie.
Je crois que c'est Gurvitch qui, jadis, faisait remarquer que
l'objet de la sociologie devait être abstrait, que l'on n'était
pas dans le particulier individualisé, et qu'à la suite de la
pensée durkheimienne où les faits sociaux sont pensés
comme des choses, il s'agissait de durcir les faits afm de
pouvoir en faire une analyse scientifique. Cette position
épistémologique est possible et elle possède son efficace,
mais le travail anthropologique est un peu différent parce
que, précisément, portant sur la relation, il peut aller
jusqu'au passage auquel vous faisiez allusion. D'une
certaine façon, c'est vrai que dans l'observation de la vie
concrète, si l'on parle de la relation matrimoniale, on parle
d'un homme et d'une femme que l'on connaît, dont on voit
quel parcours ils ont effectué. Cela n'interdit pas d'étudier
la logique du système de prescriptions ou d'interdits qui
commandent leur union. L'expérience ethnologique du
terrain, en effet, est celle d'un passage dont la traduction
en termes conceptuels serait: relation.
Les crises de l'altérité et du sens
Raphaël Bessis : Nous venons de voir que la question de
l'autre, comme celle du sens, était profondément inscrite
dans la démarche anthropologique. J'aimerais m'arrêter un
temps sur ces deux questions en rapport avec l'évolution
que connaît notre société, c'est-à-dire pour être tout à fait
21
précis, avec l'idée que les mondes contemporains
pourraient être la mise en scène d'une crise de l'altérité et
du sens, ce qui nous mènerait conséquemment à une crise
de l'anthropologie dans ce qui constitue traditionnellement
ses objets de pensée, ou du moins à un remaniement de ses
objets, comme à une perception renouvelée que
l'anthropologie aurait de la société.
En fait, vous montrez que cette crise de l'identité qui est
une crise de l'altérité et du sens (que l'on donne à l'identité
comme à l'altérité), plonge ses racines au moins jusque
dans le XI~me siècle, nous ouvrant alors à cette
hypothèse: qu'au-delà des troubles liés à la mondialisation
qui renouvelle notre discipline, la crise est en fait la
matrice même de l'anthropologie.
C'est donc très tôt que les problèmes ont commencé...
Ainsi vous écrivez: «dès la fin du XI~me siècle,
l'observation occidentale se retourne sur elle-même et
découvre à la fois la pluralité sociale interne (avec son
corollaire: la pluralité culturelle) et l'altérité au cœur de
l'individu. Si les autres sont moins autres, le même n'est
plus le même: il se complexifie, se divise, se différencie.
Le marxisme et la psychanalyse ont subverti définitivement
le royaume du même et le territoire de l'identité. »11 De
telle sorte que ce n'est pas avec la chute du mur de Berlin
et avec l'accélération des processus liés à la mondialisation
qu'advient l'expérience troublante de se découvrir autre, de
se découvrir habité d'une altérité, et ce autant à un niveau
global, géopolitique ou national, qu'au niveau le plus privé,
au niveau individuel. C'est donc dans la « longue durée »,
au sens braudelien du terme, que ce processus de
Il Pour une anthropologie des mondes contemporains, Ed. Champs
Flammarion, 1994, p. 83.
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