PH. POSTEL – L’INSERTION DE POEMES DANS LE ROMAN CLASSIQUE EN EUROPE ET EN CHINE
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Nous évoquerons deux moments dans l’histoire littéraire chinoise, qui confirment que,
si le roman chinois (apparu tardivement dans l’histoire littéraire chinoise, au XIVe siècle)
pratique l’insertion de poèmes, c’est en vertu d’un héritage de la littérature populaire (
su
wenxue
俗文學). Il est admis
que le conte et le roman chinois sont, au moins en partie,
issus des
bianwen
變文, ensemble de textes exhumés au début du XXe siècle d’une
« bibliothèque » parmi les fameux manuscrits de Dunhuang 敦煌
. Il s’agit de textes
bouddhiques datant de la dynastie des Tang (VIIe-Xe s.), qui, pour certains, comme les vies
de Bouddha ou de saints bouddhiques, relèvent clairement de l’entreprise de
prosélytisme, mais qui, pour d’autres, « adaptent
» le modèle bouddhique à des contextes
profanes. Or, ces textes se caractérisent par une alternance de prose et de vers. Le conte et
le roman classique héritent du procédé :
Ces
bianwen
sont, avec les chansons populaires, les premiers vestiges d’une
littérature en langue populaire, et ils expliquent pourquoi les conteurs par la suite
inséreront des poèmes et des chansons dans leurs récits, caractéristique reprise des
bianwen
.
C’est une autre découverte, celle d’éditions dans une tombe de Jiading 嘉定 (près de
Shanghai) en 1972, qui nous fournit le second jalon dans cette histoire de l’insertion de
poèmes dans des textes narratifs en prose. Il s’agit en effet de récits dénommés
pinghua
平話, qui relèvent de la tradition populaire orale (ils donnaient lieu à des performances),
et qui associent la prose et des passages en vers. Les éditions exhumées datent du XVe s.,
mais les récits qu’elles transcrivent datent bien entendu d’époques antérieures. Or, on a
pu établir
une filiation entre un certain nombre de romans « modernes » et ces
pinghua
.
Au bord de l’Eau
(
Shuihu zhuan
水滸傳, XIVe s.), par exemple, a pour source les
Faits
négligés de l’ère Xuanhe
(
Xuanhe yishi
宣和遺事, c. 1300
). De même,
La Pérégrination
vers l’Ouest
(
Xiyou ji
西遊記, XVIe s.) provient en partie de la
Chantefable de la quête des
Voir Jacques Pimpaneau,
Chine. Littérature populaire
,
op. cit.
, p. 75-118, et Victor Mair, « The
Prosimetric Form in the Chinese Literary tradition », in Joseph Harris et Karl Reichl (ed.),
Prosimetrum,
Cross-cultural Perspectives on Narratives in Prose and Verse
, Cambridge (United Kingdom), D. S. Brewer,
1997, p. 365-383.
Voir le récit de ces découvertes dans Peter Hopkirk,
Bouddhas et rôdeurs sur la Route de la soie
, Arles,
Picquier, 1995.
C’est le sens que certains chercheurs donnent au mot
bian
變, qui signifie « changer », « transformer ».
Voir Pimpaneau,
Chine. Littérature populaire
,
op. cit.
, p. 76, qui distingue en fait deux significations
portées par le mot
bian
: « Le terme
bianwen
voudrait dire « textes adaptés » (changés), soit parce qu’à
l’origine c’étaient des histoires et un genre adaptés de la tradition bouddhique hindoue, soit parce qu’à
partir de ces histoires bouddhiques on a adapté le genre pour servir à des récits qui n’étaient pas
bouddhiques. »
Jacques Pimpaneau,
Anthologie de la littérature chinoise classique
, Arles, Picquier, 2004, p. 519.
Voir Anne McLaren,
Chinese Popular Culture and Ming Chantefables
, Leiden, Brill, 1998, « Sinica
Leidensia », nr. 41.
Voir la traduction de Jacques Dars dans l’introduction de sa traduction du roman chinois
Au bord de
l’Eau
, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1978, introduction, t. 1, p. xc-xcix.