Christoph Wulf
Centre d'anthropologie historique, université libre de Berlin
MIMESIS ET RITUEL
Mimesis et rituel jouent un rôle fondamental dans la mise en scène de la
vie.
Dans les phases
précoces de la vie déjà, des processus mimétiques et rituels commencent à déployer leurs effets.
La mimesis, écrit Aristote, se révèles l'enfance, et l'homme se distingue du reste des êtres
vivants en ce qu'il est doué dans une large mesure d'un pouvoir d'imitation et acquiert par
imitation ses premières connaissances et aussi par le plaisir qu'il en retire (Aristote, Poétique).
Dans cette perspective, les processus mimétiques sont tout d'abord autant de prémisses de la
mise en scène de la vie. Et cela à plus forte raison si la mimesis n'est pas seulement mise à
équivalence avec l'imitation, mais encore conçue dans sa pleine signification anthropologique
(Gebauer et
Wulf,
1995), laquelle renferme d'autres dimensions encore. Ainsi, mimesis signifie
aussi
:
être l'émule de quelqu'un, se faire semblable à une chose ou à un être humain, s'exprimer,
figurer quelqu'un ou quelque chose. La mimesis ne s'épuise pas dans la simple imitation, elle
indique plutôt une mise en forme après-coup et selon des moyens propres. Ce qui fait que se
mêlent harmonie et changement, égalité et différence.
Les processus mimétiques sont en rapport avec le corps. Ils se déroulent en associant
plusieurs sens. Ils prennent en compte la constitution esthétique de notre expérience de la
réalité, sans encourager la tendance à l'esthétisation de la vie et du savoir. La mimesis conduit à
prendre part
à
la vie d'autres hommes, aux formes qu'elles prennent. Elle se règle sur des actions
humaines, sur une attitude corporelle symbolisée en des codes, sur des mouvements du corps
définis par des normes. En relèvent, entre autres, des rythmes, des gestes, des rituels. Par le biais
des perceptions des sens et par homogénéisation, ces formes d'expression d'autrui s'intègrent au
savoir pratique des actants de la mimesis. Des séquences d'action exprimées par le corps, des
modes de comportement et des réactions, tout cela s'accomplit et, comme ensemble d'images, de
séries sonores, de séquences dynamiques, sera rappelé à la mémoire de l'actant de la mimesis.
Ces séquences deviennent un élément de son monde intérieur d'images, de timbres et de
mouvements, à la disposition de l'imagination, elles peuvent être activées dans des contextes
nouveaux, transformées et utilisées à des fins de mise en scène de la vie. Des modes de
HERMÈS
22,
1998 153
Christoph Wulf
comportement et des formes de
l'agir
déjà en place sont alors recouverts par de nouveaux modes
et formes, qui leur donnent de l'extension. Dans ces procès mimétiques, l'ambiguïté et le
caractère contradictoire des réactions, des modes de comportement et des actions humaines sont
conservés.
Institutions et rituels
Les processus mimétiques se déroulent dans des institutions sociales telles que la famille,
l'école et l'entreprise. Les rapports sociaux de pouvoir inhérents aux structures institutionnelles
déterminent dans une large mesure leurs virtualités et leurs limites. Par mimesis interposée, les
valeurs et les normes institutionnelles se conservent, se modifient, se transmettent. Le caractère
mimétique de ces processus garantit à ces institutions durée et continuité, mutabilité et potentiel
d'évolution. Les processus mimétiques conduisent
à
l'acquisition d'un savoir pratique. Le savoir
pratique est un savoir a'habitus, se constituant au fil de longues plages de temps. Il résulte
d'expériences provenant de phases antérieures de l'activité et qui deviennent le point de départ
d'actions futures. Il n'est pas un savoir qui obéirait à des règles ni un savoir analytique, mais un
savoir agissant. On ne peut donc qu'incomplètement le saisir par la logique ou par les concepts.
Les tentatives de comprendre de manière univoque la pratique sociale échouent en ceci que
l'agir
en société est souvent relativement ouvert et indéterminé, tandis que son interprétation lui
assigne le plus souvent une univocité et une logique qu'il n'a pas dans le moment où il s'effectue
et qui ne lui est pas non plus indispensable. L'agir social se réfère fréquemment à des processus
corporels, situés certes dans un champ de signification symboliquement organisé, mais que ce
dernier ne peut rendre univoques. La mimesis sociale contribue à forger un savoir pratique du
corps aux significations plurielles, à partir duquel des parts importantes de la vie sociale sont
mises en scène. Le savoir rituel est un savoir pratique du corps et, à ce titre, doué de plusieurs
niveaux, contradictoire et rebelle à la théorie. La mise en scène de la vie n'est pas uniquement
assimilée grâce à la mimesis de situations exemplaires ni par celle de rituels et de ritualisations.
La mimesis peut également se rapporter à des idées ou à des groupes de représentations, fruits
de
l'art,
de la poésie et de la science. Peuvent en devenir la référence non seulement
l'agir
social
réel, mais aussi un agir social imaginaire, des figures, des
images.
On peut donc parler de mimesis
sociale si
l'agir
mimétique se réfère à des situations, des genres d'activité ou des modes de
comportement réels ou imaginaires, mis en forme par les voies de la littérature ou de
l'art.
L'agir et le comportement mimétiques sont particulièrement attirés par les rituels et les
ritualisations du social. Une raison importante en est le caractère spectaculaire de ces « théâtra-
lisations » du social. À cause de lui, les processus mimétiques se fixent comme d'eux-mêmes à
des rituels et des séquences rituelles. Le social y est théâtralisé, figuré comme sur une scène. Les
mises en scène de séquences rituelles et de ritualisations entrent en même temps dans un rapport
154
Mimesis et rituel
mimétique à des théâtralisations rituelles antérieures. Reste pourtant, pour l'actant qui ritualise,
la possibilité de garder l'initiative des formes qu'il donnera aux rituels et aux ritualisations du
social. Ces mises en scène entretiennent un rapport à l'histoire du social. La possibilité est
donnée, en même temps, d'une mise en forme qui modifiera ce rapport et d'un apport, dans des
situations concrètes, de perspectives d'avenir.
Les rituels figurent des
lucarnes,
en quelque sorte, à travers lesquelles on peut considérer la
dynamique à l'aide de laquelle des hommes créent, préservent et modifient leur univers culturel.
Ils sont également des modèles de recherche, dont le caractère fictif comporte parfois le risque
de simplifier de manière inadmissible les comportements, les modes d'activité et leur interpré-
tation. Les modèles ont pour point de départ certaines prémisses conceptuelles, les valeurs et les
normes qui y sont inhérentes, ils sont donc sensibles à maints phénomènes sociaux, mais, par la
force des choses, aveugles à d'autres. Contextualiser des rituels prend, au vu et au su de cette
situation, une importance particulière. Dans ce qu'il a d'outré, le caractère en est relativisé, et
l'on apprend à être prudent quant au degré de généralisation des énoncés sur leur fonction
sociale.
Les types de rituel
Dans la recherche sur les rituels et les ritualisations, on pourra distinguer trois points forts.
Pour le premier, la recherche sur les rituels a pour contexte la religion, le mythe, les cultes (Max
Müller, Herbert Spencer, James Frazer, Rudolf Otto). Pour le deuxième, les rituels servent à
analyser les structures et les valeurs de la société
;
il s'agira de repérer dans le détail le contexte
fonctionnel qui fait le lien entre rituels et structure sociale (Fustel de Coulanges, Emile
Durkheim). Pour le troisième, les rituels sont lus comme des textes ; le but est de déchiffrer la
dynamique culturelle et sociale des sociétés. L'attention portera ici sur la signification des rituels
pour la symbolisation culturelle et la communication sociale (Victor Turner, Clifford Geertz,
Marshall Sahlins). Comme la lecture des rituels est une activité mimétique, les réflexions qui
suivent, portant sur le rapport de la mimesis et du rituel, relèvent avant tout du contexte propre
au troisième point fort, où l'on tente de lire les phénomènes culturels d'abord comme un texte.
Ces réflexions suggèrent de distinguer différentes formes de rituels. Est importante en
l'occurrence la différence entre rituels au regard des phases essentielles de l'existence et des
rituels calendaires. Aux premières, scandées par des rituels, appartiennent par exemple la
naissance, la puberté, le mariage, le divorce et la mort. Relèvent également de ce contexte des
rituels de promotion sociale, ainsi de la fin de la période de scolarité, celle des études ou le
moment d'assumer de plus hautes responsabilités. Dans ces cas, les rituels sont liés à des
événements touchant l'individu ou la famille ou d'autres cercles encore, événements qu'on
célèbre en petits groupes. Tandis qu'autrefois la liberté de jeu accordée aux actants lors de la
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Christoph Wulf
théâtralisation des rituels était relativement réduite, les rituels qui se sont transmis sont
aujourd'hui dans une mesure considérable à la disposition des individus. Ceux-ci peuvent et
doivent décider jusqu'à quel point ils s'engageront dans des rituels et jusqu'où ils souhaitent les
modifier ou leur donner des formes nouvelles. Malgré l'extension de principe de la liberté de jeu,
les possibilités de jeu de l'individu sont ici de toutes façons limitées. Dans bien des cas, ce n'est
qu'au prix d'un gros effort qu'il réussira à éviter les rituels ou l'agir ritualisé.
La situation n'est pas différente dans le cas des rituels calendaires. Ils sont célébrés en même
temps par des collectivités nombreuses. Certes, une exigence puissante émane de ces rituels qui
veulent qu'on les accomplisse, qui exigent la mimesis sociale
; il
n'empêche que, dans ce domaine
aussi, par comparaison aux époques antérieures, l'espace laissé
à
la décision et
à
l'agir
s'est
élargi.
Il faut se faire expressément violence pour décider, dans une famille aux enfants encore jeunes,
de fêter Noël autrement que selon la coutume. Les rituels renferment des formes sociales objets
d'une transmission qui, année après année, génération après génération, imposent aux familles
et aux individus de se conformer à eux et de les accomplir.
Dans de telles situations, se produit une mimesis des formes sociales, offrant à l'individu
toutes les possibilités d'écart et de mise en forme données dans l'agir mimétique. Ce n'est que la
liberté de jeu donnée dans l'agir mimétique qui rend possible l'appropriation individuelle de
rituels. Si cet espace, différent certes, d'une culture et d'une époque à l'autre, n'existait pas,
permettant à chacun de modeler les rituels comme il l'entend, il s'agirait alors d'un comporte-
ment de plagiat, éventuellement même producteur de simulacres, mais pas d'un comportement
mimétique, et il n'aurait pas non plus les effets sociaux qu'on attend d'un comportement
mimétique. Les effets de la mimesis sociale tiennent aux assurances que se donne la communauté
qui théâtralise le rite. Cette assurance que l'on se donne d'une communauté soudée sur
elle-même, procède de la relation mimétique à des traditions culturelles collectives. Un effet de
cohésion émane de ce processus, effet qui s'étend aussi à l'avenir de la communauté.
L'apprentissage des seuils
Les réflexions de van Genepp sur les rituels de passage font un pas de plus dans la
compréhension de la fonction et de la structure des rituels (van Gennep). Ce dernier les définit
comme des rituels qui accompagnent un changement de lieu, d'état, de position ou de classe
d'âge, et il distingue trois phases : les séparations, les seuils et les prises de contact. Dans la
première, un individu ou un groupe se détache d'un point occupé par lui précédemment dans la
structure sociale, ou d'une série de paramètres culturels. Dans la seconde phase, celle du
passage, de la transition, du liminaire ou du seuil, le sujet connaît une situation ambivalente, dans
laquelle ne sont données les caractéristiques ni de la situation passée ni de celle attendue, encore
à venir. Dans la troisième phase, s'effectuent le passage et l'intégration à la nouvelle situation.
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Mimesis et rituel
Pour comprendre les rituels de passage et les processus de mimesis sociale, la situation
connue autour d'un seuil, celle d'état liminal, présente un intérêt particulier. La caractérisent
l'insécurité et l'ambiguïté, d'où la nature intermédiaire de cette phase de transition d'un état
inférieur à un autre plus évolué. Souvent, de telles phases sont déterminées par leur caractère
emphatique. Ainsi, dans les rituels de puberté de sociétés tribales, par exemple, on en vient à
roder des types de comportement qui, autrement, ne sont pas imposés, tels l'humilité, le silence,
le renoncement à la consommation d'aliments ou de boissons, des sévices corporels et des
brimades humiliantes à des fins de soumission à l'autorité de la communauté comme ensemble.
Des formes de stigmatisation de toutes sortes passent pour préparer
à
la promotion qui va suivre.
On pourrait parler d'une pédagogie sui generis de l'état de seuil Son objectif central, c'est la
destruction de l'identité sociale qui avait jusqu'alors prévalu, la confection d'un stade de vide
intermédiaire et ainsi l'entraînement à une nouvelle identité. Dans les sociétés modernes, on a
des rituels de passage semblables, moins marqués et moins intenses il est vrai, tel que le
baccalauréat ou l'obtention du diplôme d'études supérieures dans les pays anglo-saxons. Dans
les situations de contrôle liées à ces rituels, on peut reconnaître des éléments d'une situation de
passage, avec leurs formes d'humiliation des candidats, dont
ils
seront récompensés plus tard par
leur nouveau statut social
:
n'être plus écolier, n'être plus étudiant, être universitaire. Différent à
coupr dans son intensité et ses finalités, le caractère de ces rituels amène à se demander dans
quelle mesure l'on peut circonscrire le concept de rituel, de rite, de comportement ritualisé.
Dans une première approche, on concevra les rituels comme une forme de praxis sociale,
comme une stratégie de l'agir social, aux formes propres. On peut sans doute indiquer quelques
éléments typiques des rituels et des ritualisations, ces déterminations ne fournissent néanmoins
pas de définitions suffisantes. D'autant moins que, sur un certain nombre de ces éléments, les
esprits sont partagés. Bien des caractéristiques de tels rituels dépendent de leur contexte, la
généralisation n'étant possible que dans certaines limites. Donnée de fait qui mène à poser le
rituel comme un modèle global, « clef pour la culture » (Durkheim) et à s'interroger plutôt sur
les virtualités spécifiques et les limites des rituels et des ritualisations.
Les rituels sont des formes d'agir social et, simultanément, en sont l'interprétation. Ils
incorporent, matérialisent, dramatisent et mettent en scène des systèmes symboliques
;
l'on n'est
pas autorisé à en inférer que l'agir est subordonné au système symbolique. Selon la conception
de Geertz, il y a dans le rituel deux éléments non réductibles l'un à l'autre, qu'il désigne comme
« manière de voir le monde » (Weltsicht), c'est-à-dire les aspects cognitifs et existentiels d'une
culture, et comme « dispositions » (Dispositionen), c'est-à-dire ceux propres à chaque culture,
en terme de tonus et de motivations, l'ensemble des présupposés des genres d'activité sociale ou
rituelle. Aux yeux de Geertz, c'est donc faire fausse route que de chercher à établir une
hiérarchie entre une manière symbolique de voir le monde et des dispositions
à
l'agir spécifiques
d'une culture. Dans la mesure où les rituels représentent la tentative de produire et de consolider
des ordres culturels, ils sont aussi en rapport avec les niveaux de désordre, avec tout ce qui
regimbe contre l'ordre. Turner a décrit cet aspect à l'aide des concepts de liminalité, d'antistruc-
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