La Double Inconstance - biblio

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La Double
Inconstance
Marivaux
Livret pédagogique
correspondant au livre élève n° 46
établi par Isabelle de Lisle,
agrégée de Lettres modernes, docteur ès Lettres,
et Éric Le Grandic,
agrégé de Lettres modernes, docteur ès Lettres
Sommaire – 2
SOMMAIRE
A V A N T - P RO P O S ............................................................................................ 3
T A B L E D E S CO RP U S ........................................................................................ 4
R É P O N S E S A U X Q U E S TI O N S ................................................................................ 5
Bilan de première lecture (p. 174) ..................................................................................................................................................................5
Scène 2 de l’acte I (pp. 15 à 18) ......................................................................................................................................................................5
◆ Lecture analytique de la scène (pp. 19-20).................................................................................................................................5
◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 21 à 29)................................................................................................................12
Scène 4 de l’acte I (pp. 33 à 40) ....................................................................................................................................................................17
◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 41 à 43).............................................................................................................................17
◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 44 à 55)................................................................................................................19
Scène 11 de l’acte II (pp. 98 à 101)...............................................................................................................................................................24
◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 102 à 104) ........................................................................................................................24
◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 105 à 118)............................................................................................................30
Scène 4 de l’acte III (pp. 131 à 136)..............................................................................................................................................................35
◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 137-138)...........................................................................................................................35
◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 139 à 147)............................................................................................................40
Scène 8 de l’acte III (pp. 156 à 158)..............................................................................................................................................................45
◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 159 à 161) ........................................................................................................................45
◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 162 à 169)............................................................................................................49
C O M P L ÉM EN T S A U X
B I B L I O G RA P H I E
L E C TU RE S D ’ I M A G E S
................................................................ 55
CO M P L É M EN TA I R E ......................................................................
Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays.
© Hachette Livre, 2007.
43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15.
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61
La Double Inconstance – 3
AVANT-PROPOS
Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la fois
de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de
préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus de textes, analyse
d’une ou deux questions préliminaires, techniques du commentaire, de la dissertation, de
l’argumentation contextualisée, de l’imitation…).
Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs. La Double Inconstance de
Marivaux permettra d’étudier le genre théâtral et plus particulièrement la comédie telle que Marivaux
pouvait la concevoir au XVIIIe siècle pour le théâtre des Italiens. Des groupements de textes (la
confidence, les valets) viennent compléter ce regard sur un genre. D’autres groupements viennent
approfondir des perspectives ouvertes par l’étude de la pièce du côté de l’esthétique d’une époque
(vraies et fausses ingénues au XVIIIe siècle) ou d’une réflexion politique.
Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nouvelle collection d’œuvres classiques,
Bibliolycée, qui puisse à la fois :
– motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilite la
lecture de l’œuvre grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux ;
– vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture.
Cette double perspective a présidé aux choix suivants :
• Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleine
compréhension.
• Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante et enrichissante,
la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe, notamment au travers des
lectures d’images proposées dans les questionnaires des corpus.
• En fin d’ouvrage, le « dossier Bibliolycée » propose des études synthétiques et des tableaux qui
donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur, contexte historique, liens de
l’œuvre avec son époque, genres et registres du texte…
• Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse de l’œuvre
intégrale en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte
(sur fond blanc), il comprend :
– Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe après un parcours cursif de l’œuvre. Il se
compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général de
l’œuvre.
– Des questionnaires raisonnés en accompagnement des extraits les plus représentatifs de l’œuvre :
l’élève est invité à observer et à analyser le passage. On pourra procéder en classe à une correction du
questionnaire ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte.
– Des corpus de textes (accompagnés le plus souvent d’un document iconographique) pour éclairer
chacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire
d’analyse des textes (et éventuellement de lecture d’image) et de travaux d’écriture pouvant constituer
un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de Première, sur le
« descriptif des lectures et activités » à titre de groupement de textes en rapport avec un objet d’étude
ou de documents complémentaires.
Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travail
efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion.
Table des corpus – 4
TABLE DES CORPUS
Corpus
Des royaumes
imaginaires
(p. 21)
Le débat d’idées dans
le dialogue de théâtre
(p. 44)
Confidentes et
confidences au théâtre
(p. 105)
Le valet, juge de
son maître
(p. 139)
Vraies et fausses
ingénues dans quelques
fictions du XVIIIe siècle
(p. 162)
Composition du corpus
Objet(s) d’étude
et niveau
Texte A : Scène 2 de l’acte I de La Double
Inconstance de Marivaux (pp. 15-18).
Texte B : Extrait du chapitre XXVIII de
Gargantua de François Rabelais (pp. 21-23).
Texte C : Extrait du chapitre XVIII de Candide de
Voltaire (pp. 23-24).
Texte D : Premier extrait de la lettre XXXV
d’Aline et Valcour de Sade (pp. 24-25).
Texte E : Second extrait de la lettre XXXV
d’Aline et Valcour de Sade (pp. 25-26).
Document : Frontispice de Léon Benett pour Les Cinq
Cents Millions de la Bégum de Jules Verne (pp. 26-27).
L’argumentation
(Première)
Texte A : Extrait de la scène 4 de l’acte I de La
Double Inconstance de Marivaux (p. 36,
l. 314, à p. 40, l. 429).
Texte B : Scène 2 de l’acte II de Cinna de Pierre
Corneille (pp. 45-48).
Texte C : Extrait de la scène 1 de l’acte I de
L’École des femmes de Molière (pp. 48-50).
Texte D : Extrait de la scène 1 de l’acte I du
Misanthrope de Molière (pp. 50-52).
Texte E : Extrait de l’acte II des Justes d’Albert
Camus (pp. 52-53).
Texte A : Scène 11 de l’acte II de La Double
Inconstance de Marivaux (pp. 98-101).
Texte B : Extrait de la scène 3 de l’acte I de
Phèdre de Jean Racine (pp. 106-110).
Texte C : Extrait de la scène 4 de l’acte I du
Malade imaginaire de Molière (pp. 110-111).
Texte D : Scène 7 de l’acte II du Jeu de l’amour et du
hasard de Marivaux (pp. 111-114).
Texte E : Extrait de l’acte III d’Oncle Vania
d’Anton Tchekhov (pp. 114-115).
Document : Œnone et Phèdre dans la mise en scène
de Phèdre par Jean-Paul Le Chanois (p. 116).
L’argumentation
et le théâtre
(Première)
Texte A : Scène 4 de l’acte III de La Double
Inconstance de Marivaux (pp. 131-136).
Texte B : Extrait de la scène 1 de l’acte I de
Dom Juan de Molière (pp. 140-141).
Texte C : Extrait de la scène 4 de l’acte II de
L’Avare de Molière (pp. 141-142).
Texte D : Extrait de la scène 2 de l’acte I du Barbier
de Séville de Beaumarchais (pp. 142-144).
Texte E : Extrait de la scène 3 de l’acte V du
Mariage de Figaro de Beaumarchais (pp. 144-145).
Document : L’acteur Dominique dans le rôle
d’Arlequin (p. 145).
Texte A : Scène 8 de l’acte III de La Double
Inconstance de Marivaux (pp. 156-158).
Texte B : Extrait de la 1re partie de Manon
Lescaut de l’abbé Prévost (pp. 163-164).
Texte C : Extrait de la 2e partie de La Vie de
Marianne de Marivaux (pp. 164-165).
Texte D : Extrait des Confessions du Comte
de *** de Charles Pinot-Duclos (pp. 165-167).
Texte E : Extrait de la lettre XXVII des Liaisons
dangereuses de Choderlos de Laclos (pp. 167-168).
Le théâtre
L’argumentation
(Seconde et Première)
Compléments aux
travaux d’écriture destinés
aux séries technologiques
Question préliminaire
Quelles représentations d’un royaume
les cinq textes proposent-ils ?
Commentaire
Vous montrerez notamment comment
l’évocation d’un monde merveilleux
véhicule une réflexion sur la société que
connaît Voltaire.
Question préliminaire
Quel est l’enjeu du débat dans chacun
des textes ?
Commentaire
Vous montrerez comment la condamnation de la politesse à la mode
s’accompagne de la défense de
certaines valeurs.
Le théâtre
(Seconde et Première)
Question préliminaire
Quelles relations entretiennent l’héroïne
et sa confidente dans les textes et
le document ?
Commentaire
Vous pourrez étudier le récit que Phèdre
fait de son amour et la façon dont
l’expression de sa passion fait d’elle
une héroïne tragique.
Question préliminaire
Quelles relations maîtres et valets
entretiennent-ils dans les différents
textes ?
Commentaire
Vous examinez les relations du maître et
du valet et vous montrerez comment la
critique sociale se double de l’expression
de la philosophie de Figaro.
Un mouvement littéraire
(Première)
Question préliminaire
Quelles sont, dans les différents textes,
les manifestations de l’ingénuité ou de
l’ingénuité simulée ?
Commentaire
Vous vous attacherez à l’analyse du récit
de la naissance de l’amour en mettant
l’accent sur l’importance du regard.
La Double Inconstance – 5
RÉPONSES AUX QUESTIONS
B i l a n
d e
p r e m i è r e
l e c t u r e
( p .
1 7 4 )
Silvia a été enlevée par le Prince qui souhaite l’épouser.
v Trivelin est un officier du palais au service du Prince. Dans la commedia dell’arte, Trivelin est le nom
d’un valet.
w Flaminia, parce qu’elle est au service du Prince, souhaite favoriser le mariage de son souverain avec
Silvia, la jeune villageoise dont il est épris ; pour cela, elle se propose de détruire l’amour de Silvia et
d’Arlequin.
x Lisette est la sœur de Flaminia et toutes deux sont les filles d’un ancien domestique du Prince.
y Silvia situe son amour pour Arlequin dans le contexte de son village. À l’écart du chatoiement de la
Cour, Arlequin est « le garçon le plus passable de nos cantons » (II, 11).
U S’écartant de sa « troupe » (les courtisans sans doute) à l’occasion d’une chasse, le Prince rencontre
Silvia devant chez elle et lui demande à boire.
V Lisette, selon le plan de Flaminia, se fait passer pour une dame de la Cour afin de piquer au vif
l’amour-propre de Silvia en lui laissant entendre qu’elle n’est pas à la hauteur du rang auquel le Prince
la destine.
W Arlequin refuse au départ tout ce que Trivelin peut lui proposer en échange de Silvia ; comme il est
très gourmand, il finit par accepter un repas lorsque Flaminia insiste pour qu’il le prenne (fin de
l’acte I).
X Dans la scène 7 de l’acte II, le Seigneur vient demander à Arlequin d’intervenir en sa faveur auprès
du Prince car il est tombé en disgrâce après avoir manifesté son mépris pour le jeune villageois devant
le souverain.
at Dans la scène 4 de l’acte III, le Seigneur apporte à Arlequin la possibilité de devenir noble.
ak Depuis leur première rencontre devant la maison de Silvia, le Prince se fait passer pour un officier
du Palais auprès de la jeune fille.
al Flaminia, dès l’acte I, évoque un amant mort qui ressemble à Arlequin. « Il était fait comme vous »,
souligne-t-elle dans la scène 6 de l’acte II.
am Trivelin, lorsqu’il s’adresse à Arlequin, dans la scène 2 de l’acte III, affirme aimer Flaminia en secret
depuis deux ans.
an L’amour réciproque d’Arlequin et de Silvia, si fortement affiché au début de la pièce, disparaît de
lui-même lorsque Silvia cède à son penchant pour l’officier du palais (le Prince), tandis qu’Arlequin
comprend que son amitié pour Flaminia est en réalité de l’amour.
ao Dans la dernière réplique de la pièce, Arlequin annonce un possible revirement de la situation,
comme si le glissement qui s’était opéré au cours de la pièce avait définitivement fait vaciller le
sentiment amoureux, laissant la place au règne de l’inconstance.
u
S c è n e
2
d e
l ’ a c t e
I
( p p .
1 5
à
1 8 )
◆ Lecture analytique de la scène (pp. 19-20)
L’exposition : les meneurs de jeu
Les enjeux de l’exposition : séduire pour mieux informer
u La souplesse de l’écriture dramatique de Marivaux réside, entre autres, dans la finesse des
articulations. La scène 1 met en présence Silvia et Trivelin et la scène 3 Flaminia et Lisette. La scène 2
n’est pas qu’une simple scène de transition, puisqu’elle voit apparaître le Prince que les deux
personnages de la scène 1 ont évoqué. Entre une scène qui présente l’héroïne et une scène où se met en
Réponses aux questions – 6
place une stratégie qui s’avérera inopérante (Lisette chargée de séduire Arlequin), la scène 2 nous
montre la réflexion des stratèges. Elle dresse le bilan de la scène 1 et ancre ainsi les informations. Elle
annonce aussi la scène 3 qui sera comme une illustration du projet formé par Flaminia dans la scène 2.
Les premières répliques de la scène assurent la liaison avec la scène précédente. Silvia, tournant le dos à
Trivelin, quitte les lieux, tandis que le Prince et Flaminia, approchant, la regardent sortir (position
dominante de ceux qui voient et savent). Les premiers mots du Prince sont destinés à Trivelin comme
l’indique la didascalie ; et le pronom « elle », qui n’est pas précédé du nom qu’il remplace, désigne
Silvia qui vient de sortir et qui est encore présente dans l’esprit des spectateurs. Ensuite l’échange porte
sur le contenu de la scène 1. On peut examiner notamment le jeu de reprise du verbe dire. Désignant
d’abord les propos de Silvia (« que dit-elle ? », « Ce qu’elle dit »), il se rapporte ensuite, dans la troisième
réplique, aux paroles de Trivelin (« dis toujours »). On voit bien ici que Trivelin est un porte-parole,
un relais. Il fait le compte rendu de ce qui a été dit après avoir annoncé ne pas pouvoir le faire : « ce
sont de petites bagatelles dont le récit vous ennuierait ». La scène 2 se construit sur les bases du bilan de la
scène 1.
À l’autre extrémité de la scène, les dernières répliques préparent la scène suivante. La venue de Lisette
est présentée comme attendue, faisant partie du plan de Flaminia : « va-t’en dire à ma sœur qu’elle tarde
trop à venir. »
De plus, la scène 2 participe de l’illusion réaliste en évoquant un temps hors de la représentation. Au
début de la scène, Flaminia mentionne des propos qu’elle aurait tenus au Prince (« J’ai déjà dit la même
chose au Prince ») et, vers la fin, une autre allusion à un événement antérieur confère à l’intrigue son
épaisseur (« on l’a déjà prévenue que vous ne la verriez pas sitôt »).
Ainsi la scène 2 s’insère avec souplesse dans le tissu de la pièce : elle reprend la scène 1 et annonce la
scène 3 tout en évoquant des éléments antérieurs qui contribuent à créer l’illusion réaliste.
v Marivaux met en présence trois personnages dans la scène 2. Bien souvent au théâtre, comme le
rappelle le préfixe du mot dialogue, l’échange de paroles se fait entre deux personnages. Ici, la parole
circule de manière équilibrée entre trois personnages. Alternent, pour tous les trois, des répliques brèves
et des répliques longues, si bien que l’on ne saurait dire, comme c’est le cas dans certaines scènes chez
Molière, lequel des protagonistes domine la situation. Cette alternance de répliques brèves et longues
ainsi que l’équilibre des temps de parole concourent à créer une impression de naturel.
Au début de la scène, la parole circule entre le Prince et Trivelin autour du compte rendu de la scène 1.
Puis Flaminia vient ajouter sa voix en reprenant le même thème : « J’ai déjà dit la même chose au
Prince. » Employant la 1re personne du pluriel, elle s’adresse aux deux personnages à la fois : « ainsi
continuons, et ne songeons qu’à détruire l’amour de Silvia pour Arlequin ». Pendant quelques répliques, nous
avons bien affaire à un « trialogue ». Par exemple, Flaminia s’adresse au Prince (« Eh ! seigneur ne
l’écoutez pas ») puis à Trivelin (« Est-on allé chercher Arlequin ? ») dans la même réplique (l. 128-133).
Ensuite s’installe, comme pour répondre à l’échange entre Trivelin et le Prince, un dialogue entre le
Prince et Flaminia, tandis que l’intervention de Trivelin (« Oui, mais si elle ne le voit, l’esprit lui
tournera ») n’est qu’un écho de la position de Flaminia. En donnant un ordre à la 3e personne du
subjonctif et en employant le pronom « on » (« qu’on l’arrête autant qu’on pourra »), puis en utilisant une
2e personne du pluriel ambiguë (Flaminia ? Flaminia et Trivelin ?), le Prince élargit à nouveau
l’échange. Après deux répliques entre le Prince et Trivelin (« Il n’y a qu’à […] »/« Non, la loi […] »),
nous assistons à nouveau à un dialogue entre le Prince et Flaminia. Trivelin n’intervient qu’après le
départ du Prince pour introduire Lisette.
C’est donc avec beaucoup de souplesse et de naturel que la parole circule dans cette scène d’exposition.
On remarque que les personnages occupent chacun une place importante et que le Prince (l’autre volet
de l’exposition après Silvia) a un rôle central.
w La souplesse séduisante de la scène repose sur l’insertion du dialogue triangulaire dans le fil de
l’exposition, ainsi que sur l’équilibre des temps de parole et le choix de la diversité quant à la longueur
des répliques. Cette diversité est aussi celle des modalités. On relève des phrases interrogatives qui
visent à lancer ou relancer le dialogue : « que dit-elle ? » au début de la scène ; « Silvia vous connaît déjà,
sans savoir que vous êtes déjà le Prince, n’est-il pas vrai ? » pour informer le spectateur de la double identité
du Prince et appeler une explication complémentaire. On trouve également de nombreuses phrases
injonctives – ce qui n’est pas surprenant dans la bouche des meneurs de jeu. La diversité est aussi celle
des registres – ce qu’expriment les didascalies. Au début de la scène, le Prince, ayant entendu le compte
La Double Inconstance – 7
rendu de Trivelin, « rêve tristement ». Un peu plus loin, le ton est différent et l’on entend Flaminia
s’exclamer « en riant ».
Les marques de l’oralité, telles que l’interjection « eh ! » ou la forte présence des apostrophes et des
adverbes « oui » et « non », rendent naturelle et vivante cette scène d’exposition. On pourra remarquer
également la brièveté des phrases et l’abondance des points-virgules qui matérialisent le plus souvent
une écriture en asyndète.
Séduisant par son naturel et son dynamisme tout en délivrant les informations nécessaires, la scène 2
relève avec souplesse le défi de l’exposition.
Les informations quant à l’intrigue
x Le naturel passe par l’illusion d’un relief ; en effet, comme la scène 1 qui affirme que la résistance de
Silvia dure depuis deux jours, la scène 2 crée une épaisseur temporelle en évoquant différents
événements passés. Le plus ancien est évoqué par le Prince au passé simple et relève du genre de la
pastorale ; il s’agit de la première rencontre avec Silvia sous une identité falsifiée. Au cours de cette
réplique, l’alternance de l’imparfait et du passé simple fait place à un passé composé qui introduit une
durée et noue l’événement initial à la situation présente : « Je l’ai vue cinq ou six fois de la même
manière. » Comme il a déjà été question de séparer Silvia d’Arlequin, le « je n’ai pu la faire renoncer à
Arlequin » se fait un écho des propos déterminés de Silvia dans la scène 1 mais aussi de la résolution de
Flaminia : « ainsi continuons, et ne songeons qu’à détruire l’amour de Silvia pour Arlequin ». Le verbe
continuer employé par Flaminia ici contribue aussi à créer l’illusion de réalité.
D’autres événements au passé composé s’inscrivent également entre la rencontre initiale et le présent du
dialogue. Ce sont des faits secondaires qui émaillent la scène et font miroiter l’illusion. On peut relever
« J’ai déjà dit la même chose au Prince » qui, dans la bouche de Flaminia, dessine une rencontre antérieure
entre les deux personnages. Il est aussi fait allusion à cette rencontre lorsque Flaminia dit : « Seigneur, je
vous ai déjà dit qu’Arlequin nous était nécessaire. » Et lorsque Flaminia demande : « Est-on allé chercher
Arlequin ? », cette interrogation montre que la stratégie expliquée dans la scène est déjà en place – ce
qui sera confirmé par la dernière réplique de Flaminia concernant la venue attendue de Lisette.
La stratégie suppose aussi de différer la rencontre entre le Prince et sa prisonnière et Flaminia crée
l’illusion d’une scène dans laquelle Silvia aurait été informée de ce report : « on l’a déjà prévenue que vous
ne la verriez pas sitôt ». Le pronom « on » ajoute une touche de mystère ; le spectateur se demande
combien de personnes sont au service des intérêts du Prince dans cette intrigue.
La scène 2 nous donne des informations quant à l’intrigue en nous montrant que la situation présente
s’enracine dans une épaisseur temporelle dont le point d’origine serait la première rencontre entre le
Prince et Silvia, l’amour d’Arlequin et de la jeune fille semblant s’inscrire en toile de fond comme dans
un temps non daté.
y La scène 2 dresse le bilan de la scène 1 et vient souligner la détermination de Silvia. Trivelin, au
début de la scène, après avoir refusé de rapporter les propos de Silvia, esquisse un compte rendu de la
rencontre qui vient d’avoir lieu. Pour éviter un rapport au discours indirect demandé pourtant par le
« dis toujours » du Prince, Trivelin procède par petites touches. Une énumération de substantifs, autour
desquels s’organisent cinq groupes nominaux, précède un récapitulatif : « voilà l’abrégé de ses
dispositions ». D’abord les substantifs se rapportent à l’amour de Silvia pour Arlequin, puis il s’agit de
ses sentiments envers le Prince. Le rejet du ravisseur est souligné par l’emploi de trois substantifs se
rapportant au Prince contre deux concernant Arlequin, ainsi que par les intensifs « nulle », « force » et
« violent ». La réplique est destinée au Prince et Trivelin cherche à le détourner de ses projets comme
on le voit dans la conclusion tirée du récit : « le meilleur serait de la remettre où on l’a prise ».
Le compte rendu est elliptique et l’accent est mis sur la double leçon à déduire des propos de Silvia.
Les paroles de la jeune fille ne sont pas rapportées directement et Trivelin dégage le sens de la scène.
Cette démarche se justifie dans le cadre de l’intrigue car elle est censée éviter au Prince un récit
douloureux. L’ellipse, soulignée par l’énumération de substantifs sans déterminants, s’explique par une
volonté de ne pas insister sur la scène qui vient d’avoir lieu. Ce n’est pas tout bien sûr : le dramaturge
ne veut pas lasser le spectateur et il convient simplement de mettre en relief l’attitude de Silvia afin que
le spectateur comprenne bien son amour pour Arlequin et son rejet du Prince, deux sentiments qui
vont être le point de départ de la stratégie de Flaminia.
Réponses aux questions – 8
Si la scène prend appui sur des événements antérieurs, tels que la première rencontre de Silvia et du
Prince ou la scène précédente, elle annonce également ce qui va se passer. On peut mentionner le futur
imminent de l’arrivée de Lisette (« la voilà qui entre »), mais il s’agit surtout du projet de Flaminia qui
s’exprime au futur. Le mode indicatif de la certitude donne sa force à la stratégie en la présentant
comme indubitablement efficace. « Je saurai bien la ranger à son devoir de femme », dit Flaminia,
affirmant que Silvia, quoi qu’ait pu dire Trivelin, est aussi animée par l’amour-propre et la vanité.
Trivelin, au contraire, refuse cet avenir lorsqu’il dit : « n’allons pas plus loin ». C’est un personnage
subalterne et le futur (avec sa valeur de certitude) lui semble interdit. Il ne peut l’envisager qu’au
conditionnel, qu’émettre une suggestion : « le meilleur serait de la remettre où on l’a prise ». Seuls les
personnages dominants s’autorisent à tracer l’avenir de Silvia et d’Arlequin de façon certaine. C’est le
cas – on vient de le voir – de Flaminia ; c’est aussi celui du Prince : « Je vous avoue, Flaminia, que nous
risquons beaucoup à lui montrer son amant, sa tendresse pour lui n’en deviendra que plus forte. » L’hypothèse
est ici exprimée au futur car le Prince représente l’autorité. Un peu plus loin, futur et impératif se
rejoignent et l’on voit bien alors que, dans la bouche des meneurs de jeu, l’avenir s’évoque de manière
injonctive. Dire ce qui sera, c’est décider de ce qui sera : « Oui, qu’on l’arrête autant qu’on pourra, vous
pouvez lui promettre que je le comblerai de biens et de faveurs, s’il veut en épouser une autre que sa maîtresse. »
À la fin de la scène, une réplique de Silvia conjugue également le futur et le pouvoir : « je me charge du
reste, pourvu que vous vouliez bien agir comme je voudrai ».
U
Les informations quant aux personnages
V Les trois personnages en présence ne se situent pas sur la même marche de l’échelle sociale. Le
Prince domine et Trivelin n’est qu’un instrument. Trivelin vouvoie le Prince et utilise à plusieurs
reprises l’apostrophe « seigneur », alors que le Prince le tutoie (« dis toujours »). Flaminia occupe une
position intermédiaire. Elle et le Prince se vouvoient mais elle emploie, comme Trivelin, l’apostrophe
« seigneur », alors que le Prince l’appelle par son prénom.
D’autres indices peuvent être relevés. Flaminia évoque la position politique du Prince (« Silvia vous
connaît déjà, sans savoir que vous êtres le Prince, n’est-il pas vrai ? »), au moment où le Prince venait de
mentionner lui-même son autorité en recourant à l’expression « mes sujettes ». L’impératif « qu’on
l’arrête » est également un signe du pouvoir tout comme la possibilité d’accorder « biens » et « faveurs »
à Arlequin ou « reconnaissance » infinie à Flaminia. Par ailleurs, la réplique de Trivelin « Il n’y a qu’à
réduire ce drôle-là, s’il ne veut pas » révèle un personnage sans nuance à la différence de Flaminia. Cette
dernière a recours aux impératifs comme le Prince.
W Le Prince incarne l’autorité politique. Il exerce un pouvoir absolu qui s’est manifesté par
l’enlèvement de Silvia et d’Arlequin. Il utilise des impératifs et n’entend pas renoncer à son projet
malgré les conseils de Trivelin et le compte rendu de la scène 1. Il utilise sa fortune et sa position pour
parvenir à ses fins : il promet « biens » et « faveurs » à Arlequin puis à Flaminia (« ma reconnaissance »).
Mais son pouvoir se heurte à l’échec : « je n’ai pu la faire renoncer à Arlequin ». Sa vision de la conduite à
adopter n’est pas partagée par Flaminia et Trivelin, et ce n’est pas lui qui a le dernier mot dans le
débat. En effet, lorsqu’il dit : « nous risquons beaucoup à lui montrer son amant, sa tendresse pour lui n’en
deviendra que plus forte », Flaminia et Trivelin lui assurent le contraire et il se range aussitôt à leur
opinion : « Oui, qu’on l’arrête autant qu’on pourra. » On a l’impression que le Prince hérite des jeunes
gens inexpérimentés de la comédie latine ou de celle de Molière. Il est plus habile lorsqu’il s’agit
d’exprimer son amour (« Et c’est ce prodige qui augmente encore l’amour que j’ai conçu pour elle » – le récit
de la première rencontre) que lorsqu’il faut élaborer une stratégie. Il fait alors confiance à un personnage
subalterne, Flaminia, qui, elle, hérite des servantes et intrigantes de la comédie.
C’est donc plutôt Flaminia qui mène le jeu. Elle entend exercer une autorité sur Silvia (« je saurai bien la
ranger à son devoir de femme ») mais aussi sur le Prince lui-même (« je me charge du reste, pourvu que vous
vouliez bien agir comme je voudrai »). Elle décide de la stratégie à adopter et paraît déplacer les autres
personnages comme des pions. Elle demande : « Est-on allé chercher Arlequin ? » – ce qui fait de l’amant
de Silvia un objet de sa stratégie. Et il en va de même pour Lisette à la fin de la scène. Trivelin est
aussi à ses ordres, comme on le voit lorsqu’il est question d’aller chercher Arlequin ou, plus nettement
encore, lorsqu’elle emploie à son intention l’impératif dans sa dernière réplique : « Toi, Trivelin, va-t’en
dire à ma sœur qu’elle tarde trop à venir. »
Flaminia mène donc le jeu, un jeu au service des désirs du Prince. Ce dernier accepte de lui obéir et
l’on trouve trace ici de l’inversion des valeurs caractéristiques de la comédie (cf. question suivante).
La Double Inconstance – 9
Les repères et leur détournement
Les ressorts de la comédie
X Le Prince exerce bien une autorité et l’enlèvement de Silvia en est la preuve. Il entend épouser « une
de ses sujettes » et peu lui importe que celle-ci en aime un autre. Pour parvenir à ses fins, il s’appuie sur
deux personnages qui lui sont acquis : Flaminia et Trivelin. Tel est le schéma de l’intrigue. Mais sous
la plume de Marivaux, qui connaît bien les ressorts de la comédie et les canevas de la commedia dell’arte,
on voit s’inverser les valeurs : c’est Flaminia, comme on l’a montré en réponse à la question
précédente, qui mène le jeu. Elle se permet de critiquer les choix stratégiques du Prince et impose son
propre plan. Elle peut aussi prendre les rênes en demandant au Prince de se soumettre à ses décisions.
C’est elle qui se fait l’arbitre des positions, comme on le remarque lorsqu’elle dit au Prince : « Vous
avez raison. » Le Prince venait juste de définir son pouvoir politique et Flaminia se pose alors en juge
suprême. Nous sommes bien là dans la situation d’inversion caractéristique de la comédie et, de
manière plus générale, de la littérature populaire, comme Mikail Bachktine a pu l’étudier chez
Rabelais. L’inversion est une source efficace de comique : on ne résiste pas à la scène des Fourberies de
Scapin dans laquelle le valet frappe son maître enfermé dans un sac. La dramaturgie de Marivaux est
plus subtile car elle se joue des fondements mêmes de la comédie. Si elle a recours au moteur reconnu
de l’inversion, c’est pour mieux le détourner.
at Flaminia donne des ordres à Trivelin mais également au Prince et c’est elle qui a pris en main le
destin de son monarque. À sa manière, elle exerce le pouvoir et les autres personnages n’ont d’autre
solution que de se plier ou de se « ranger », pour employer un verbe qui se rapporte à Silvia (« je saurai
bien la ranger à son devoir de femme »). Nous relevons là le principe d’inversion qui anime bien souvent la
comédie.
Mais l’inversion des valeurs s’inscrit dans le cadre d’un conflit. Si Scapin a enfermé son maître dans un
sac pour le frapper sans être vu, c’est parce qu’il veut se venger. Il y a conflit. Marivaux détourne le
ressort traditionnel de l’inversion en désamorçant les conflits aussitôt qu’ils apparaissent.
C’est ce que l’on peut voir en suivant la progression de la scène. Tout d’abord, un conflit s’amorce
entre le Prince d’une part et Trivelin et Silvia de l’autre. Ce conflit, qui pourrait être l’objet d’un
échange violent chez Molière (comme Dorine s’opposant à Orgon, par exemple), est atténué par les
modalisateurs employés par Trivelin : « si j’osais dire ma pensée », « mon sentiment à moi ». Un peu plus
loin, c’est le revirement brusque du Prince qui désamorce le conflit. Après avoir déjà atténué son
opposition à la stratégie de Flaminia par un « Je vous avoue », il se range à son avis avec un « oui » et un
impératif (« qu’on l’arrête autant qu’on pourra ») qui s’avère être, autant qu’une expression de son
pouvoir absolu, une soumission au plan de Flaminia. Le conflit latent réapparaît lorsque le Prince
s’oppose à Trivelin (« Non, la loi qui veut […] ») mais il est alors désamorcé par Flaminia qui approuve
le Prince (« Vous avez raison ») et l’amène sur son terrain favori : le récit de ses rencontres avec Silvia.
La scène s’achève sur le mode du consensus lorsque le Prince dira : « J’y consens. »
Le conflit traditionnel entre le maître et son valet, cadre nécessaire de l’inversion des valeurs dans la
comédie, est bien mis en place dans la scène 2 mais il est sans cesse désamorcé et l’on voit bien que
Marivaux se joue des codes de la comédie autant que de la hiérarchie sociale.
Le sentiment amoureux
ak Le personnage de Silvia et le sentiment amoureux sont idéalisés dans la scène 2 par Trivelin et le
Prince.
Trivelin, après avoir fait le compte rendu de la scène précédente, fait l’éloge de Silvia en utilisant un
champ lexical de l’extraordinaire : « extraordinaire », « point naturel », « une espèce à nous inconnue », « un
prodige ». Silvia est opposée aux femmes bien réelles : « avec une femme nous irions notre train ». Et ce qui
motive ce semblant d’explication surnaturelle de la scène 1, c’est non pas l’intensité de l’amour de la
jeune fille pour Arlequin, mais plutôt sa capacité à refuser ce qu’on lui propose. Au nom de l’amour,
Silvia n’est pas vénale : voilà ce qui surprend Trivelin. Cette idéalisation de la jeune fille est aussi une
critique des femmes : si la constance de Silvia est un « prodige », c’est que les autres femmes se laissent
séduire par les « biens » et les « faveurs ». Flaminia et le cours des événements qu’elle dirige se chargeront
de montrer que Silvia n’est pas différente des autres femmes.
Le Prince fait lui aussi un éloge de Silvia et cet éloge s’appuie sur le portrait dressé par Trivelin. Le
Prince aime une jeune fille extraordinaire et c’est sur la différence que repose le sentiment amoureux.
« Et c’est ce prodige qui augmente encore l’amour que j’ai conçu pour elle », dit-il en se faisant l’écho de
Réponses aux questions – 10
Trivelin. Le récit de la première rencontre est aussi prétexte à une évocation idéalisée de la jeune fille et
du sentiment amoureux. Le cadre joue un rôle important ; la scène se déroule loin du palais, à
l’occasion d’une chasse, près de la maison de Silvia. Le Prince est « écarté de [sa] troupe » ; il a perdu son
identité et n’est plus qu’un « simple officier du palais ». La simplicité, implicitement opposée aux
artifices du palais que le Prince utilise pourtant pour parvenir à ses fins, est le maître mot de la scène :
Silvia frappe le Prince par sa « simplicité » et ce qu’elle lui offre est simple également puisqu’il s’agit de
l’eau pour étancher sa soif. La rencontre est un coup de foudre, comme le suggère, dans son sens fort,
le participe « enchanté » qui rime avec « beauté » et « simplicité ». Le déroulement de la scène est simple
lui aussi, puisque, sans la mise en place d’une quelconque stratégie, le coup de foudre est suivi d’une
déclaration : « et je lui en fis l’aveu ». La conjonction « et » a ici une fonction autant logique que
chronologique. Dans le monde simple de Silvia, la transparence (celle de l’eau servie à boire ?) est de
rigueur et il est donc évident que l’aveu suive immédiatement le coup de foudre. On peut dire
également que la rencontre est placée sous le signe du désir satisfait. Le Prince a soif et Silvia lui donne
à boire. La jeune fille ne demande rien, n’attend rien : elle offre. Cette scène de première rencontre,
idéalisée, dans la tradition de la pastorale, est confortée par sa réitération : « Je l’ai vue cinq ou six fois de
la même manière. » Mais progressivement le désir satisfait de la première rencontre se transforme en
insatisfaction et la scène initiale, lorsqu’elle est rejouée (« quoiqu’elle m’ait traité avec beaucoup de
douceur », comme lors de la partie de chasse), n’enchante plus le Prince car son désir, devenu tout autre,
n’est pas satisfait : « je n’ai pu la faire renoncer à Arlequin ».
al Comme on l’a vu en réponse à la question précédente, l’éloge de Silvia par Trivelin fonctionne de
manière paradoxale puisqu’il se double d’une critique sévère des femmes, critique à laquelle souscrit
Flaminia lorsqu’elle affirme que Silvia, aussi fortes que soient ses protestations de fidélité, n’est pas
différente des autres et ne saurait échapper à l’amour-propre et à la vanité. On a même l’impression
que la pièce va s’ingénier justement à montrer que la femme ne saurait être idéalisée. Même en
quittant l’univers artificiel du palais (de la Cour, entendons-nous) et en choisissant la jeune fille la plus
simple et la plus fidèle, on n’échappe pas à l’emprise de l’amour-propre.
Du côté du Prince, un autre élément vient remettre en cause cette idéalisation : c’est le même
personnage qui fait l’éloge de la transparence (cf. réponse précédente) et qui a enlevé la jeune fille ! Le
naturel et le spontané de la première rencontre ont fait place à la violence. Le Prince a rencontré Silvia
en s’écartant de ses troupes, loin du palais, à l’occasion d’une scène toute bucolique. Une belle histoire
de prince et de bergère… Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent. N’oublions pas que le Prince
était à la chasse, une quête qui s’accomplit par la violence et qui est bien différente de la soif que l’eau
offerte par la jeune fille a pu satisfaire. La chasse, Silvia : le Prince agit selon son bon plaisir et son
comportement n’est pas sans rappeler celui des libertins. On pense aux Liaisons dangereuses, lorsqu’il
s’agit de dresser un plan pour satisfaire son désir, et même à Sade, puisqu’il est question de rapt et
d’enfermement. Dans ces conditions, on ne saurait croire totalement à la simplicité et à la pureté de
l’amour du Prince. Certes, en se faisant passer pour un « simple officier du palais », il cherche à se faire
aimer pour lui-même, dans sa vérité, et non pour ce qu’il représente socialement. Mais les méthodes
qu’il emploie, de l’enlèvement à l’élaboration froide d’une stratégie de destruction (« ne songeons qu’à
détruire l’amour de Silvia pour Arlequin », dit Flaminia avec l’approbation du Prince), contribuent à
désacraliser l’amour passionnel évoqué à l’occasion du récit de la première rencontre. De la même
manière que, pour Silvia, on a l’impression qu’il s’agit ici de montrer, en choisissant un Prince
sensible à la simplicité et à la transparence, que les hommes n’échappent pas à la violence. Dans
l’acte III, Arlequin saura rappeler au Prince et au spectateur l’existence de cet enlèvement sur lequel
repose le jeu de la double inconstance.
am Apparemment, on oppose avec le Prince et Flaminia deux conceptions de l’amour : une vision
idéalisée et une vision pragmatique. Mais la scène ne présente pas deux personnages opposés ; tous
deux en effet sont à la recherche d’une stratégie. En tant que meneurs de jeu, ils partagent
nécessairement une conception d’un amour dans lequel le calcul et la force ont leur place, un amour où
la femme est un objet que l’on doit « ranger » à son devoir. Si le Prince souscrit à l’éloge de Silvia fait
par Trivelin en reprenant le terme « prodige » et en s’opposant de ce fait à Flaminia, il n’en demeure pas
moins qu’il est prêt à tout pour séparer la jeune fille d’Arlequin (« vous pouvez lui promettre que je le
comblerai de biens et de faveurs »). Celui qui a décidé de se faire aimer pour lui-même, en « simple officier
du palais », n’hésite pas à recourir à ses prérogatives de monarque : l’autorité ou la fortune.
La Double Inconstance – 11
Le pouvoir
an L’étude précédemment conduite a rappelé que l’amour du Prince, même s’il s’affiche pur et simple,
repose sur la violence, celle de l’enlèvement et celle de la stratégie. Le Prince exerce un pouvoir. On l’a
entendu employer l’impératif, parler de « ses sujettes », accepter les marques de respect de Trivelin et de
Flaminia. Et si Flaminia mène le jeu, c’est au service des désirs du Prince et non dans son intérêt
propre, à moins qu’elle ait à cœur de démontrer qu’aucune femme n’échappe à l’amour-propre, même
pas Silvia. Le Prince quitte la scène avant les autres, comme s’il laissait à Flaminia et à Trivelin le
souci de la mise en pratique. Il est celui qui dirige, celui qui ordonne et non celui qui exécute. C’est
pour cela qu’il n’envisage pas encore de rencontrer Arlequin et qu’il demande à un « on » anonyme de
transmettre ses propositions : « qu’on l’arrête autant qu’on pourra […]. »
ao L’intrigue se déroule dans un univers imaginaire, un royaume sans nom. Cela n’empêche pas, bien
au contraire, une réflexion sur le pouvoir en place. Le Prince prononce une réplique fort intéressante à
ce propos : « la loi qui veut que j’épouse une de mes sujettes me défend d’user de violence contre qui que ce
soit ». Le pouvoir est posé et en même temps borné par une loi. Le Prince a des « sujettes » mais c’est la
loi qui « veut ». Le pouvoir n’appartient pas au monarque et la force est proscrite. Il est question ici
d’Arlequin. Mais on ne peut s’empêcher de penser à Silvia. La violence a bien été employée à son
égard et aucun des trois personnages en présence ne semble remarquer l’incohérence du propos tenu. Le
Prince doit se soumettre à la loi mais il est Prince et peut ne pas s’y soumettre… Arlequin pointera
cette contradiction dans l’acte III.
Marivaux nous met sur la voie d’une réflexion sur le pouvoir politique. En effet, la dédicace de la
pièce nous invite à voir dans ce royaume imaginaire une représentation stylisée non pas du système
français, mais des débats occasionnés par ce système. Il y est question du pouvoir absolu et de ses
limites. On pourrait même penser à une image du monarque éclairé, lorsque le Prince pose les limites
de son autorité et que Flaminia évoque la raison (« vous avez raison »). Mais Marivaux nous montre en
même temps les abus du pouvoir. Le principe de plaisir semble gouverner et tous les moyens sont bons
pour le satisfaire, quoi que veuille la loi…
ap Sous le couvert d’un dialogue léger se déroulant dans un royaume imaginaire, Marivaux met en
scène les repères de ses contemporains pour mieux les brouiller et semer le doute. En effet, l’amour
transparent du Prince évoqué dans le récit de la première rencontre, la fidélité incorruptible de Silvia
soulignée par Trivelin, l’autorité politique consciente de ses limites sont affichés comme pour installer
le spectateur sur un terrain de connaissance. Mais les valeurs sont subtilement détournées.
L’autorité est tempérée par la loi mais c’est tout de même le bon plaisir du Prince – un Prince que l’on
voit davantage chassant et faisant sa cour à une villageoise que gouvernant son royaume – qui est le
principe moteur. La violence est proscrite mais elle est tout de même en vigueur dès lors justement
qu’il s’agit de satisfaire les désirs du monarque. Et Flaminia représente bien la Cour, une Cour qui loin
de dénoncer les incohérences du Prince les approuve : « Vous avez raison. » La raison est bien un critère
au Siècle des lumières et l’on a entrevu la silhouette du despote éclairé mais ici elle est un masque, une
illusion. Nous ne sommes pas si loin des Animaux malades de la peste, fable dans laquelle La Fontaine
analyse les liens complexes qui unissent la Cour et le roi. Et, dans la pièce comme dans la fable, il y a
une victime. Bien entendu, le ton n’est pas le même. On ne meurt pas chez Marivaux et Silvia
deviendra une victime consentante.
La vérité est elle aussi une valeur affichée. En effet, le Prince veut se faire aimer pour lui-même et
apprécie par-dessus tout la simplicité de la jeune villageoise. Mais, dès le départ, la dissimulation est de
mise et le Prince se fera passer pour un « simple officier du palais ». Dans quelques scènes, Flaminia se fera
passer pour une amie de Silvia. On se déguise et on se masque dans le palais du Prince et Silvia se
laissera prendre à ces mirages. Le mensonge triomphe de la vérité. Marivaux n’est pas sans avoir des
points communs avec Rousseau ; la société pervertit les cœurs les plus purs et la vérité affichée n’est
qu’un idéal inaccessible ou bien un leurre.
On a vu que l’amour idéalisé n’est « pas naturel » ; on ne le rencontre pas dans le royaume imaginaire
du Prince. Il n’existe pas, malgré la démonstration conduite dans la scène 1. Dans la scène 2, en dépit
des propos tenus par le Prince, l’amour est affaire de pouvoir, de désir et de plaisir, quitte à priver
l’autre de sa liberté en le réduisant à l’état d’objet. À une idéalisation de l’amour et de la femme se
substitue un constat proche de celui de La Rochefoucauld dans ses Maximes : l’homme est gouverné
par la vanité et l’amour-propre. Il n’échappe pas à sa définition. Comme le clame Flaminia, Silvia doit
se « ranger à son devoir de femme ». Son « devoir », c’est ici son statut mais aussi son essence même. « Elle
Réponses aux questions – 12
a un cœur, et par conséquent de la vanité » : le présent de vérité générale et le connecteur logique
soulignent l’universalité de la définition. L’idéal esquissé par Trivelin et repris par le Prince dans sa
rêverie bucolique n’a cours que dans les « contes de fées » ou dans les pastorales. La réalité est bien
différente et Marivaux entend la représenter dans le miroir que constitue son palais imaginaire.
◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 21 à 29)
Examen des textes et de l’image
u À l’image de ce qu’il fait souvent dans l’ensemble de ses récits de géants, Rabelais, dans ce passage,
donne à ses personnages une dimension plus humaine que gigantesque. Alors que, par ailleurs, on verra
Gargantua faire tomber en se peignant les « boulletz d’artillerye » accrochés à « ses cheveulx »
(chap. XXXVII), le chapitre XXVIII, qui constitue le quatrième chapitre consacré à la guerre contre
Picrochole, nous présente un roi des plus humains. D’abord, pas de disproportion notable entre
Grandgousier et le berger venu lui rendre compte de ce qui se passait. Ensuite, au tout début du
passage, le roi se livre à des occupations ordinaires : « se chauffe les couilles », « attendent graisler des
chastaines », « faisant à sa femme et famille de beaulx contes du temps jadis ». Rabelais, ici comme dans
toute son œuvre, met l’accent sur la dimension physique de la condition humaine : « le souper », « les
couilles », les « chastaines » ; Grandgousier n’est surtout pas un homme au-dessus des autres, différent de
nature, et Rabelais insiste sur tout ce qui le rattache à la tradition collective : la scène des « chastaines »,
« sa femme et famille », les « beaulx contes du temps jadis ». On est bien loin de l’image royale qui
prévaudra dans la seconde moitié du XVIIe siècle.
Le discours de Grandgousier, en réponse à la démarche du berger, manifeste également des qualités qui
ne sont pas celles d’un héros de chevalerie : Grandgousier s’interroge (les interrogatives se multiplient),
fait appel à Dieu et songe à réunir son conseil. Il rappelle les fondements de son autorité royale : « La
raison le veult ainsi, car de leur labeur je suis entretenu et de leur sueur je suis nourry, moy, mes enfans et ma
famille. » Son pouvoir s’enracine dans la tradition féodale qui fonde la hiérarchie sociale sur un échange
de services. Tout concourt à désacraliser la monarchie, notamment l’évocation de la vieillesse du roi :
« mes pauvres espaules lasses et foibles », « ma main tremblante ». Et l’on remarque qu’en définitive la
décision – bien modérée – sera prise par le conseil et non par un monarque absolu : « et fut conclud qu’on
envoiroit quelque homme prudent devers Picrochole ». La tournure passive sans complément d’agent exprime
le caractère collectif de la décision et fait de Grandgousier un homme comme les autres.
v Les chapitres XVII et XVIII de Candide se déroulent dans un univers en totale opposition avec le
reste du monde. Après avoir subi de terribles malheurs et avant d’en connaître d’autres, Candide
pénètre miraculeusement dans un pays « bordé de montagnes inaccessibles » (chap. XVII) pour découvrir
un monde littéralement extraordinaire, voire contraire à tout ce qui existe. Voltaire renoue de façon
mi-sérieuse, mi-parodique avec la tradition du conte merveilleux. L’exotisme est à la mode : « un tissu
de duvet de colibri », des « liqueurs de canne à sucre », « une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle ».
On est surtout frappé par la profusion exprimée par les pluriels, les énumérations, les nombres (« deux
cent vingt pieds de haut, et de cent de large », « mille musiciens », mille colonnes »…) et par l’évocation d’un
espace rempli (« jusqu’aux nues », « grande place », « toute pleine d’instruments de mathématique et de
physique »). La richesse est également une des caractéristiques de l’Eldorado et souvent il n’est pas de
nom pour désigner les matériaux employés tant ils sont extraordinaires et précieux : « il est impossible
d’exprimer quelle en était la matière », « une espèce de pierreries », « une odeur semblable à celle du gérofle et de
la cannelle ». Le monde merveilleux imaginé par Voltaire est éminemment civilisé et la nature n’y a de
place que domestiquée et utilisée (le « tissu de duvet de colibri », « les fontaines d’eau rose »…) : le monde
extraordinaire est urbanisé et cultivé ; les « édifices publics » y occupent une place essentielle ; l’art n’est
pas absent (l’architecture et la musique) et la science, représentée par les « instruments de mathématique et
de physique », a le dernier mot. Le caractère extraordinaire du royaume est paradoxalement souligné par
son aspect ordinaire : « sur ces cailloux, et sur ce sable que nous nommons or et pierreries », « chacune de mille
musiciens, selon l’usage ordinaire », « qui coulaient continuellement ».
Ce monde extraordinaire, dans la tradition populaire du carnaval, peut être lu comme un monde à
l’envers ; c’est ainsi qu’au lieu de saluer le roi avec force révérences, on doit « le baiser des deux côtés ».
La Double Inconstance – 13
Comme dans une farce, « Candide et Cacambo sautèrent au cou de sa Majesté ». Mais le rire et le
merveilleux n’ont pas comme unique fonction de nous divertir ; l’utopie tend un miroir au réel.
w Ce que le lecteur du XVIIIe siècle lit dans le miroir de l’utopie, c’est un écart ; en mesurant la
distance qui sépare le réel de l’univers merveilleux de l’Eldorado, il pose un regard critique sur son
environnement car le monde plein du pays inaccessible dessine en creux la réalité. La richesse déployée
et – les chapitres XVII et XVIII le montrent – partagée souligne la misère de La France. La place
accordée aux arts et aux sciences dénonce leur rôle insuffisant dans la politique royale. Le Siècle des
lumières prône le développement des sciences et la suprématie de la raison. L’absence utopique de cour
de justice et de prison vient souligner les insuffisances d’une société qui ne parvient pas à satisfaire tout
le monde. De même, la cérémonie qui consiste à embrasser le roi sur les deux joues critique
implicitement un monarque de droit divin, inaccessible, prisonnier d’une étiquette. Lorsqu’on lit que
le roi « les pria poliment à souper », on ne peut s’empêcher de penser aux cérémonies de la cour de
Versailles inaugurées par louis XIV.
x Sade oppose deux royaumes, celui de Butua (une contre-utopie), dans lequel règne la violence
exercée par un despote, et celui de Tamoé (une utopie), dans lequel s’expriment les valeurs des
Lumières. Cette opposition se lit notamment dans le sort réservé aux femmes.
Le texte D expose un monde où les femmes sont réduites à l’état d’objet. Le despote « forme lui-même
ces classes à mesure qu’il reçoit les femmes de celui qui les lui choisit » : à trois reprises (« ces classes », « les
femmes », « les »), les femmes sont grammaticalement des compléments d’objet ; elles sont choisies,
classées puis utilisées selon leur âge et leurs caractéristiques physiques : « les plus grandes, les plus fortes, les
mieux constituées », « tout ce qu’il y a de plus délicat et de plus joli depuis l’enfance jusqu’à seize ans ». La
famille du verbe servir, à laquelle appartiennent par ailleurs les mots servus (en latin, « esclave »), servantes
et serviles, définit le rôle des femmes, quels que soient leur âge et leur aspect physique. Les plus âgées et
« les mieux constituées » sont destinées au « service intérieur du palais » (« les travaux des jardins, et
généralement toutes les corvées ») ; les femmes de la troisième classe « servent aux sacrifices : c’est parmi elles
que se prennent les victimes immolées à son dieu ». La « quatrième classe », qui comprend « tout ce qu’il y a de
plus délicat et de plus joli », « sert plus particulièrement à ses plaisirs ». Ainsi la séparation en classes n’induit
pas un sort différent, comme le souligne d’ailleurs Sarmiento : « Malgré ces divisions, reprit le Portugais,
toutes ces femmes, de quelques classes qu’elles soient, n’en satisfont pas moins la brutalité de ce despote ». La
violence est en effet le triste dénominateur commun de ces classes ; certaines femmes sont destinées à
être immolées, toutes (« il en emploie souvent un grand nombre dans le même jour ») sont battues (« cent
coups d’étrivières ») avant de satisfaire les désirs sexuels du despote.
Le texte E présente un univers en tout point contraire au précédent. De manière générale, la structure
rigide évoquée dans le texte D (les classes, les hommes chargés de choisir les femmes ou de donner les
coups de fouet) a fait place à la spontanéité des relations : « Cet homme respectable, venu pour nous recevoir
lui-même à la porte de son palais, fut indifféremment abordé par tous ceux qui nous guidaient ou nous
accompagnaient. » Le texte E ne présente pas particulièrement le sort des femmes, comme le texte D,
mais elles apparaissent à la fin du passage entourant le roi : « Six femmes, fort belles, en entouraient une
d’environ soixante ans, et toutes se levèrent à notre arrivée. Voilà ma femme, me dit Zamé en me présentant la
plus vieille ; ces trois-ci sont mes filles ; ces trois autres sont nos amies. » S’il existe des catégories comme dans
la contre-utopie, elles se définissent non pas par une forme particulière de service (entendons :
d’esclavage) mais par un lien de parenté ou d’affection : « ma femme », « mes filles », « nos amies » ; le
déterminant possessif installe ici une proximité affective et non un rapport de possession.
y Rabelais dans Gargantua et Sade dans Aline et Valcour opposent deux rois : un despote dépourvu de
raison et un monarque sage dont les qualités sont avant tout ordinairement humaines.
Picrochole et le despote de Butua incarnent tout ce que l’on pourrait reprocher à un roi. C’est le berger
qui, dans Gargantua, évoque les exactions de Picrochole : « les excès et pillaiges que faisoit Picrochole, roy
de Lerné, en ses terres et dommaines ». Picrochole est désigné comme roi et il est le sujet grammatical
d’une énumération de verbes exprimant débordements et violences. De même, le despote qui règne sur
Butua exerce une violence et soumet son entourage (les femmes mais aussi les hommes qui sont ses
agents) à son pouvoir par la force, comme le suggèrent les cent coups d’étrivières destinés à désigner la
favorite du moment.
À l’opposé, Grandgousier et Zamé représentent le roi idéal et, de l’humanisme de Rabelais aux valeurs
des Lumières, on retrouve les mêmes qualités humaines. Le monarque n’est pas au-dessus des autres
hommes et on peut l’approcher ; c’est ce que souligne le début du texte E et c’est aussi ce que l’on voit
Réponses aux questions – 14
avec le berger qui vient sans façon s’adresser à Grandgousier. Le roi idéal n’exerce pas un pouvoir
absolu, il prend conseil comme Grandgousier et affiche des qualités simplement humaines. Dans les
deux textes, on le voit entouré de sa famille et son grand âge est signe de sagesse. En cela, il se
démarque des souverains européens, comme le fait remarquer Sade en faisant parler Zamé : « On vous a
dit que j’étais le chef de cette nation, et vous êtes tout surpris qu’à l’exemple de vos souverains d’Europe, je ne
fasse pas consister ma grandeur dans la morgue et dans le silence. Et savez-vous pourquoi je ne leur ressemble
point ? C’est qu’ils ne savent qu’être rois, et que j’ai appris à être homme. » Dans les deux textes, l’accent est
mis sur la simplicité : Grandgousier est présenté en train de faire griller ses châtaignes et l’on apprend à
propos du palais de Zamé que « les meubles en étaient simples et propres ». Cette simplicité est une image
du raisonnable opposé à la démesure de Picrochole, du despote de Butua et peut-être aussi des
monarques européens auxquels Sade fait allusion. Paradoxalement, dans le monde de la démesure qu’est
celui des géants, le raisonnable et le mesuré s’entendent dans les propos de Grandgousier : « Ce non
obstant, je n’entreprendray guerre que je n’aye essayé tous les ars et moyens de paix. »
U De même que les textes B, D et E opposent le monarque belliqueux et déraisonnable au souverain
qui gouverne avec sagesse, les défauts du premier soulignant les qualités idéales du second, de même la
gravure liminaire des Cinq Cents Millions de la Bégum met en image une utopie (France-Ville) et une
contre-utopie (la cité guerrière de Herr Schultze). Le médaillon de gauche représente la ville idéale et
l’on voit bien un village français (bien que la ville soit implantée aux États-Unis) serré autour de son
clocher. L’environnement naturel que constituent les pentes douces à l’horizon et les façades claires
exprime une douceur de vivre en tout point contraire à l’atmosphère qui se dégage du médaillon de
droite. Le ciel clair et la luminosité naturelle ont fait place à l’obscurité (ciel et bâtiments). La
verticalité rassurante et fédératrice du clocher trouve son écho dans les cheminées multiples qui se
dressent comme autant de tours de Babel agressives. Le décor naturel a disparu et l’industrie occupe
l’intégralité de l’espace. Le médaillon central reprend le noir métallique du paysage industriel dans le
canon. L’arme est pointée vers France-Ville et le lecteur qui ouvre le livre comprend d’emblée la
menace qui plane sur la cité idéale du docteur Sarrazin. Quand l’utopie se contente de la tradition (le
village), la contre-utopie est guerrière et conquérante. On voit là transposée la tension qui prépare,
après la défaite de 1870, la guerre de 1914-1918 et pressentie la montée des totalitarismes qui
déchireront et endeuilleront le XXe siècle.
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Les cinq textes du corpus posent le décor d’un royaume imaginaire, qu’il s’agisse de ceux de
Picrochole et de Grandgousier, de celui de La Double Inconstance, de l’Eldorado de Candide ou des pays
opposés par Sade dans Aline et Valcour. Dans six contextes différents, un roi est à la tête de ces sociétés
imaginaires, qui renvoie au lecteur une image des monarchies réelles ou désirées. Car ces
représentations imaginaires du roi permettent à la fois de critiquer les régimes en place et de proposer
des valeurs humanistes.
Comme dans la gravure placée en ouverture du roman de Jules Verne Les Cinq Cents Millions de La
Begum, deux des auteurs réunis dans le corpus jouent explicitement sur l’opposition entre deux
royaumes, l’un gouverné par un roi tyrannique (le pays de Picrochole, Butua), l’autre par un monarque
raisonnable et humain (Grandgousier, Zamé). Voltaire joue sur la même opposition mais de manière
implicite : en effet, les deux chapitres consacrés à l’Eldorado dans Candide s’opposent au reste du conte
censé nous donner une image fidèle de la réalité et, de ce fait, la réalité de la monarchie absolue en
France se devine en filigrane du portrait du roi de l’Eldorado. Marivaux met en scène, quant à lui, un
Prince mi-tyran, mi-raisonnable qui concentre les contradictions soulignées dans les autres œuvres.
Les mauvais monarques adoptent un même comportement : ils abusent de leur autorité en s’emparant
de territoires qui ne leur appartiennent pas (Rabelais) ou en privant de liberté les femmes de leur
royaume (Marivaux et Sade). La violence est leur méthode : le Prince de Marivaux, comme le despote
de Butua, a recours à l’enlèvement pour satisfaire ses désirs ; chez Sade, au rapt s’ajoutent les coups de
fouet ; et chez Rabelais, le berger dénonce les pillages auxquels se livre Picrochole. La Fontaine, dans
Le Loup et l’Agneau et Les Animaux malades de la peste, s’en prend aussi, par le biais d’une
argumentation indirecte qui le met à l’abri de la censure, aux exactions des monarques absolus.
La Double Inconstance – 15
Au contraire, dans les royaumes utopiques que sont le pays des géants, l’Eldorado voltairien, Tamoé
et, dans une certaine mesure, les États de La Double Inconstance, les monarques sont humains et
respectueux de leurs sujets. Rabelais s’applique à faire de Grandgousier un homme comme les autres,
occupé à griller ses châtaignes ; le roi de l’Eldorado prie ses hôtes à souper sans cérémonie ; Zamé, lui
aussi, reçoit les voyageurs avec simplicité et bienveillance ; le Prince de Marivaux ne cache pas à sa
servante une souffrance et un amour bien humains. Ni protocole, ni étiquette ; le roi n’est pas audessus des hommes et, chez Rabelais, il se souvient du fondement de son pouvoir : « La raison le veult
ainsi, car de leur labeur je suis entretenu et de leur sueur je suis nourry, moy, mes enfans et ma famille. » Quant
à Zamé, en critiquant les monarchies européennes, il rappelle sa nature humaine : « On vous a dit que
j’étais le chef de cette nation, et vous êtes surpris qu’à l’exemple de vos souverains d’Europe, je ne fasse pas
consister ma grandeur dans la morgue et dans le silence. Et savez-vous pourquoi je ne leur ressemble point ? C’est
qu’ils ne savent qu’être rois, et que j’ai appris à être homme. » La construction restrictive de la dernière
phrase introduit un renversement qui installe de nouvelles valeurs, les mêmes finalement que celles
exprimées par Beaumarchais dans le célèbre monologue de Figaro. L’âge des rois imaginés est un signe
de sagesse et l’on voit Grandgousier tenter d’abord de résoudre le conflit par la diplomatie. On le voit
également réunir un conseil, même si la décision en définitive lui incombe. Le Prince de Marivaux est
jeune, comme l’oblige son rôle d’amoureux, mais il peut aussi faire preuve de modération et de raison
en se rangeant derrière les lois de son pays : « la loi qui veut que j’épouse une de mes sujettes me défend
d’user de violence contre qui que ce soit ».
Ainsi les rois raisonnables de notre corpus soulignent, par contraste, les dérives de la monarchie absolue
incarnées par les mauvais monarques et expriment les valeurs de leur temps, de l’humanisme de la
Renaissance à la raison des Lumières.
Commentaire
On pourra développer le plan suivant :
1. Un royaume extraordinaire
A. Un monde merveilleux
• L’exotisme à la mode : voir question 2.
• Les formes du mélioratif (quantité, richesse) : voir question 2.
B. L’expression de la différence par rapport à la réalité
• Le jeu des comparaisons qui permettent de définir les éléments de l’Eldorado en se référant à des
éléments connus mais en exprimant une différence (quantitative ou qualitative).
• Le regard de Candide : le jeu du point de vue étranger permet d’installer une distance et de souligner
la différence par rapport au réel et notamment ce qui a été montré dans les chapitres précédents du
conte.
C. L’expression d’une inversion et les caractéristiques d’une utopie
• L’Eldorado se construit en prenant le contre-pied du réel : les cailloux / les pierres précieuses,
l’étiquette du palais, les prisons.
• Tout concourt à faire de l’Eldorado un monde utopique : des matières inconnues, un urbanisme
nouveau, une société opposée à celles que connaissent Candide et Cacambo.
2. L’utopie au service de la critique et de l’expression des valeurs
A. La critique du réel en filigrane
• Une dénonciation de la misère et de l’importance de l’argent.
• Une critique de la monarchie absolue et de l’étiquette.
B. Un bonheur inaccessible
• Par définition, l’utopie est un non-lieu.
• Le statut particulier de l’Eldorado dans Candide : un monde merveilleux au milieu d’un conte
cruellement réaliste ; une des fonctions de l’Eldorado est de faire ressortir, par contraste, la noirceur du
réel ; le bonheur est un mirage.
• Dans le contexte du conte, les hyperboles qui caractérisent l’Eldorado sont suspectes ; relevant du
merveilleux du conte traditionnel, elles sont aussi des indices d’une parodie : la société rêvée par
Voltaire en est doublement inaccessible, puisque le rêve même n’est qu’un mirage.
Réponses aux questions – 16
C. Les valeurs des Lumières
• Le triomphe de l’homme, un nouvel humanisme : un espace dominé par l’homme (architecture), la
place de l’art, de la raison et de la science.
• Un monarque éclairé : un roi accessible et accueillant, simplement humain.
• Une société où la raison prime sur la violence : absence de prison.
Dissertation
1. La fiction est d’abord un mensonge destiné à plaire
A. La fiction est mensonge
La fiction met en page un univers qui s’écarte délibérément du réel : le merveilleux du conte, la fiction
animalière de la fable, l’inversion utopique, la projection dans l’avenir (la science-fiction).
B. La fiction est destinée à plaire
• Le plaisir de la distraction : se distraire, c’est littéralement se soustraire au réel pour mieux l’oublier ;
la fiction est au service du divertissement.
• La séduction par l’émotion : le registre pathétique dans le roman (par exemple, chez Victor Hugo
dans Le Dernier Jour d’un condamné ou Claude Gueux) ; le registre tragique au théâtre.
• La séduction par le rire : la comédie a une fonction divertissante ; elle nous séduit en nous faisant rire
grâce à une vision exagérée ou inversée de la réalité.
2. La fiction peut être un instrument plus qu’une finalité
A. La fiction permet de contourner la censure
• De nombreux écrivains se sont engagés dans les débats de leurs époques et ont transmis des idées qui
les mettaient en péril : Voltaire, Victor Hugo…
• Certaines fictions ont été interdites : Le Tartuffe (Molière), Le Mariage de Figaro (Beaumarchais).
B. La fiction pour travestir le réel
• Les animaux de La Fontaine ont des caractéristiques bien humaines : comportement, société…
• Les royaumes imaginaires du corpus ressemblent aux royaumes européens.
• Les utopies : Utopia de Thomas More, l’épisode des Troglodytes dans les Lettres persanes de
Montesquieu…
• Les romans de science-fiction transposent dans le futur des questions bien réelles : Le Meilleur des
mondes (Aldous Huxley), 1984 (George Orwell)…
3. La fiction peut être un miroir du réel
A. Les romans réalistes ou naturalistes revendiquent ce rôle de miroir
• Le roman réaliste de Balzac : une fresque qui donne à voir la société du début du XIXe siècle, qu’il
s’agisse de la Province (Eugénie Grandet) ou de Paris (Illusions perdues), de la haute société ou des basfonds (Le Père Goriot et Vautrin, Ferragus).
• Le roman naturaliste de Zola : le projet d’inspiration scientifique des Rougon-Macquart.
B. Certains auteurs ont recours à la fiction pour parler d’eux
La fiction est parfois plus parlante et vraie que la vérité elle-même. On peut le voir en lisant W ou le
Souvenir d’enfance de Georges Perec ou les romans d’inspiration autobiographique de Marguerite
Duras : Un barrage contre le Pacifique, L’Amant, L’Amant de la Chine du Nord.
C. La fiction stylise et souligne la réalité
• L’analyse psychologique des personnages de fiction met en avant des traits universels : passions,
souffrances…
• Tout est exacerbé et le dénouement parfois mortel vient souligner les forces exprimées : la mort des
héros tragiques, la mort de Madame Bovary…
Écriture d’invention
L’attente du sujet est double : la création d’un univers imaginaire, d’une part, et la réflexion sur une
situation réelle, d’autre part. Le registre n’est pas précisé, ni le caractère positif ou négatif de la fiction.
On pourra valoriser :
– la précision de l’évocation du monde imaginaire ;
La Double Inconstance – 17
– la qualité de la réflexion sur la situation réelle ;
– la finesse de la transposition (par exagération, inversion…) ;
– l’aptitude à jouer sur l’implicite ;
– l’écriture.
S c è n e
4
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l ’ a c t e
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3 3
à
4 0 )
◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 41 à 43)
Une scène d’affrontement
u L’échange entre Arlequin et Trivelin présente un discours totalement argumentatif. En effet,
Trivelin essaie de persuader Arlequin d’abandonner Silvia au Prince ; à cette fin, il argumente, en
assurant, par exemple, qu’il est « écrit là-haut » que Silvia doit être la femme du Prince. Arlequin
exprime des objections à tous les arguments de son interlocuteur, les réfutant systématiquement. À la
fin de la scène, Trivelin a manqué son objectif.
v Trivelin s’adresse davantage à l’affectivité d’Arlequin qu’à sa seule raison. Ainsi il essaie d’éveiller
les remords d’Arlequin en évoquant l’affliction du Prince.
w Voyant qu’Arlequin n’éprouverait aucun sentiment de culpabilité envers le Prince, l’habile Trivelin
invoque alors les ordres du destin : « on lui a prédit l’aventure qui la lui a fait connaître, et qu’elle doit être sa
femme ». Il utilise le lexique de l’obligation : « elle doit », « il faut que cela arrive », cherchant ainsi à
insuffler à Arlequin, qu’il croit naïf et impressionnable, la crainte de la Providence et, du même coup,
un certain fatalisme qui se traduirait par le renoncement à Silvia. Mais Arlequin rebondit sur
l’expression « là-haut » et retourne la référence au Destin, à la Providence, contre Trivelin, son
objection contenant aussi une menace à peine voilée : « si on avait prédit que je dois vous assommer ». On
voit ici que les coups de bâton de la farce ont cédé la place à une joute verbale où celui qu’on
pressentait plus faible prend l’avantage, réfute habilement et met les rieurs de son côté.
Entrant dans le rôle du tentateur, Trivelin a recours à l’évocation de tous les plaisirs de la chair. Ce sont
d’abord les « aimables filles », disponibles pour le mariage. L’agent du Prince joue alors sur l’inconstance
possible d’Arlequin. Celle-ci pourrait être stimulée par l’ambition ; c’est pourquoi Trivelin parle de
« l’amitié du Prince », allant de pair avec un mariage avec une autre fille du palais. Cette dernière laissant
insensible Arlequin, il en vient « aux richesses », immédiatement qualifiées de « babioles » par l’amant de
Silvia. Pensant que des choses concrètes sont plus tentantes, il mentionne les maisons de ville et de
campagne, les domestiques, puis le luxe d’un carrosse, d’un équipage et de meubles de prix. Tout cela
laissant Arlequin indifférent, il reste à Trivelin tout ce qui peut attiser la gourmandise de son
interlocuteur : « la bonne chère » et « une cave remplie de vins exquis ». Dans toutes ces répliques, à partir
de « nous avons ici d’aimables filles » (l. 342), Trivelin ne s’adresse pas à la faculté de raisonner d’Arlequin
mais bien à la sensualité, à l’ambition, au goût du confort et du luxe, à la gourmandise. Mais tous ces
sentiments sont encore bien faibles chez Arlequin au regard de son amour pour Silvia.
x Trivelin ne s’attendait pas à une telle résistance et à une telle vigueur dans le débat de la part d’un
villageois sans instruction. C’est pourquoi il constate, un peu désarmé : « Mais rien ne vous touche, vous
êtes bien étrange. » Il sait, par la suite, trouver d’autres objets de tentation, mais, dans l’instant, il ne
peut qu’avancer l’argument du plus grand nombre : « cependant tout le monde est charmé d’avoir de grands
appartements ». Argument qui n’a rien de convaincant, puisque le goût majoritaire ne réduit en rien
celui, « étrange », d’Arlequin, indifférent au luxe.
y « […] car il n’aurait que la femme, moi j’aurais le cœur » : telle est l’antithèse avancée par Arlequin,
faisant une distinction pleine de justesse entre les sentiments amoureux véritables et la simple personne
physique, que serait Silvia, contrainte par le Prince. Arlequin a bien compris que le Prince pourrait
posséder Silvia, mais sans avoir son affection ni son assentiment, tandis que lui serait toujours aimé
d’elle.
U Arlequin fait très justement remarquer qu’en lui laissant Silvia, le Prince « aura fait le devoir d’un
brave homme » et qu’une belle action apporte une joie qui compensera l’amour contrarié. Arlequin
choisit avec pertinence une objection recourant à la morale, juste après que Trivelin a essayé de lui
donner mauvaise conscience.
Réponses aux questions – 18
L’amant de Silvia n’a que des termes péjoratifs et méprisants pour ces deux réalités. Les premières
sont qualifiées de « babioles », inessentielles, incapables de faire succomber Arlequin. Les seconds sont
traités de « canailles » : l’insulte vise bien sûr Trivelin qui importune Arlequin et sur qui le villageois
passe sa mauvaise humeur, mais, en même temps, toute la corporation qui n’est pas aimée des paysans.
Plus bas, Arlequin les qualifie de « fainéants », exprimant la mentalité villageoise qui oppose les
« honnêtes laboureurs » aux domestiques qu’elle juge fourbes, soumis aux caprices des puissants. Paysans
et valets sont les deux classes populaires représentées par la comédie, qui ne les montre jamais solidaires.
Doté d’un vernis de culture urbaine, imitant plus ou moins consciemment son maître, le valet regarde
de haut le paysan et son patois ; celui-ci lui rend son mépris et le juge moins utile que lui au bien
commun.
V
L’esprit et le caractère d’Arlequin
Rien ne trouve grâce aux yeux d’Arlequin dans tout ce qu’on pourrait appeler « les signes extérieurs
de richesse et de puissance ». Trivelin dépité les récapitule dans une phrase négative : « ni d’honneurs, ni
de richesses, ni de belles maisons, ni de magnificence, ni de crédit, ni d’équipages ». Restent la bonne chère, le
vin de grande qualité, dernière arme de Trivelin pour fléchir Arlequin qui avoue être gourmand. Rien
d’étonnant, car un personnage venu de la commedia dell’arte est doté de quelques traits de caractère fort
simples, comme la gourmandise, voire un penchant marqué pour le vin.
X L’amour bien réel pour Silvia donne de l’esprit à Arlequin, ainsi que la force de résister aux offres
successives de Trivelin. On est d’abord frappé par la justesse de ses objections, la vivacité de ses
réparties. Par exemple, dans la réplique qui commence par « Qu’il fasse donc l’amour ailleurs », Arlequin
expose avec clarté une situation malheureuse pour les trois protagonistes (le Prince, Silvia et lui) ; le jeu
des pronoms en opposition (« il n’aurait », « moi, j’aurais », « il nous manquerait […] et nous serions ») et
la syntaxe simple, sans subordonnées, montrent qu’Arlequin conçoit clairement ce qui résulterait d’un
mariage forcément imposé entre le Prince et Silvia.
En outre, la défense de son amour lui offre l’occasion d’exprimer son mépris pour les biens matériels et
de porter un regard critique sur les privilégiés (cf. les réponses aux questions 15 à 17).
Enfin, l’amour s’exprime aussi dans la franchise de ses objections et dans le ton désinvolte et irrité pris
avec Trivelin.
at Arlequin n’hésite pas à rudoyer Trivelin, son valet, quand celui-ci lui propose d’échanger en
quelque sorte Silvia contre « d’aimables filles » ou lorsqu’il s’avise de mettre Silvia en comparaison avec
des biens matériels comme « un bon équipage », « un bon carrosse ». Il traite d’abord Trivelin de « butor »
puis de « grand nigaud ». L’idée que sa bien-aimée puisse être évaluée ainsi comme une marchandise le
remplit d’une indignation inspirée par l’amour.
ak Arlequin peut faire sourire par des répliques exprimant une naïveté peut-être feinte ou exagérée.
Ainsi, lorsque Trivelin évoque la perspective d’avoir deux maisons, à la ville et à la campagne, la
réaction d’Arlequin paraît amusante et candide : « il n’y a qu’une chose qui m’embarrasse ; qui est-ce qui
habitera ma maison de ville, quand je serai à ma maison de campagne ? ». Réitérée, la question fait du reste
rire Trivelin. L’idée de pouvoir à loisir changer de domicile ne dessine à ses yeux aucune cause de
satisfaction, mais plutôt des occasions de dérangement – d’où cette conclusion qui désarme un moment
Trivelin : « À ce compte je donnerai donc ma maîtresse pour avoir le plaisir de déménager souvent ? »
La naïveté de la première question révèle rapidement le peu de prix qu’accorde Arlequin aux marques
du confort et de l’aisance.
al La série de cinq questions rhétoriques de cette réplique présente des objections claires à l’offre de
Trivelin, qui défendent une vie simple, étrangère au luxe, se contentant du nécessaire. Une maison ne
sert qu’à se reposer et à manger, et n’a besoin que d’un lit, d’une table et de chaises. Un homme
solidement constitué a ses jambes pour le porter. Arlequin se livre à une critique du luxe et du superflu.
am Arlequin n’est jamais dépourvu de bon sens – ce qui donne du poids à ses objections. Il est aussi
capable d’un regard critique sur la société et est conscient des inégalités lorsqu’il déclare : « laissez vos
chevaux à tant d’honnêtes laboureurs qui n’en ont point, cela nous fera du pain ». Précédemment il avait fait
preuve d’un esprit très logique lorsqu’il décrivait ce qui se passerait si le Prince lui ravissait Silvia : « car
il n’aurait que la femme, moi j’aurais le cœur, il nous manquerait quelque chose à l’un et à l’autre, et nous serions
W
La Double Inconstance – 19
tous trois mal à notre aise ». On appréciera dans cette phrase, commentée dans la réponse à la question 6,
le parfait enchaînement des énoncés, révélé par les propositions indépendantes.
Les valeurs d’Arlequin et la critique sociale
Arlequin considère comme superflue la possession de deux maisons, caractéristique des bourgeois et
des nobles qui aiment à passer la belle saison loin des villes. Une maison vide est pour lui inutile, alors
que de pauvres gens n’ont pas toujours un toit. La critique de nature politique est plus explicite quand
Arlequin s’en prend aux carrosses qui requièrent les chevaux dont ont besoin les laboureurs.
ao Arlequin prend clairement le parti des « honnêtes laboureurs », son propre milieu, le seul qui soit
composé de gens travailleurs. Il l’oppose au monde des domestiques, qu’il exècre. Ceux-ci ont droit
aux qualificatifs de « canailles », de « fainéants ». Enfin, dans cette injonction : « paresseux, laissez vos
chevaux à tant d’honnêtes laboureurs qui n’en ont point », Arlequin vise les riches, nobles ou bourgeois, qui
ne se déplacent qu’à cheval.
ap Brusquement éloigné de son village et privé de celle qu’il aime, Arlequin ne peut qu’avoir la
nostalgie de la vie qu’il menait auparavant, celle d’un villageois à son aise. Un confort simple lui suffit
(« un bon lit », « une bonne table »), il se satisfait d’avoir la santé et « de quoi vivre ». Rien de luxueux ne
le tente, ni les équipages, ni de « grands appartements ». Son bonheur tient avant tout à la présence de
Silvia et peut se réaliser à la campagne dans une vie de labeur et de joies simples.
aq Le sens de l’effort, l’honnêteté, une certaine frugalité, l’absence de cupidité et de vanité rendent ce
bonheur accessible. Toutes qualités qu’Arlequin possède sans doute et qui ne le disposent pas à la vie
nouvelle que lui propose Trivelin.
an
◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 44 à 55)
Examen des textes
u Tandis que Cinna presse Auguste de ne pas renoncer au trône afin de mener à bien son projet
d’assassinat, Maxime au contraire se réjouit de voir un despote quitter le pouvoir. La liberté pour lui
n’attend pas, elle passe avant tout : « Je veux voir Rome libre. » Cinna pense que cette liberté va de pair
avec la vengeance et que le despotisme ne peut rester impuni. Maxime craint que leur conjuration
n’entraîne une répression plus cruelle et juge imprudent de ne pas saisir l’opportunité qui se présente
avec l’abdication possible d’Auguste. Pour lui, qu’importe comment l’on retrouve la liberté : « Pour
sortir de ses fers jamais on ne rougit. » Enfin, lorsque Cinna invoque Émilie, qu’il veut épouser pour seul
prix de la vengeance, Maxime lui fait observer que celle-ci ne pourra peut-être plus l’aimer après qu’il
aura tué Auguste « qu’elle aime comme un père ».
Maxime apparaît comme un sincère défenseur de la liberté et de la république, redoutant l’engrenage
des conjurations et de la répression, instruit par les événements passés. Cinna subordonne la liberté du
peuple romain à la « vertu », c’est-à-dire à l’énergie virile et à la bravoure, à la gloire obtenue dans la
mise en péril de sa vie.
v Arnolphe se vante d’avoir trouvé le moyen de ne jamais devenir un mari trompé. Il suffit de
prendre une femme sotte, à l’opposé des précieuses qui se font courtiser par de « beaux esprits ». Mais
une sotte, explique le sage Chrysalde, n’a aucune notion de l’honnêteté, du bien et du mal. Son
ignorance, son irréflexion peuvent la conduire à l’infidélité.
w La première valeur morale proclamée par Alceste est bien sûr la sincérité constante, sans faille. Il
accorde aussi le plus grand prix au mérite ; c’est lui qui dicte les marques d’estime que l’on doit
témoigner. La politesse et le respect devraient être à proportion des qualités que l’on reconnaît chez
autrui. Ce qu’Alceste défend avec le mérite, c’est la satisfaction de l’amour-propre. Une politesse
uniforme, traitant de la même façon « l’honnête homme et le fat », ne peut satisfaire cet amour-propre :
« Je veux qu’on me distingue », proclame-t-il.
L’exigence de sincérité s’oppose à la sociabilité de l’honnête homme défendue par Philinte. Elle est
indissociable d’une conception aristocratique des rapports humains, qui, poussée à l’extrême, conduit
au mépris affiché et agressif à l’encontre des « fats »… bref, qui instaure un climat d’agressivité dans
toute la société.
Réponses aux questions – 20
Le renoncement de Kaliayev au dernier moment a mis Stepan hors de lui. Les états d’âme de
Kaliayev, qui ont déréglé toute l’organisation de l’attentat, lui sont insupportables. Il est le seul à
défendre la ligne la plus implacable, qui consiste à lancer la bombe sur l’archiduc en sacrifiant aussi ses
enfants. Stepan incarne le dévouement aveugle à la cause terroriste, l’indifférence aux existences
individuelles, sacrifiées à un idéal révolutionnaire. Dora a remarqué que Stepan fermait un instant les
yeux quand il répondait à sa question : « Pourrais-tu, […] les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un
enfant ? » Dora voit dans ce mouvement instinctif un signe qui contredit la réponse tranchante : « je le
pourrais si l’Organisation le commandait ». Dans sa dernière réplique, on peut donc comprendre
l’objection suivante : « Tu dis cela, mais tu penses le contraire, tu fermes les yeux pour ne pas imaginer
la scène. »
y L’extrait de La Double Inconstance ne porte pas sur un sujet général, puisque l’un des interlocuteurs
tente d’amadouer l’autre. Mais Trivelin et Arlequin en viennent à opposer deux modes de vie : celui
des gens riches, que Trivelin fait miroiter à Arlequin, et la paisible existence villageoise, à laquelle
celui-ci est attaché.
Deux autres extraits abordent des questions de stratégies politiques dans un contexte d’oppression et de
réplique violente. Dans Cinna, le personnage éponyme et son ami Maxime s’opposent sur la manière
de restaurer la liberté à Rome. Dans Les Justes de Camus, il n’est plus question d’honneur ni de vertu,
mais plutôt d’humanité. À la question « La fin – ici l’idéal révolutionnaire – justifie-t-elle tous les
moyens – y compris le meurtre d’innocents ? », Stepan et Kaliayev apportent par leur conduite des
réponses opposées. Le premier défend l’idéalisme révolutionnaire au mépris des vies humaines, le
second n’a pu jeter la bombe en voyant des enfants. Son refus traduit une réaction d’humanité.
Les extraits des comédies de Molière parlent des mœurs. Dans L’École des femmes, il est question de
fidélité conjugale et de la condition de la femme. Arnolphe, monomaniaque obsédé par le cocuage,
veut une épouse ignorante et soumise, il s’oppose à la tendance précieuse qui aspire à l’émancipation
des femmes. Son ami Chrysalde juge son choix dépourvu de bon sens. C’est tout simplement de la
conduite de l’homme en société que parlent Alceste et Philinte dans l’extrait du Misanthrope. Ils
abordent la question essentielle de la politesse et de la sincérité.
x
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Le corpus proposé présente des dialogues entre deux personnages, à l’exception de l’extrait des Justes où
cinq protagonistes discutent. Le caractère dramatique de ces dialogues est à l’aune des enjeux exposés
par l’intrigue et dépend aussi de la présence du comique. Ainsi Trivelin et Arlequin traitent-ils d’un
sujet grave, engageant toute la vie de ce dernier : céder Silvia, la femme qu’il aime, au Prince,
moyennant quelques compensations. Mais le drame que constituerait le renoncement d’Arlequin à
Silvia est amplement atténué par les répliques comiques de celui-ci.
De même, dans L’École des femmes, la conversation entre Chrysalde et Arnolphe portant sur la fidélité
des femmes et les maris trompés appartient au registre comique. Le public s’attend à rire des
précautions d’Arnolphe et de ses futures infortunes.
L’irritation d’Alceste, en revanche, et sa conception des relations humaines sont à prendre au sérieux.
Le ton comme le contenu de sa conversation avec Philinte a quelque chose de dramatique. Alceste
dénonce avec emportement l’hypocrisie régnant dans la société, Philinte objecte avec calme la nécessité
de la politesse. Leur désaccord et l’opposition de leurs caractères laissent craindre, dès cette scène
d’exposition, une rupture. Mais la vie des protagonistes n’est pas en jeu, ni leur liberté, ni leur destin.
Et c’est là toute la différence avec les extraits de Cinna, tragédie de Corneille, et des Justes de Camus.
Dans l’échange entre Maxime et Cinna, deux conjurés, il est bien question du pouvoir et de la liberté.
Comment mettre fin au despotisme d’Auguste et rendre au peuple sa liberté et sa dignité ? Comment
accomplir la vengeance qu’attend Émilie ? Faut-il accepter l’abdication d’Auguste, comme le pense
Maxime, et éviter ainsi que la liberté se paie au prix de la violence ? Faut-il rester fidèle à une
promesse – donc à son honneur – et abattre le tyran sur son trône, comme entend le faire Cinna ? De
telles questions associant le sort du peuple romain, celui de deux conjurés, et l’amour entre Émilie et
Cinna constituent toute la matière d’un drame à venir. La tension dramatique de l’extrait est
perceptible à travers la stichomythie.
La Double Inconstance – 21
On pourrait accorder aux deux extraits de Corneille et de Camus une égale force dramatique, parce
que la politique, la morale et l’Histoire se conjuguent. Dans Les Justes toutefois, le conflit entre les
personnages éclate avec plus de violence. Stepan laisse éclater sa colère devant la conduite de Kaliayev.
Les autres protagonistes prennent parti, notamment Dora, avec beaucoup de virulence, en faveur de
Kaliayev qui n’a pas lancé la bombe pour épargner des innocents. La tension dramatique naît d’abord
de la situation – des révolutionnaires ayant choisi la voie terroriste – ; elle se prolonge et s’accentue
dans le problème que pose Kaliayev : la cause de la révolution justifie-t-elle le sacrifice d’enfants
innocents ? Enfin Dora renforce cette tension lorsqu’elle tente d’ébranler la certitude de Stepan avec
cette question : « Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant ? »
Commentaire
Introduction
• Une scène d’exposition. Deux éléments de l’intrigue : le procès d’Alceste (1re allusion au vers 124) et
l’amour d’Alceste pour Célimène (v. 208, réplique de Philinte).
• Une scène de dispute, qui s’est ouverte sur un vif reproche d’Alceste à Philinte. Alceste veut rompre
son amitié avec Philinte, parce qu’il a fait des politesses à un homme qui lui était au fond indifférent.
• La ligne de conduite d’Alceste : la sincérité absolue, qui est seule digne d’un homme d’honneur.
Plan :
1. Une condamnation de la politesse à la mode
A. Alceste, moraliste implacable
• Observateur sévère de l’air du temps. Alceste, ennemi de la mode (voir scène suivante : Alceste se
heurte à Oronte ; celui-ci défend avec son sonnet la poésie précieuse, tandis qu’Alceste préfère « une
vieille chanson »).
• Longue phrase (v. 7-14). Vocabulaire péjoratif et outré pour désigner les marques de politesse
(« contorsions », « embrassades frivoles »). Énumération de qualificatifs accablant les gens de la ville et de la
Cour. Parallélisme de construction des vers 11 et 12 (« donneurs »/« diseurs »). Adjectifs dérivés du
verbe + démonstratif « ces » qui accable, en dénonçant.
• Trois expressions redondantes, symétriquement construites en trois vers. Importance des épithètes.
« Affable » et « obligeant » sont dévalorisés par « inutiles » et « frivoles », et prennent même un accent
ironique. Idée que la politesse n’est qu’une comédie. Condamnation accentuée par l’idée que les gens à
la mode rivalisent de politesse (« font combat »).
B. La politesse mondaine abolit toute distinction
• Un des arguments pour condamner les mœurs du moment, qui apparaît dans l’antithèse du vers 14,
laquelle accentue l’idée d’un nivellement scandaleux et injuste. Question rhétorique au vers 15. Ce
qu’Alceste ne supporte pas, c’est que la politesse et l’amabilité ne soient pas sélectives ; que le « vous »
(qui l’inclut aussi) soit confondu avec le « premier faquin ».
• Déséquilibre de la phrase des vers 15 à 18. Accumulation des propositions (principales) et des COD
pour désigner les marques de politesse. Contraste avec la subordonnée (1 vers) temporelle.
• L’âme « un peu bien située » (socialement et moralement) veut être distinguée, traitée différemment.
Terme du blâme : ainsi « prostituée », politesse qui se vend et se déshonore.
• Conclusion du vers 26, antithèse « rien »/« tout le monde » (v. 24). Nivellement.
2. Les valeurs défendues par Alceste : le mérite et la sincérité
A. L’amour-propre et le mérite
• Une conception ancienne et aristocratique de la politesse. Être distingué des faquins, des fats. Le
mérite n’est pas reconnu (mais quels sont les critères du mérite ?).
• Présence de la 1re personne en début de phrase (v. 27/v. 29) : « Je veux qu’on me distingue. » Amourpropre exigeant, anxieux, attendant dans la marque de politesse non un usage mais une récompense,
une reconnaissance de ses qualités. Au fond, s’il veut rompre avec Philinte, c’est parce que celui-ci ne
le distingue pas comme ami (v. 26).
• Vers 30 : le philanthrope condamné au nom d’une politesse sélective, élitiste.
Réponses aux questions – 22
B. La sincérité impérieuse
• Ridicule réplique des vers 33-34.
• Sincérité sans compromis et impérieuse : « je veux que […] et qu’en […] que […] et que […] » (v. 35 à
37). Quatre complétives exprimant les exigences d’Alceste. Condamnation de la politesse comme
masque. Valorisation de la sincérité, de la transparence du cœur (Rousseau !). Abolir la distance entre
intérieur et extérieur.
3. La modération de Philinte
A. L’impératif de sociabilité
• « quand on est du monde » : quand on appartient à la société et qu’on la fréquente de manière agréable.
La vie sociale a des contraintes, des nécessités : « il faut bien » (v. 4, 31).
• L’apparence « civile » est au cœur de la conduite de l’honnête homme (Il Cortigiano – Le Courtisan,
1528 –, ouvrage de l’Italien Castiglione, définit le modèle de l’homme parfait en société). Crainte du
ridicule dans la sincérité. Souci de bienséance. Deux questions rhétoriques dictées par le bon sens.
« mille gens »/« quelqu’un ». Ne pas être sincère avec n’importe qui, ne pas l’être non plus avec une
personne antipathique.
B. L’honnête homme ennemi des extrêmes
• La modération, le compromis permettent la vie en société. On remarque que Philinte n’emploie pas
ici le pronom je mais le nous et surtout le on. Le souci de la vie en société est constant chez Philinte,
alors que l’affirmation d’un point de vue personnel et d’une humeur domine chez Alceste. Des
objections de bon sens, dites sur un ton modéré.
• Modération dans le « il est bon », recommandation. Qu’on opposera à « on devrait », « je veux que »,
dans la réplique d’Alceste.
Conclusion
• Une discussion contradictoire faisant apparaître la position décalée, anachronique par rapport à la
société polie qui s’affirme de plus en plus au début du Grand Siècle.
• Expression d’une humeur sombre, réplique ponctuée par le non (v. 7, 19, 33).
Dissertation
Introduction
• Rappeler la diversité des formes de conflits au théâtre : la haine et la rivalité entre deux familles, la
rivalité amoureuse, l’opposition entre générations, etc.
• Conflit dans l’essence même de la comédie, comme de la tragédie. Quel profit le spectateur peut-il
retirer de la représentation du conflit ? La réponse à cette question peut définir le but recherché par
l’auteur dramatique.
Plan détaillé :
1. Montrer le conflit pour émouvoir et purger le spectateur de ses passions
A. La catharsis
• Rappeler la catharsis accomplie par la tragédie grecque. En montrant ce qui éveille la frayeur et la
pitié, elle purifie l’âme du spectateur.
• Le conflit naît de la haine qui se transmet au sein d’une famille, sur plusieurs générations. Pensons
aux Atrides dont Eschyle peint le destin tragique dans L’Orestie (trilogie comprenant Agamemnon, Les
Choéphores, Les Euménides).
B. Le conflit fait voir des êtres dominés par leurs passions, il est l’expression d’une situation tragique
Phèdre de Racine. L’héroïne éponyme subit la passion amoureuse pour son beau-fils Hippolyte ; elle
connaît aussi la jalousie lorsqu’elle comprend qu’Hippolyte lui préfère la princesse Aricie.
C. Le conflit est également intérieur ; le drame ou la tragédie le montrent par la parole
Le dilemme de Rodrigue, dans Le Cid de Corneille, exprimé dans les stances de la scène 6 de l’acte I.
La Double Inconstance – 23
2. Faire vivre le débat pour inviter à la réflexion
A. Les comédies de Molière représentent des débats entre le héros comique et l’honnête homme, partisan de choix
raisonnables
• Débat entre Arnolphe et Chrysalde dans L’École des femmes, entre un fantasque, obsédé par le cocuage
et fabriquant un système absurde et inhumain pour épouser une femme qui ne lui sera pas infidèle, et
un simple bourgeois, prêt à s’accommoder de quelques écarts de son épouse.
• Débat entre Alceste, le misanthrope, « l’homme aux rubans verts », exigeant constamment la sincérité
et l’amitié fondée sur le mérite, et son ami Philinte, conciliant et sociable. Un tel débat fait réfléchir
aux fonctions de la politesse, à ce qu’on doit estimer chez l’autre.
B. Le théâtre aborde des questions éthiques et philosophiques
• Dans son drame Chatterton, Alfred de Vigny fait s’affronter le héros éponyme, poète misérable et
méprisé, et des bourgeois anglais, pragmatiques, jugeant la poésie inutile.
• Le théâtre de Sartre (Les Mains sales, Les Séquestrés d’Altona) et celui de Camus (Les Justes) abordent les
relations entre la morale et la politique. L’action politique au service d’une cause considérée comme
juste justifie-t-elle des atteintes à la morale universelle ?
3. Refléter les conflits réels
A. Les comédies de Beaumarchais
• Celles montrant les antagonismes entre un valet et son maître font entendre le mécontentement et les
aspirations d’une bourgeoisie – dont Beaumarchais par sa vie est l’incarnation éclatante – qui ne
supporte plus les prérogatives de la noblesse.
• Il suffit de relire le monologue de Figaro (Le Mariage de Figaro) pour comprendre cet antagonisme.
B. Les comédies de Molière
Loin du champ politique, elles ont presque toutes une intrigue reposant sur le conflit entre parents et
enfants sur la question du mariage. Conflit qui devait avoir une réalité, à une époque où le mariage est
d’abord, et pour longtemps, une transaction entre deux familles.
Conclusion
La notion de drame contient celle de conflit. Pas d’action au théâtre, pas d’intrigue sans conflit. Le
conflit nous amuse, nous émeut, nous instruit. Seul un théâtre refusant l’intrigue, une représentation
psychologique des personnages, pourrait s’éloigner du conflit. On pense à Beckett : dans En attendant
Godot, Vladimir et Estragon se querellent certes quelquefois, mais à propos de rien, parce qu’il n’y a
plus rien à convoiter, à désirer ; il n’y a que l’attente.
Si le théâtre sous tous ses genres montre le conflit, c’est que la vie inscrite dans une société, dans
l’Histoire, est conflit.
Écriture d’invention
1. Les personnages : leur caractère, leur mode de pensée doivent apparaître dans leurs répliques.
On peut envisager :
– Deux adolescents, camarades de classe, ayant des activités et des centres d’intérêt en commun, mais
un sujet de désaccord. Ils se parlent librement et peuvent se critiquer sans ménagement, mais ils sont
proches et s’estiment. On acceptera une certaine familiarité.
– Deux collègues de travail, deux voisins ou bien deux amis.
Dans tous les cas, une brève introduction narrative présentera les protagonistes.
2. Le sujet d’actualité. Il doit être précis et faire l’objet d’un échange d’arguments développés.
On préférera au contexte des élections françaises, qui peut donner lieu à un échange de jugements à
l’emporte-pièce sur les candidats, un sujet de société plus profond comme :
– le rôle de l’Europe dans le monde (faut-il une Constitution pour l’Europe ?) ;
– la place de la religion dans la vie en société ;
– l’éducation (ce qu’il faut réformer à l’école, etc.).
Mais aussi des sujets plus étroits comme le téléchargement des œuvres musicales, les 35 heures, etc.
3. Ne pas oublier d’insérer des remarques ironiques.
Réponses aux questions – 24
S c è n e
1 1
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l ’ a c t e
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( p p .
9 8
à
1 0 1 )
◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 102 à 104)
L’apparence d’une complicité féminine
Flaminia, confidente de Silvia ?
u Les phrases interrogatives se rencontrent principalement dans les répliques de Flaminia. On en
trouve cependant cinq chez Silvia. « Est-ce que je n’ai pas raison d’être piquée ? » est une interro-négative
qui recherche une approbation. C’est la même chose un peu plus loin, lorsque Silvia demande : « Ne
trouvez-vous pas qu’il est un peu négligent depuis que nous sommes ici, Arlequin ? » L’interro-négative
traduit l’inquiétude de Silvia, son besoin d’être approuvée et réconfortée dans la situation trouble où
elle évolue. Les questions ne sont pas ouvertes, mais repliées sur l’histoire de la jeune fille. La question
« Il ne m’aimera pas tant, voulez-vous dire ? » est également fermée sur ce qui a été dit ; ce n’est qu’une
demande de confirmation, comme les interrogations précédentes. La question « qui est-ce qui voudrait
d’Arlequin ici, rude et bourru comme il est ? » joue un rôle différent, puisqu’elle est ouverte, mais elle n’en
concerne pas moins l’histoire de la jeune fille et on voit bien qu’à aucun moment Silvia ne se
préoccupe des sentiments de Flaminia ; l’amitié semble univoque ici et c’est en ce sens que Flaminia
est bien la confidente. Cette question peut être également considérée comme une interrogation
rhétorique, une manière de dire qu’Arlequin ne peut intéresser personne à la Cour et que donc Silvia
reste prisonnière de sa fidélité. La dernière question « Mais mon plaisir où est-il ? » est l’expression du
désarroi de Silvia. Cette question ne semble même pas être destinée à Flaminia qui d’ailleurs ne lui
répondra pas et se contentera de clore la scène en introduisant le Prince. Cette interrogation, que l’on
aurait pu rencontrer dans un monologue délibératif, montre l’évolution de la jeune fille depuis la scène
d’ouverture où elle affirmait une constance infaillible.
Les questions de Flaminia visent à faire évoluer le dialogue. Comme celles de Silvia, elles dynamisent
la scène, à cette différence près qu’elles sont entièrement tournées vers l’autre. « Qu’avez-vous Silvia ? »
est la question qui ouvre le dialogue ; elle s’appuie sur la scène qui précède et suppose que Flaminia
sache observer la jeune fille. On a vu plus haut que ce souci de l’autre – aussi calculé soit-il – n’est pas
réciproque et Silvia ne domine pas la situation, comme le montre sa dernière interrogation. Flaminia
occupe ici pleinement son rôle de confidente : elle fait parler Silvia et l’aide à progresser dans sa
réflexion. Elle avance un argument sous la forme interrogative, de façon sans doute à ne pas brusquer
Silvia : « Mais si Arlequin vous voit sortir de la Cour et méprisée, pensez-vous que cela le réjouisse ? » ; le
« pensez-vous » autour duquel s’articule la question donne l’illusion de laisser à Silvia la maîtrise de la
réflexion. Plus loin, les interrogations de Flaminia visent à clarifier la pensée trouble de Silvia. Elle lui
demande d’identifier, de nommer les sentiments qu’elle éprouve : « l’aimez-vous tant, ce garçon ? »
s’agissant d’Arlequin, « L’aimez-vous ? » à propos du Prince. Dans La Double Inconstance, l’objet du
dialogue est à la fois la naissance d’un nouveau sentiment et sa reconnaissance par le personnage. Il
s’agit de nommer ce que l’on éprouve et le personnage est en général bien en retard sur le spectateur
dont le plaisir est justement de voir la jeune fille ou le jeune homme se débattre dans le brouillard de
l’innommé quand lui-même a déjà réussi à identifier le sentiment éprouvé. « À quoi vous déterminezvous donc ? » demande Flaminia afin d’obliger Silvia à fixer sa pensée et ses choix. Les phrases
interrogatives sont celles d’une confidente traditionnelle mais elles sont avant tout celles d’un meneur
de jeu. Flaminia guide une Silvia aveugle et désorientée (sa dernière interrogation) sur le chemin
qu’elle a tracé.
Ainsi la répartition et les fonctions des différentes questions révèlent la position des personnages et
montrent que Marivaux renouvelle le rôle traditionnel de la confidente.
v On a vu plus haut que Flaminia jouait le rôle d’une confidente et que le dialogue portait
exclusivement sur les préoccupations de Silvia et on a dit que l’amitié entre les deux jeunes femmes
était à sens unique. Seule Flaminia manifeste sa sollicitude pour Silvia. On sait que les phrases
interrogatives expriment cet intérêt prétendument amical pour Silvia.
On peut relever d’autres signes de cette apparente amitié. La phrase exclamative qui ouvre la scène
(« vous êtes bien émue ! ») montre la sollicitude de Flaminia. La didascalie qui accompagne la réplique
suivante du personnage va dans le même sens et l’on peut s’interroger sur le sens à donner à
l’expression « d’un air ». C’est un conseil destiné à l’actrice ; c’est aussi peut-être une invitation à
La Double Inconstance – 25
accentuer cet « air vif et d’intérêt », afin d’indiquer au spectateur le jeu du théâtre dans le théâtre.
Flaminia joue le rôle de l’amie, alors que son projet est d’abord destructeur (I, 2 : « ne songeons qu’à
détruire l’amour de Silvia pour Arlequin »). L’écriture de Marivaux affectionne particulièrement le jeu de
la double énonciation.
De nombreuses expressions ont une fonction conative ; il s’agit pour Flaminia d’établir un lien avec
Silvia, de se rapprocher d’elle par la parole. On peut ainsi relever : « Écoutez », « je vous entends »,
« nous nous parlons de fille à fille », « dites-moi », « Voulez-vous que je vous dise ? ».
w Le fait que Flaminia mène le dialogue et que ce soit elle qui pose majoritairement les questions,
tandis que Silvia se contente de répondre et de suivre la réflexion inaugurée par sa confidente, est déjà
un signe de l’autorité de Flaminia. Cette autorité est plus marquée vers la fin de la scène, notamment
lorsque Flaminia se pose en arbitre et juge du comportement de Silvia sans que celle-ci y trouve à
redire : « Si vous négligiez de vous venger pour l’épouser, je vous le pardonnerais. »
C’est elle aussi qui rythme l’action, maîtrise ainsi le temps dans lequel s’inscrit l’apparente amitié qui
unit les deux personnages ; en effet, elle dit à Silvia qu’« il n’y a pas presse entre [elles] ». La dernière
réplique de Flaminia, qui clôt la scène, emploie un futur de certitude, assez proche de l’injonction.
Flaminia sait que Silvia verra le Prince aujourd’hui parce qu’elle mène le jeu et décide du cours des
événements – ce que Silvia n’a pas perçu. On peut commenter de la même manière le dernier futur
« nous nous retrouverons tantôt ». L’impératif « tâchez de prendre votre parti » semble un écho de la question
posée plus haut par Flaminia (« Mais à quoi vous déterminez-vous donc ? ») et le changement de modalité
exprime bien l’autorité de Flaminia sur Silvia et la progression de la stratégie mise en place.
Le souci de la vérité
x Dans la scène 11 de l’acte II, la question de la vérité est au cœur du dialogue. En effet, c’est une des
conditions indispensables de la confidence. À la fin de la scène, Flaminia emploie l’expression « voilà la
vérité » qui montre bien cette volonté de transparence. Mais chacune des répliques va dans ce sens.
Lorsque Flaminia demande à Silvia, au tout début de la scène, la cause de son émotion, Silvia répond
en toute franchise, comme le montrent le verbe être et la reprise du verbe avoir utilisé dans la question
« qu’avez-vous ? » (« J’ai que je suis en colère »). Le recours au discours indirect dans cette même réplique
de Silvia exprime une volonté de rapporter fidèlement la scène qui vient d’avoir lieu. Un peu plus
loin, lorsque Silvia demande à Flaminia de confirmer ou d’expliciter sa pensée (« Il ne m’aimera pas tant,
voulez-vous dire ? »), on retrouve le même souci d’exactitude et de vérité.
La vérité est liée à la sincérité. Dans le domaine très subjectif des sentiments, peut-être n’existe-t-il pas
de vérité objective et Flaminia prend toutes les précautions nécessaires pour énoncer son opinion
personnelle concernant l’amour de Silvia pour Arlequin : « Voulez-vous que je vous dise ? Vous me
paraissez mal assortis ensemble. […] je vous dirai même que cela vous fait tort. »
Il est également possible de voir le souci de vérité des deux femmes dans leur volonté de généraliser ou
de situer l’événement présent dans un contexte temporel plus large susceptible d’en porter l’explication.
Ainsi, lorsque Flaminia dit à Silvia que son amour pour Arlequin lui semble « mal placé », la jeune fille
élargit la remarque pour la confirmer par une généralisation explicative : « j’ai toujours eu du guignon
dans les rencontres ». De même, quand Flaminia revient sur le sujet en disant ne pas comprendre l’amour
de Silvia pour Arlequin (« je ne comprends pas comment vous l’avez aimé »), Silvia effectue un retour en
arrière pour situer la naissance de cet amour dans un contexte temporel et géographique (« C’était le
garçon le plus passable de nos cantons »)…
y Le dialogue lui-même constitue une marche vers la vérité guidée par Flaminia. On a vu
précédemment comment Silvia se montrait désireuse de préciser ce que lui disait sa confidente ou de
confirmer sa propre pensée. On peut ajouter à cela les deux passages délibératifs que l’on rencontre dans
cette scène. Silvia est à la recherche de la vérité et aucune réponse ne s’impose avec évidence à son
esprit : « Je ne puis que dire ; il me passe tant de oui et de non par la tête, que je ne sais auquel entendre » ;
« Mais mon plaisir où est-il ? Il n’est ni là ni là, je le cherche ».
Par ailleurs, les questions posées par Flaminia visent à guider Silvia vers la vérité. Il s’agit de l’amener à
voir clair dans ses sentiments : celui qu’elle éprouve pour Arlequin (« l’aimez-vous tant, ce garçon ? ») et
celui qu’elle éprouve pour l’officier du palais qu’elle a rencontré (« L’aimez-vous ? »). Dans cette quête
de transparence, le langage qui permettra de nommer joue un rôle déterminant.
U Le souci commun de vérité (à nuancer du côté de Flaminia, bien entendu) permet d’établir une
complicité entre les deux personnages. Par exemple, lorsque Flaminia dit : « Je l’ai remarqué comme
Réponses aux questions – 26
vous », on voit bien que la transparence (« remarqué ») permet la connivence (« comme vous »). Plus loin,
la proposition « Mettez-vous à ma place » noue plus intimement le lien entre les deux femmes.
Le secret conforte la complicité ; les vérités énoncées doivent rester dans le cercle de la confidence :
« Mais ne me trahissez pas au moins », demande Flaminia ; « Je vous le dis en secret », affirme Silvia.
Cependant, cette complicité, tout comme la confidence et la vérité auxquelles elle est liée, est brouillée
par le projet de Flaminia. D’abord, on remarque que les confidences sont déséquilibrées et que ce qui
concerne Silvia occupe une place infiniment plus grande que la réplique dans laquelle Flaminia exprime
son goût pour la vie des champs. D’ailleurs, lorsque Flaminia se raconte ainsi, Silvia ne prête pas
attention à ce qui a été dit et continue sa propre quête de vérité (« Mais mon plaisir où est-il ?). Certes,
elle rebondit sur le mot « plaisir » qui achève la confidence de Flaminia mais c’est pour mieux revenir
sur sa propre situation. De plus, le spectateur, qui a entendu dans l’acte I les projets froids de Flaminia,
se demande si ce qui est dit est vrai. Peut-il y avoir vérité, confidence et complicité quand il y a
stratégie ? Autant il est facile de mettre un nom sur les sentiments de Silvia avant que le personnage ne
parvienne lui-même à les identifier, autant il est difficile de lire dans le jeu de Flaminia. « Je ne l’aime
point, mais je ne le hais pas » : est-ce un écho de Chimène (Le Cid : « Je ne te hais point ») qui exprime
l’amour encore inconscient de Flaminia pour Arlequin ? est-ce au contraire un froid calcul de la jeune
fille ? Dans ce déséquilibre des confidences apparaît le parallélisme faussé des deux intrigues
amoureuses.
La stratégie de Flaminia
La place de la scène dans l’intrigue
V Comme toujours, Marivaux soigne l’enchaînement des scènes et la scène 11 prend appui sur la scène
précédente. On le voit tout d’abord en entendant la première réplique de Flaminia qui porte sur la
réaction de Silvia à la rencontre précédente. Pas de didascalie ici, mais cette réplique impose un jeu à
Silvia ; la transition entre les scènes s’effectue dans le cadre de la dimension spectaculaire du théâtre et
pas seulement par la parole.
La réponse de Silvia à la question liminaire de Flaminia introduit un compte rendu de la scène 10. Le
discours indirect est utilisé mais, comme au début de la scène 2 du premier acte, le compte rendu vise
à faire ressortir les caractéristiques majeures de la scène, celles qui vont nourrir le dialogue. Le « pati,
pata » nous montre bien qu’il ne s’agit que d’une esquisse et non d’un récit fidèle.
C’est à partir de ce bilan de la scène précédente que le dialogue entre Silvia et Flaminia va se
construire. En effet, la seconde réplique de Flaminia, qui cherche à toucher l’amour-propre de Silvia,
reprend la scène avec Lisette en parlant de « ces gens-là ». Les paroles rapportées par Silvia autorisent le
faire taire. Et on note les procédés d’insistance : « tous ces gens-là » pour désigner principalement Lisette,
« toute votre vie ». Flaminia n’aborde pas directement le sujet d’Arlequin et c’est Silvia elle-même qui,
s’appuyant sur le ressort posé par son interlocutrice, soulève le problème. « Je ne manque pas de bonne
volonté ; mais c’est Arlequin qui m’embarrasse », dit-elle ; la conjonction « mais » marque le lien entre la
conclusion de la scène précédente tirée par Flaminia et l’amour d’Arlequin.
À partir de là, le dialogue destructeur (« détruire l’amour de Silvia pour Arlequin ») initié par Flaminia
peut mener Silvia sur le chemin de l’inconstance.
W De même qu’elle s’appuie sur la scène qui la précède, la scène 11 prépare la rencontre entre le Prince
et Silvia. On verra tout d’abord que la dernière réplique de Flaminia a pour fonction d’assurer la
transition en introduisant le Prince. Cette réplique joue sur la double énonciation en annonçant
d’abord la visite du Prince (« Vous verrez le Prince aujourd’hui »), puis l’arrivée du « cavalier ». Silvia ne
sait pas que ces deux personnages annoncés ne sont qu’une seule et même personne mais le spectateur
est au courant et se réjouit de voir se dérouler la stratégie sans faille des meneurs de jeu.
X D’une façon plus profonde, c’est l’enjeu même de la scène 11 qui prépare la venue du Prince dans la
scène 12. En effet, une fois le lien noué entre la question de l’amour-propre soulevée par Lisette et
soulignée par Flaminia au début de la scène et l’amour de Silvia pour Arlequin, on mesure l’évolution
de l’héroïne depuis l’ouverture de la pièce. Arlequin est devenu quelqu’un qui « embarrasse », un
obstacle, un devoir (« il le faut bien »), alors que petit à petit apparaît la figure de l’officier du palais que
la jeune fille a rencontré.
La Double Inconstance – 27
« D’un autre côté, ce monsieur que j’ai retrouvé ici […] » : le connecteur logique introduit le second volet
de la scène et l’on voit alors que le mouvement d’ensemble de cette scène 11 prépare la rencontre qui
va clore l’acte II en marquant la progression de l’inconstance.
Flaminia, meneuse du jeu
at Dans la scène 2 de l’acte I, Flaminia s’opposait à Trivelin en affirmant que Silvia ne pouvait être la
personne extraordinaire qu’il dépeignait et que, comme toutes les femmes, « elle [avait] un cœur, et par
conséquent de la vanité ». L’espace de la pièce semblait le terrain d’une démonstration : « avec cela, je
saurai bien la ranger à son devoir de femme ». La vanité est présentée comme un ressort efficace de la
stratégie à construire pour favoriser l’amour du Prince et Flaminia semble vouloir prouver que Silvia
n’y est pas insensible. La scène 11 de l’acte II est la démonstration de cette conception de la nature
féminine ainsi qu’un maillon essentiel dans la stratégie élaborée par Flaminia. En effet, dès le début de
la scène, Flaminia, s’appuyant sur le compte rendu de la rencontre avec Lisette, actionne le ressort de la
vanité : « si vous ne faites taire tous ces gens-là, il faut vous cacher pour toute votre vie ». Dans cette réplique,
le regard et la parole des autres sont déterminants et on est loin de la scène d’ouverture de la pièce dans
laquelle Silvia affirmait ne pas être influencée par la Cour. Dans la proposition subordonnée de
condition, il est question de la parole des autres, une parole collective comme le suggère le substantif
« gens », tandis que la proposition principale évoque plutôt le regard – anonyme également – auquel on
souhaite échapper.
Un peu plus loin, la vanité est actionnée par la flatterie ; Flaminia emploie des qualificatifs mélioratifs à
l’égard de Silvia : « Vous avez du goût, de l’esprit, l’air fin et distingué » ; « l’aimable et tendre Silvia ».
Cette attitude s’oppose à celle de Lisette et l’on voit que par là Flaminia atteint l’amour-propre de
Silvia tout en obtenant sa confiance.
Le procédé va plus loin lorsqu’il consiste à dire qu’Arlequin n’est pas digne de Silvia. La flatterie est
poussée jusqu’au bout et Flaminia atteint son but. En toute logique, si Arlequin et Silvia sont « mal
assortis ensemble », c’est qu’ils doivent se séparer ; Silvia devrait regarder du côté de quelqu’un qui est
digne d’elle : la scène 11 prépare la rencontre avec le Prince.
Ainsi, la scène 11, en se nourrissant de l’effet produit par la rencontre avec Lisette et les dames de la
Cour, actionne le ressort de la vanité et pousse le sentiment jusqu’à ses conséquences logiques les plus
graves ; on comprend que Silvia soit troublée et déchirée entre son sens du devoir (« il le faut bien ») et
cette logique enclenchée par Flaminia sous couvert d’une amitié sincère.
ak Le principal argument utilisé pour inciter Silvia à s’éloigner d’Arlequin est bien sûr la vanité. Mais
Flaminia s’emploie également à dévaloriser Arlequin aux yeux de Silvia afin de lui montrer qu’il n’est
pas digne d’elle. Elle a recours à un vocabulaire péjoratif pour le qualifier : « il a l’air pesant, les manières
grossières ». L’écart qui se forme entre le portrait mélioratif de Silvia et cette représentation négative
d’Arlequin est justement l’espace de la séparation. La vanité activée a permis de creuser cette faille dans
laquelle est en train de sombrer l’amour de Silvia pour Arlequin.
Un autre argument, proche du précédent, consiste à souligner le comportement négligent d’Arlequin,
de sorte que la distance qui se crée entre les deux fiancés pourrait sembler le fait de la froideur nouvelle
d’Arlequin. L’acte II a montré un Arlequin attiré, sans le savoir encore, par Flaminia ; mais, dans cette
scène, il s’agit plutôt d’aider Silvia à se débarrasser à bon compte d’une mauvaise conscience liée à son
sens moral. C’est d’ailleurs Silvia qui évoque la première cette négligence (« ne trouvez-vous pas qu’il est
un peu négligent depuis que nous sommes ici, Arlequin ? ») et Flaminia ne fait que conforter la jeune fille
dans ce sentiment qui sert sa stratégie (« Je l’ai remarqué comme vous »).
Dans le second volet de la scène, Flaminia, de façon légère mais efficace, c’est-à-dire sans risquer de
choquer Silvia dans son sens du devoir, va inviter la jeune fille à songer davantage à l’officier du palais
qu’elle a rencontré. C’est d’abord un « quoi ? » qui relance le dialogue sans prendre explicitement parti,
puis, dans une réplique brève, elle esquissera un portrait mélioratif du Prince déguisé : « C’est un
homme aimable. » Il ne restera plus alors qu’à passer de l’« aimable » à l’aimé…
On remarquera la finesse de la stratégie de Flaminia qui consiste principalement à souligner les
sentiments et réactions de Silvia sans avancer elle-même des arguments qui pourraient la choquer,
l’inquiéter et la ramener à ses sentiments premiers. Il s’agit plutôt pour la confidente de guider
l’héroïne sur un chemin qu’elle a choisi. Elle se contente de la conforter dans ses impressions et de
l’amener à identifier ce qu’elle ressent.
Réponses aux questions – 28
D’un amour à l’autre : l’inconstance de Silvia
L’amour pour Arlequin
al En réponse à une remarque de Flaminia concernant les jeunes gens qu’elle juge « mal assortis
ensemble », Silvia effectue un retour en arrière pour expliquer, en le situant dans son contexte, son
amour pour Arlequin. On remarquera en effet la place accordée dans la réplique de Silvia au cadre
spatio-temporel de cet amour : « nos cantons », « mon village », « mon voisin ». L’espace est restreint et
modeste, bien différent de celui de la Cour. Le passé de cet amour est évoqué dans sa stabilité car
l’imparfait installe une durée indéfinie que l’adverbe « quelquefois » et le substantif répété « coutume »
viennent souligner. On peut aussi donner au verbe « demeurait » toute son épaisseur sémantique en
ajoutant au sens d’« habiter » celui de « la permanence ».
Dans ce contexte restreint, Arlequin est présenté comme « le garçon le plus passable de nos cantons » ; le
superlatif à valeur méliorative est fortement nuancé par sa valeur relative et cette relativité compromet
la vocation à durer de l’amour, puisqu’il suffit de changer de cadre pour voir les critères se transformer.
On remarque, au cours de la réplique, une évolution due à la découverte d’un nouveau milieu : « le
garçon le plus passable » devient un fiancé « faute de mieux ».
Par ailleurs, l’amour des deux jeunes gens s’explique par les assiduités du jeune homme ; Silvia ne
semble être qu’un objet (le complément d’objet direct) de l’intérêt d’Arlequin : « il me faisait quelquefois
rire, il me suivait partout, il m’aimait ». Silvia a seulement été entraînée « de coutume en coutume », « faute
de mieux ».
Le portrait mélioratif d’Arlequin (« le plus passable », « facétieux », « rire ») est systématiquement nuancé
(« de nos cantons », « assez », « quelquefois ») et finit par déboucher sur un tableau négatif qui trouve son
prolongement dans l’attitude du personnage pendant la pièce. On peut en effet rapprocher deux
passages, l’un qui se rapporte au passé et l’autre au présent : « j’ai toujours bien vu qu’il était enclin au vin
et à la gourmandise », « Arlequin est un petit négligent qui ne songe ici qu’à manger ».
On a donc vu dans le récit de la naissance de l’amour des deux jeunes gens le germe de la séparation car
il suffit de sortir Silvia de son univers villageois restreint et figé pour l’amener à prendre du recul et à
relativiser cet amour. L’existence même du récit suppose une mise à distance qui préfigure la
séparation des deux jeunes gens. On est bien loin de la constance évoquée dans la scène d’ouverture de
la pièce.
am C’est principalement dans le récit distancié de l’amour des deux jeunes gens que l’on voit s’esquisser
leur séparation. Mais d’autres éléments viennent signifier cette disparition de l’amour. On a vu que
Silvia reprochait à Arlequin sa négligence et ce à deux reprises ; on relève également que Silvia
commence à envisager un autre destin que celui posé comme inéluctable dans la scène d’ouverture :
« Si Arlequin se mariait avec une autre fille que moi, à la bonne heure, je serais en droit de lui dire : tu m’as
quittée, je te quitte, je prends ma revanche. » Ce n’est qu’une hypothèse formulée au conditionnel mais le
recours au discours direct donne toute sa réalité à cette solution.
Quant à l’amour éprouvé pour Arlequin, il n’est plus mentionné que comme un engagement moral,
un devoir auquel on ne saurait se soustraire. À deux reprises, en réponse aux questions de Flaminia,
c’est ainsi qu’elle l’exprime : « Mais vraiment oui je l’aime, il le faut bien » ; et plus loin, quand il est
question de l’officier du palais : « Je ne crois pas, car je dois aimer Arlequin. »
Que ce soit en se référant au passé du village ou en évoquant Arlequin prisonnier, comme elle, du
palais, Silvia prend du recul vis-à-vis de son fiancé – ce qui sert la stratégie de Flaminia.
L’amour pour le Prince
an Comme souvent chez Marivaux, qui aime que ses dialogues entrent en résonance les uns avec les
autres, le récit que fait Silvia de sa rencontre avec l’officier du palais s’entend comme un écho du récit
fait par le Prince dans la scène 2 de l’acte I, mais aussi comme une réponse au retour en arrière effectué
par Silvia à propos de son amour pour Arlequin, « le garçon le plus passable de nos cantons ».
À la différence du récit de l’amour pour Arlequin décliné sur le mode de l’atténuation, l’évocation de
la rencontre avec le Prince accumule les intensifs ; l’énumération et la répétition de l’adverbe « si »
expriment implicitement l’effet produit sur la jeune fille, de sorte que le spectateur identifie le
sentiment éprouvé avant le personnage.
Les qualités que Silvia met en avant sont celles d’une personnalité qui n’est pas située dans un contexte
(celui du village d’Arlequin ou celui de la Cour) ; elles sont à l’opposé de la violence dont le Prince a
La Double Inconstance – 29
fait preuve en enlevant la jeune fille. Aveuglement de l’amour naissant de Silvia ? Ambiguïté du
Prince ? On ne saurait répondre bien sûr et c’est sans doute là, dans ce brouillage constant des pistes,
que réside le plaisir que nous éprouvons encore aujourd’hui à lire ou écouter Marivaux.
Dans cette réplique, Silvia insiste sur son trouble, son incapacité à comprendre ce qui se passe ; en
effet, après la mise sous secret de la révélation, la jeune fille commence son récit par une tournure
négative : « je ne sais ce qu’il m’a fait depuis que je l’ai revu ». Et, à la fin, cette incompréhension se dit
comme une impossibilité à garder la maîtrise de soi : « cette pitié-là m’empêche encore d’être la maîtresse de
moi ». Comprendre et savoir pour se dominer et s’appartenir : Marivaux est bien un écrivain du Siècle
des lumières.
ao Marivaux a souvent eu la réputation d’être léger ; disons plutôt qu’il est subtil et qu’il aime écrire
dans les eaux troubles des sentiments indécis, à la frange des conventions, dans le brouillard qui
environne des repères désormais peu fiables. Aussi apprécie-t-il particulièrement les possibilités que lui
offre la double énonciation spécifique au théâtre. Le trouble et l’incompréhension de Silvia sont un
terrain qu’il affectionne ; dans ces tourbillons, la parole prend tout son relief et le spectateur comprend
bien autre chose que la jeune fille qui essaie de nommer ce qui la submerge. C’est ainsi que le
sentiment amoureux naissant est à la fois caché et révélé, révélé par cela même qui le cache. Lorsque
Silvia dit ne pas savoir ce qui se passe, elle invite implicitement le spectateur à prendre le relais de sa
raison vacillante et à voir clair dans le récit qu’elle va conduire. La place de l’expression de
l’incompréhension en début de réplique est efficace ; elle fonctionne comme un appel implicite au
public.
Par la suite, Silvia ne parvient pas à nommer le sentiment qu’elle éprouve ; elle lui donne en premier
lieu le nom de « pitié » puis, lorsque Flaminia souhaitant la guider vers la transparence lui demande
clairement : « L’aimez-vous ? », elle répond par la négative en évoquant Arlequin. Mais cette
dissimulation inconsciente, qui traduit l’incompréhension de Silvia quant à ce qu’elle éprouve, révèle
clairement au spectateur ce qu’il en est. Il voit bien dans la « pitié » évoquée un masque de l’amour, et,
lorsque la jeune fille nie aimer le Prince, son hésitation (« Je ne le crois pas ») et l’évocation de son
devoir envers Arlequin sont autant d’indices qui la trahissent.
L’inconstance de Silvia
ap La scène 11 est une étape importante dans la progression de l’inconstance programmée par
Flaminia. C’est d’abord la construction même de la scène qui exprime cette inconstance. En effet, il
est au début question d’Arlequin, puis Silvia, sans que Flaminia ait abordé le sujet, évoque l’officier du
palais qu’elle a rencontré. Sans aller jusqu’à parler de mise en abyme, on a l’impression d’assister ici à
une micro-représentation du mouvement d’ensemble de la pièce. Marivaux nous invite à entendre le
second volet de la scène comme un écho du premier. Deux récits entrent en résonance : celui de la
naissance de l’amour pour Arlequin et celui de la naissance de l’amour pour le Prince. De même,
Flaminia pose à deux reprises la question de l’amour : « l’aimez-vous tant, ce garçon ? » (Arlequin),
« L’aimez-vous ? » (le Prince). Et les deux réponses nous mettent sur la voie d’un implicite non
identifié par le personnage : « Mais vraiment oui je l’aime, il le faut bien » ; « Je ne crois pas, car je dois aimer
Arlequin ». Le spectateur habitué aux pièces classiques ne manque pas de voir ici le conflit traditionnel
de l’amour et du devoir.
À deux reprises au cours de la scène, Silvia exprime son désarroi par les formes du délibératif : « Je ne
puis que dire ; il me passe tant de oui et de non par la tête, que je ne sais auquel entendre. » Dans cette
réplique, le trouble de la jeune fille s’entend dans les tournures négatives, tandis que l’opposition du
« oui » et du « non » montre une hésitation qui s’apparente – sans que cela nous surprenne chez un
auteur qui aime se jouer des codes – au déchirement tragique. Mais la réplique est plus surprenante et
plus subtile encore. En effet, la binarité du « oui » et du « non » est reprise par un balancement autour
d’un point virgule : « d’un côté », « d’un autre côté » ; mais ce rythme classique binaire, hérité peut-être
de la tragédie, est brouillé par l’apparition imprévisible, dans une dernière phrase restée inachevée, d’un
troisième « côté » (« D’un autre côté, ce Monsieur que j’ai retrouvé ici… ») qui introduit comme une
troisième dimension. Le goût classique de la symétrie est détourné au profit d’une esthétique de la
surprise et de la profondeur (les points de suspension sont significatifs ici) qui caractérise sans doute
Marivaux. Le monde ne saurait se réduire à un « oui » et un « non » qui se font face ; il existe un autre
« côté » du réel, plus profond, plus difficile à nommer et que la parole doit amener à la surface.
Réponses aux questions – 30
L’inconstance est beaucoup plus qu’un balancement entre un « oui » et un « non », un amour et un
autre ; elle se situe plutôt entre ce qui est manifesté et ce qui demande à être, entre ce que l’on a
nommé et ce qui n’a pas encore de nom et de forme.
À la fin de la scène, dans une réplique qui s’apparente à l’émergence audible d’un monologue intérieur,
Silvia exprime à nouveau son désarroi sous une forme délibérative : « Mais mon plaisir où est-il ? il n’est
ni là ni là, je le cherche. » Comme précédemment, le délibératif prend l’apparence d’un balancement,
celui de la double négation. Mais, comme précédemment aussi, Marivaux brouille la symétrie. La
négation gomme le parallélisme et il ne reste plus que l’interrogation (« où est-il ? ») et la quête (« je le
cherche »), deux espaces ouverts qui rappellent les points de suspension qui creusaient la fin de la
réplique étudiée plus haut. Plus qu’un balancement, que le glissement d’un rivage visible à un autre,
l’inconstance est un abîme, celui de la complexité des sentiments humains. On voit ici que l’amour
s’exprime en terme de « plaisir » et que la contradiction de l’amour et du devoir a disparu. Sans doute
le terme même de « plaisir » et sa dimension personnelle (« mon plaisir », « je le cherche ») rendent possible
l’inconstance. En effet, l’amour dans sa conception courtoise est éternel, de même que le devoir qui
constitue une valeur morale essentielle. Le XVIIIe siècle de la Régence, après l’austérité de la fin du
règne de Louis XIV, autorise l’idée plus égocentrique du plaisir et ouvre une brèche à l’inconstance.
aq L’inconstance définit un espace mouvant où se rencontrent différents sentiments. Il s’agit bien
entendu, au cœur de l’intrigue, du glissement d’un amour à un autre. Mais ce qui est intéressant, ce
sont plutôt les mots qui s’associent à ce sentiment amoureux pour le rendre complexe, le dissimuler
pour mieux l’exprimer. Trois notions sont convoquées : le devoir, qui est rapporté à l’amour pour
Arlequin et qui est lié à l’évocation d’un passé auquel la jeune fille devrait se montrer fidèle ; la pitié,
qui désigne l’amour éprouvé pour le Prince (une compassion dans laquelle on retiendra surtout le
préfixe cum-) ; et le plaisir, qui est l’objet de la quête de Silvia et le fin mot de la scène.
Flaminia actionne le ressort de l’amour-propre et c’est l’objet du début de la scène en lien avec la
rencontre précédente. Le regard des autres est alors essentiel et Silvia aime à ce qu’on lui renvoie une
image positive d’elle-même. Flaminia s’y emploie afin de creuser un fossé entre la jeune fille et
Arlequin.
L’amour-propre et l’amour sont deux sentiments bien distincts mais ils ne sont pas étrangers l’un à
l’autre car Silvia préfère sans doute les compliments d’un officier du palais à ceux d’un simple
villageois, même s’il s’agit du « garçon le plus passable de nos cantons ».
La complexité des sentiments qui se rencontrent, se nouent ou se dénouent dans le cœur de Silvia
provoque la souffrance et le désarroi de la jeune fille qui demande son aide à Flaminia : « Est-ce que je
n’ai pas raison d’être piquée ? », « Mettez-vous à ma place ». La dernière réplique de Silvia se termine sur le
verbe chercher qui révèle sa souffrance.
◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 105 à 118)
Examen des textes et de l’image
u La scène 3 du premier acte de Phèdre est une scène d’aveu dans laquelle tout est mis en œuvre pour
retarder la révélation de l’amour scandaleux.
La confidente Œnone presse Phèdre de questions dans chacune de ses répliques : la première réplique
du passage voit, par exemple, se succéder trois phrases interrogatives. Cette pression exercée par
Œnone est d’ailleurs perçue comme une violence par Phèdre elle-même : « Quel fruit espères-tu de tant
de violence ? » Les interrogations font ensuite place à une injonction à laquelle Phèdre va se soumettre :
« Délivrez mon esprit de ce funeste doute » ; « Tu le veux. Lève-toi », répond Phèdre. À partir de ce
moment-là, les questions d’Œnone ont pour fonction d’aider Phèdre à exprimer l’indicible vérité :
« Que faites-vous, Madame ? », « Aimez-vous ? », « Pour qui ? »… Les questions ont, dans l’ensemble de
la scène, pour rôle d’amener Phèdre à révéler son secret ; elles contribuent également à accroître la
tension dramatique en soulignant la difficulté de cet aveu et, de ce fait, participent des procédés
d’écriture qui concourent à retarder la révélation.
C’est bien entendu du côté de Phèdre que nous observons les procédés de retardement les plus forts.
Dans un premier temps, elle refuse d’avouer (« Je meurs pour ne point faire un aveu si funeste ») et
n’exprime que la gravité de la situation : « Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles ! » ;
« aveu si funeste » ; « Tu frémiras d’horreur si je romps le silence » ; « Quand tu sauras mon crime » (on note
La Double Inconstance – 31
cependant une progression du refus absolu à la circonstancielle au futur en passant par un système
hypothétique). Puis elle annonce la révélation en demandant une attitude particulière qui vient
accentuer la gravité de la scène : « Tu le veux. Lève-toi. » La brièveté des phrases simples fait monter
d’un degré la tension car la révélation semble imminente. Cependant, très vite, l’aveu (phrases
déclaratives attendues) est remplacé par des interrogations rhétoriques qui traduisent le désarroi du
personnage : « Ciel ! que vais-je lui dire, et par où commencer ? » On remarque ici le changement de
personne ; Phèdre emploie un « lui » qui laisse à penser qu’elle s’enferme dans un monde loin
d’Œnone ; sans doute s’agit-il de la sphère des héros tragiques à laquelle Œnone n’a pas accès. Le
glissement de la 2e à la 3e personne est suivi, dans le processus de l’aveu lui-même, d’un autre
glissement : au lieu de parler d’elle, Phèdre évoque le destin de sa mère (« Dans quels égarements l’amour
jeta ma mère ! »), puis celui de sa sœur (« Ariane, ma sœur, de quel amour blessée/Vous mourûtes aux bords
où vous fûtes laissée ! »). Mais un point commun unit ces deux évocations, celui de l’amour et de la
souffrance – ce qui constitue une étape dans la révélation, comme le comprend bien Œnone lorsqu’elle
demande : « Aimez-vous ? » Le verbe aimer est employé de manière intransitive – ce qui déclenche un
aveu eu deux étapes ; en effet, la question sera suivie d’une autre : « Pour qui ? », contribuant à retarder
la révélation finale. Un peu plus loin chez Phèdre, le verbe aimer, employé cette fois-ci de façon
transitive, sera répété, suivi d’un silence exprimé par les points de suspension, afin d’accroître encore
l’attente et de souligner en même temps l’horreur de la situation. Phèdre aura recours à une périphrase,
dernière forme du glissement que nous avons déjà observé, pour désigner Hippolyte et c’est Œnone
qui en prononcera le nom.
L’aveu effectué, l’échange de répliques brèves qui exprimaient violence et tension fait place à une
longue tirade explicative de Phèdre dans laquelle l’épanchement de l’héroïne tragique est l’occasion
d’exposer les méandres de cet amour si difficile à avouer.
v Molière, dans la scène 4 de l’acte I, met en présence deux personnages typiques de la comédie : la
maîtresse et sa servante qui joue ici le rôle d’une confidente. Si cette scène a une fonction informative,
puisque s’y exprime l’amour d’Angélique, elle a surtout une fonction comique et le couple
maîtresse/servante (une version du couple héroïne/confidente) est un des ressorts du registre comique.
Le principal procédé est sans doute le contraste entre les deux personnages. Face à une jeune fille
passionnée, Toinette affiche une certaine lassitude bienveillante et l’on observe à plusieurs reprises une
opposition dans le ton des répliques ; ainsi, dans la seconde partie de la scène, les interrogations
élogieuses d’Angélique contrastent fortement avec les affirmations réduites au minimum de Toinette.
Cette opposition qui s’exprime dans les paroles elles-mêmes constitue le support d’un jeu de scène dont
le metteur en scène ne manquera pas de tirer parti.
Cette dynamique comique de l’opposition se voit renforcée par un réseau de répétitions. Répétitions à
l’intérieur de la scène : « oui » et les variations sur l’affirmation. Répétition aussi de la scène elle-même,
comme le laisse entendre Toinette : « Je m’en doute assez : de notre jeune amant ; car c’est sur lui, depuis six
jours, que roulent tous nos entretiens ; et vous n’êtes point bien si vous n’en parlez à toute heure. »
Comme dans un cercle, la répétition explique et souligne à la fois l’opposition entre les deux
personnages.
w L’intrigue du Jeu de l’amour et du hasard s’articule autour de la double inversion des rôles entre les
maîtres et leurs serviteurs. Dans la scène 7 de l’acte II, Lisette, devenue pour un temps la maîtresse,
souligne elle-même la complexité de la situation : « Pardi ! Madame, je ne puis pas jouer deux rôles à la
fois ; il faut que je paraisse ou la maîtresse, ou la suivante ; que j’obéisse ou que j’ordonne. » Silvia, en réponse
à cette question, clarifie la situation : « écoutez-moi comme votre maîtresse ». On la voit d’ailleurs donner
des ordres : « je vous charge de lui dire mes dégoûts » ; « Finissez vos portraits, on n’en a que faire » ; « retirezvous, vous m’êtes insupportable, laissez-moi ; je prendrai d’autres mesures ».
Cependant Silvia a beau être la maîtresse et le rappeler au début de la scène, elle ne maîtrise pas la
situation. D’abord, elle ignore ce que trame son père – ce qui n’est pas le cas de sa servante. Elle émet
une hypothèse (« Apparemment que mon père n’approuve pas la répugnance qu’il me voit, car il me fuit, et ne
me dit mot ») quand Lisette, elle, détient une certitude : « Monsieur Orgon me l’a défendu. » La servante
semble davantage en contact avec Orgon que sa propre fille – ce qui contribue à réduire l’autorité de
cette dernière. Tout en affirmant qu’elle détient le pouvoir, Silvia exprime sa souffrance et sa faiblesse ;
elle se réfugie dans des exclamations faciles (« la sotte ! ») ou des affirmations péremptoires (« Je le hais
assez sans prendre du temps pour le haïr davantage »), tandis que Lisette donne des conseils ou pose des
questions (« Mais, Madame, le futur, qu’a-t-il donc de si désagréable, de si rebutant ? » ; « Donnez-vous le
Réponses aux questions – 32
temps de voir ce qu’il est, voilà tout ce qu’on vous demande »). Silvia peut mettre l’attitude dominante de
Lisette sur le compte de l’inversion temporelle des rôles (« Mon déguisement ne m’expose-t-il pas à
m’entendre dire de jolies choses ? » : il est question des propos de Dorante) ; mais le spectateur comprend
bien que la hiérarchie sociale vacille et que l’on ne sait plus où se trouvent les repères.
Cependant, comme ce sera le cas dans le dénouement de la pièce, rien ne bascule tout à fait et, si les
costumes expriment une inversion circonstancielle et si Lisette semble dominer sa maîtresse, il n’en
demeure pas moins que Lisette a des comptes à rendre au père de Silvia qu’elle appelle
respectueusement « Monsieur Orgon » et à qui elle obéit : « Monsieur Orgon me l’a défendu. » De plus, on
observe qu’il n’est question dans cette scène que des sentiments de Silvia et non de ceux de Lisette qui
semble rester de ce fait un personnage secondaire. C’est davantage chez Beaumarchais que l’on verra
Figaro et Suzanne en avant-scène.
x L’amour que Silvia éprouve pour Dorante se présente pour la jeune fille comme impossible car il
s’agirait pour elle d’aimer un valet, Dorante ayant emprunté le costume d’Arlequin. Aussi fait-elle tout
pour chasser de la conversation et de sa pensée le jeune homme : « Son valet a bien affaire ici ! » ; « j’ai
soin que ce valet me parle peu ». Mais, alors qu’elle affirme violemment son rejet de celui à qui elle est
destinée, elle parle en des termes positifs d’Arlequin : « dans le peu qu’il m’a dit, il ne m’a jamais rien dit
que de très sage » ; « de jolies choses » ; « J’ai bonne opinion de lui ! ».
Lisette, en soulignant l’intérêt pourtant discrètement exprimé que Silvia porte à Arlequin, déclenche
chez Silvia une indignation révélatrice de ses sentiments : « Qui est-ce qui est à l’abri de ce qui m’arrive ?
Où en sommes-nous ? » Les phrases interrogatives et le glissement du « m’ » au « nous » traduisent le
profond désarroi du personnage face à la complexité de la situation dans laquelle elle se trouve.
y Tchekhov noue entre ses personnages des liens qui échappent aux conventions, même s’il peut jouer
par moments, comme dans cette scène de l’acte III, sur les schémas traditionnels. Ainsi, la scène d’aveu,
indispensable dans un théâtre qui passe principalement par la parole, est jouée entre deux personnages
qu’aucune hiérarchie n’ordonne. Si Éléna Andréevna joue auprès de Sonia le rôle d’une confidente, elle
n’a en aucun cas, comme dans une tragédie, le statut secondaire d’une confidente. Elle interroge (« De
quoi ? », « Et lui ? ») pour faire progresser la révélation et réconforte : « Tu as des cheveux splendides » ;
elle lui parle de façon affectueuse, quasi maternelle : « ma petite colombe ». Cette affection se traduit par
une intimité des attitudes et des gestes : « Elle pose sa tête sur la poitrine d’Éléna Andréevna » ; « Lui
caressant les cheveux ».
Éléna Andréevna devient dans cette scène un instrument au service de la vérité et l’on remarquera
d’ailleurs au passage le rôle du miroir. Elle reçoit la confidence de Sonia et se charge d’interroger le
docteur. « Tu me diras toute la vérité ? » interroge Sonia et Éléna répond : « Oui, bien sûr. J’ai l’impression
que la vérité, quelle qu’elle soit, est tout de même moins effrayante que l’incertitude… » Éléna n’est pas
seulement un « faire-parler » dans cette scène, elle se charge d’une mission : « je l’interrogerai avec
délicatesse, il ne s’en apercevra même pas. Nous voulons juste savoir si c’est oui ou si c’est non ». Dans cette
réplique comme dans les suivantes, on peut noter l’apparition d’un « nous » puis d’un « on » qui
réunissent affectueusement les deux femmes. Mais la fin de la scène dénonce l’illusion de cette union,
Sonia se retrouve seule et n’adhère pas à la solution d’Éléna : « Non, l’incertitude, c’est mieux… Il reste
quand même l’espoir… »
U Dans la mise en scène de Jean-Paul Le Chanois, nous sommes d’abord frappés par le contraste des
costumes : Denise Péron, dans le rôle d’Œnone, porte un costume de religieuse vouée à une règle
stricte, tandis que Silvia Monfort (Phèdre) affiche au contraire sa séduction (épaules dénudées, coiffure
élaborée, bijoux). Jusque dans les couleurs (le foncé de l’austérité et le clair de la féminité), tout oppose
les deux femmes. Alors qu’Œnone adopte une attitude ferme mais protectrice, Phèdre est à genoux et
semble implorer son aide. Ces choix de mise en scène montrent que les deux personnages
n’appartiennent pas à la même sphère. Dès lors, Œnone peut-elle comprendre Phèdre ? Il semble que le
dénouement (la dénonciation mensongère) nous permette de répondre négativement. Par ailleurs,
Œnone affiche le rôle protecteur de la confidente dans la tragédie classique ; elle incarne les valeurs et la
règle, mais elle n’est pas pour autant dépourvue de compassion, comme le suggèrent son regard et
l’appui qu’elle représente pour Phèdre à genoux.
La Double Inconstance – 33
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Le corpus réunit trois scènes de comédie (Marivaux et Molière), une scène de tragédie (Phèdre de
Racine) et un extrait d’une pièce russe de la toute fin du XIXe siècle (Oncle Vania de Tchekhov). Ces
cinq scènes mettent en présence une héroïne et sa confidente.
Le rôle de la confidente est, dans le théâtre classique, réservé à la tragédie et c’est la servante qui reçoit
les aveux de la jeune fille amoureuse dans la comédie. On peut se demander si le statut générique de ce
personnage (confidente ou servante) influence la confidence elle-même. L’action tragique avançant
quasiment sur son erre, la confidente est souvent un personnage destiné à écouter et à faire parler le
personnage principal. C’est le rôle que tient Œnone dans la célèbre scène au cours de laquelle Phèdre
avoue son amour pour Hippolyte ; elle interroge Phèdre afin de l’amener à révéler la vérité qui la
torture. Éléna, dans la pièce de Tchekhov, interroge également Sonia pour l’aider à exprimer ce qui lui
pèse. Et, dans le genre de la comédie, Lisette et Flaminia (si on se rappelle ses origines), quoique
servantes, empruntent leur rôle aux confidentes ; elles essaient d’amener les deux jeunes filles à prendre
conscience de leurs sentiments.
La confidente, dans la tragédie, souligne son affection pour le personnage dont elle reçoit les aveux ;
c’est ce qui se passe dans Phèdre : « Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté » ; mais on retrouve
cela également dans la stratégie de Flaminia qui s’assure de la confiance de Silvia, ainsi que dans
l’attitude maternelle d’Élena. En revanche, Lisette n’exprime pas de sollicitude pour sa maîtresse et
c’est davantage l’opposition qui domine. Une autre différence importante : l’affection de Flaminia
semble feinte car l’on sait par ailleurs qu’elle a formé le projet de détruire l’amour des deux villageois.
On voit bien ici que le statut du personnage qui reçoit la confidence n’est pas sans conséquence sur la
scène elle-même.
À la différence de la confidente dans la tragédie, la servante de comédie est un élément moteur de
l’intrigue : c’est le cas de Lisette, de Toinette et de Flaminia. On pourrait cependant faire allusion ici
au rôle d’Œnone dans la suite de Phèdre : son intervention déclenchera la catastrophe finale et l’on voit
bien que le rôle de ce personnage dépasse celui d’une simple confidente. Il semblerait alors que les rôles
de la servante et de la confidente se définissent l’un par rapport à l’autre. Ainsi, Molière, dans la scène 4
de l’acte I du Malade imaginaire, prend le contre-pied de ce qui existe dans la tragédie : Angélique
impose ses confidences et Toinette semble en être lassée. La scène de l’aveu, au lieu d’être
exceptionnelle, comme dans Phèdre, devient une sorte de litanie comique. Marivaux, dans Le Jeu de
l’amour et du hasard, renouvelle lui aussi le rôle de la servante en brouillant les repères de la hiérarchie
sociale.
Tchekhov change la donne en confiant le rôle de la confidente à un personnage important de la pièce ;
la hiérarchie sociale qui sous-tend le théâtre classique a disparu au profit d’une atmosphère intimiste,
familiale. Cependant on retrouve les différentes fonctions de la confidente, comme si cette fois-ci
c’était l’enjeu de la scène qui conférait au personnage d’Éléna un statut ponctuel de confidente : elle
interroge, rassure, conseille. Mais, comme dans La Double Inconstance, l’intimité qui rapproche un
moment Éléna et Sonia est peut-être aussi illusoire car Sonia se retrouve seule à la fin de la scène.
Ainsi, il est aisé d’opposer Toinette et Œnone ; mais on a vu que les comédies de Marivaux
entrecroisent en quelque sorte ces types de la servante et de la confidente et que chez Tchekhov le rôle
de la confidente n’est pas enfermé dans une typologie théâtrale mais peut être confié à un des
personnages de l’intrigue.
Commentaire
On pourra développer le plan suivant :
1. Un récit qui situe le présent de la scène dans une perspective temporelle élargie
A. La dimension narrative de la tirade
• Un récit à la 1re personne centré sur le personnage de Phèdre, Hippolyte ne figurant que comme un
objet de désir ou de colère feinte.
• Les temps du récit.
B. La perspective temporelle
• Un récit chronologique.
Réponses aux questions – 34
• Le passé composé assure le lien du passé avec le présent.
• Le futur : le dénouement fatal est annoncé.
2. L’expression de la passion
A. L’expression de la souffrance
• Le vocabulaire de la souffrance et de la mort.
• Les exclamations.
• Les procédés de style, notamment les oppositions autour de la césure.
B. L’expression de la passion amoureuse
• Le vocabulaire de l’amour.
• La violence de la passion s’exprime par la métaphore du feu et par un jeu d’antithèses : rougir/pâlir…
3. Une héroïne tragique
A. La fatalité
• La passion représentée par Vénus possède Phèdre ; Phèdre semble ne plus se dominer : « Mes yeux ne
voyaient plus »…
• Le vocabulaire de l’inéluctable.
B. La lutte désespérée
• Le jeu des oppositions est source de tension : opposition entre l’amour et les manifestations
d’hostilité, opposition entre la violence et une période de rémission qui souligne en fait la permanence
de la passion.
• Tous les efforts sont vains : « en vain », « vaines précautions ».
Dissertation
On pourra développer le plan suivant :
1. Le théâtre est un genre codifié
A. La codification des genres
• Chez les classiques, chaque genre a ses caractéristiques et sa finalité propres.
• Lorsque les romantiques prônent « le mélange des genres », ils construisent leur liberté à partir des
repères classiques.
B. La codification des personnages
• Les emplois : cf. le roman de Théophile Gautier Le Capitaine Fracasse.
• Les personnages types de la comédie : Molière s’inspire de la comédie latine.
C. Les fondements de cette codification
• Les contraintes matérielles sont déterminantes ; le théâtre ne saurait jouir de la liberté du roman.
• La nécessité de la simplification par souci de compréhension invite à définir un code dans lequel
acteurs et spectateurs se repèrent.
2. Le théâtre n’est cependant pas rigide
A. Un théâtre qui se joue des codes
• Molière pousse à l’extrême les codes de la comédie dans Les Fourberies de Scapin.
• Molière reprend la structure de la comédie pour élaborer des œuvres qui analysent en finesse l’âme
humaine et la société (Le Misanthrope, Le Tartuffe…).
• Marivaux renouvelle le genre en imaginant des inversions de situation ou en plaçant l’intrigue dans
un royaume imaginaire (La Double Inconstance, L’Île des esclaves).
• Le renouvellement de la tragédie par Giraudoux, Anouilh et Cocteau.
B. Un théâtre qui invente
• Les codes suscitent sans doute leurs détournements et l’exploration d’autres voies.
• Un théâtre destiné à être lu (Lorenzaccio).
• Un théâtre qui accorde sa priorité à l’improvisation : la commedia dell’arte.
La Double Inconstance – 35
3. Un théâtre qui utilise la contrainte pour susciter des émotions
A. La tragédie : une émotion créée par une tension jouée sur une trame connue
• La tragédie : l’histoire est connue d’avance ; tout semble de l’ordre de la réécriture.
• L’émotion vient d’une tension : le spectateur se demande comment la « machine infernale » (Cocteau)
va produire le dénouement annoncé.
• La scène dans laquelle Phèdre avoue son amour à Œnone : une tension créée par les procédés de
retardement.
B. Les ressorts du rire
• Des ressorts répertoriés qui font rire immanquablement : comique de situation, de caractères, de
gestes, de mots…
• Le principal ressort du rire (Bergson) : une rupture par rapport à une règle et une attente.
C. La contrainte de la scène est à l’origine du plaisir que produit la représentation
• Un espace réduit qui concentre et épure l’action.
• Scène et salle : une géographie qui exprime la dimension collective du théâtre.
• Codes d’écriture et choix du metteur en scène : le metteur en scène intervient pour donner vie aux
codes.
Écriture d’invention
Le sujet suppose des qualités d’écriture mais aussi une capacité à argumenter et des connaissances
solides sur le théâtre. On invitera les élèves à dresser la liste des pièces qu’ils ont lues ou vues, sans
oublier celles qu’ils ont pu étudier au collège. C’est à partir de cette liste d’exemples et d’une étude de
la codification du théâtre classique que la réflexion individuelle sera possible.
Ce sujet est une dissertation déguisée et l’on pourra reprendre les pistes proposées pour la dissertation.
S c è n e
4
d e
l ’ a c t e
I I I
( p p .
1 3 1
à
1 3 6 )
◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 137-138)
La place de la scène dans l’économie de la pièce
Un maillon de l’intrigue
u La scène 4 de l’acte III est un écho de la scène 7 de l’acte II dans laquelle le Seigneur demandait à
Arlequin d’intervenir en sa faveur auprès du Prince, révélant ainsi les pratiques des courtisans. Ces
deux scènes sont parallèles aux scènes 2 et 10 de l’acte II dans lesquelles Lisette intervient auprès de
Silvia. Dans les deux cas, ce sont des représentants de la Cour qui dialoguent avec les villageois, mais le
parallélisme n’est pas parfait car, si Lisette est un pion de Flaminia, le Seigneur semble agir de sa
propre initiative. De ce fait, le rôle de la scène 4 dans la progression de l’intrigue est différent de celui
des scènes impliquant Lisette.
Dans la scène 4, le Seigneur vient apporter à Arlequin des lettres de noblesse, cadeau du Prince. Cette
démarche n’est pas sans rappeler les propositions faites par Trivelin dans la scène 4 de l’acte I. Il s’agit
en effet à chaque fois de corrompre le personnage en lui proposant des avantages propres aux
courtisans : des biens matériels dans la première scène, l’accès à une condition sociale supérieure dans
l’acte III. Les deux scènes sont longues – ce qui montre bien l’importance du débat et de l’échange
argumentatif. Les deux dénouements sont cependant bien distincts. Dans l’acte I, Arlequin se montre
incorruptible et il oppose jusqu’au bout ses valeurs morales et son amour au confort matériel proposé
par Trivelin. La scène s’achève sur un refus apparemment définitif : « J’en suis fâché mais il n’y a rien à
faire. » La scène 4 de l’acte III marque une évolution du personnage d’Arlequin ; en effet, après
quelques tergiversations, il finit par accepter la proposition du Seigneur et entre même dans le jeu du
marchandage qu’il avait nettement repoussé au début de la pièce : « les reprenant. Il faudra donc qu’il me
signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain, pour le faire repentir de son
impertinence avec moi ». Comme il avait accepté les repas du Prince, il accepte les lettres de noblesse et
cette attitude marque un revirement par rapport aux positions défendues dans l’acte I. Arlequin se laisse
séduire par les avantages de la Cour et est maintenant prêt à accepter la proposition que le Prince va lui
Réponses aux questions – 36
faire dans la scène suivante ; cela ne l’empêche pas de garder un recul critique par rapport à sa nouvelle
situation – ce qui n’est pas le cas de Silvia chez qui le ressort de l’amour-propre fonctionne, comme
l’avait prévu Flaminia.
v Afin de montrer que la scène 4 n’est pas sans trouver sa place dans l’intrigue amoureuse, Arlequin
prononce une réplique qui rappelle l’enjeu de la pièce : « Est-ce Silvia que vous m’apportez ? » Cette
question rappelle la fin de la scène 4 de l’acte I : « Le cœur de Silvia est un morceau encore plus friand que
tout cela. Voulez-vous me le montrer, ou ne le voulez-vous pas ? » On croirait presque, en effectuant ce
rapprochement, que rien ne s’est passé entre ces deux scènes. Ce serait oublier que le nom de Silvia
revient régulièrement dans la scène 4 de l’acte I en réponse aux propositions de Trivelin, alors qu’il
n’apparaît qu’une seule fois dans la scène 4 de l’acte III.
La question que pose Arlequin au Seigneur permet de rappeler au spectateur le problème initial de la
pièce. En effet, l’acte II a perdu de vue l’enlèvement pour montrer le glissement d’un amour à l’autre
chez Silvia comme chez Arlequin. La scène 4 de l’acte III, comme de manière plus marquée encore la
scène 5, nous remet en mémoire la violence sur laquelle repose la démarche du Prince.
Mais la situation a évolué et l’acteur saura donner à la question d’Arlequin un ton léger, peut-être
même ironique car on a l’impression qu’Arlequin se moque du Seigneur. Le verbe apporter, qu’il
emprunte à la réplique de son interlocuteur (« en faveur du présent que je vous apporte de la part du
Prince »), fait de Silvia un objet, voire une marchandise qui se négocie. On est bien loin de l’amour
passionné affiché dans l’acte I. Le rapprochement avec la scène 4 de l’acte I ne fait que souligner
l’évolution du personnage et annoncer le dénouement imminent.
w La scène 4 est un maillon important du groupe constitué par les scènes 1 à 5. La scène 6 est une
scène de transition et la scène 7 introduit le dénouement. La première partie de l’acte III s’ouvre sur
une scène qui met en présence les deux meneurs de jeu que sont le Prince et Flaminia. Il s’agit de faire
le point sur la situation, comme cela s’est déjà produit dans les scènes 2 et 8 de l’acte I. Les quatre
scènes qui suivent voient se succéder différents personnages auprès d’Arlequin : Trivelin, Flaminia, le
Seigneur et enfin le Prince dans une scène attendue depuis longtemps. Les scènes 2 et 3 tentent de
mettre en lumière l’amour d’Arlequin pour Flaminia par le biais de la jalousie. En avouant son amour
(réel ou non) pour Flaminia, Trivelin pousse Arlequin à prendre conscience de ses propres sentiments.
La question amoureuse est laissée de côté dans la scène 4 ; il s’agit alors d’un nouveau cadeau du
Prince. La scène 2 nous a laissé entendre qu’Arlequin avait bien compris que le souverain cherchait à
l’acheter : « Je prends mes repas dans la bonne foi ; il me serait bien rude de me voir apporter le mémoire de ma
dépense. » D’une certaine façon, ce mémoire est l’objet de la scène 5. Malgré les protestations qu’il a
réitérées dans l’acte I, Arlequin est vénal et l’on renoue sans doute ici avec la tradition du valet de
comédie, même si le personnage d’Arlequin est beaucoup plus subtil que Scapin ou que le Sganarelle
du Médecin malgré lui.
La scène 4 vient préparer la rencontre avec le Prince ; Arlequin a commencé à accepter ses présents et à
entrer dans le fonctionnement de la Cour ; la scène 5 vient achever cette évolution tout en rappelant la
violence qui a été faite au personnage.
x Le Seigneur est un personnage secondaire qui n’apparaît que deux fois dans la pièce et toujours en
compagnie d’Arlequin. Il appartient au monde de la Cour mais on ne le voit pas, comme Lisette ou
Flaminia, rencontrant le Prince. Dans la scène 4 de l’acte III, il est fait allusion à une rencontre entre le
monarque et le Seigneur : « je suis sorti d’embarras et rentré dans les bonnes grâces du Prince, sur l’assurance
que je lui ai donnée que vous lui parleriez de moi ». Cette remarque annonce la prochaine rencontre entre le
Prince et Arlequin et contribue à créer l’illusion réaliste d’une épaisseur temporelle. Mais ce n’est
qu’une allusion et l’on ne peut savoir si le Seigneur est au service du Prince de la même manière que
Lisette. Il semble plutôt qu’il soit un adjuvant inconscient de sa fonction.
Le Seigneur, qui apparaît peu dans la pièce, fait avancer l’intrigue quand il est porte-parole du Prince
mais il permet surtout à Marivaux de donner aux spectateurs une image de la Cour et de développer
une réflexion sur la noblesse.
Une scène comique
y Arlequin est un personnage de la commedia dell’arte. Il appartient à l’univers populaire. On situe son
origine à la fin du XVIe siècle, lorsque des paysans pauvres partaient chercher du travail comme
domestiques dans les villes. Les losanges bariolés de son costume sont la représentation stylisée des
La Double Inconstance – 37
vêtements rapiécés du pauvre et la batte de bois qu’il tient généralement à la main devait lui servir
pour pousser les vaches. Ses acrobaties et ses jeux de mots contribuent à exprimer son appartenance
sociale.
Dans la scène 4, il rencontre un personnage lui aussi caractérisé par sa condition sociale, puisque son
nom est « le Seigneur ». De plus, ce personnage, véritable incarnation du noble de la Cour, vient avec
dans sa poche les lettres de noblesse destinées à Arlequin. L’enjeu de la scène est d’amener le valet de
comédie qu’est Arlequin à accepter cette promotion sociale. La noblesse est la classe dominante sous
l’Ancien Régime ; ce sont ses valeurs qui structurent la société. La contradiction est très forte entre les
deux personnages mais aussi entre la démarche du Seigneur et le personnage même d’Arlequin. Ce fort
contraste est au service de la critique ; il est aussi un des éléments du registre comique.
U Si le contraste entre les deux personnages en présence est la principale source de comique dans cette
scène, d’autres procédés peuvent être mis en lumière.
Les revirements d’Arlequin au cours de la scène fonctionnent comme une micro-représentation du
thème de la pièce qu’est l’inconstance. Dans un premier temps, Arlequin refuse le présent du Prince de
manière catégorique : « remportez cela ». Plus loin, il accepte les lettres de noblesse : « ARLEQUIN prend
les lettres. Têtubleu ! vous avez raison, je ne suis qu’une bête. Allons, me voilà noble. » Vers la fin de la
scène, il refuse à nouveau le présent : « Je vous rends votre paquet de noblesse ; mon honneur n’est pas fait
pour être noble ; il est trop raisonnable pour cela. Bonjour. » Et trois répliques plus loin, il change à nouveau
d’avis : « ARLEQUIN les reprenant. » Ces revirements ont un effet comique.
Ils sont aussi prétextes à des jeux de scène et peuvent servir de points de départ à toutes sortes
d’improvisations dans la tradition du théâtre italien. D’ailleurs, l’acceptation ou le refus d’Arlequin
sont par deux fois signalés par des didascalies. Au milieu de la scène, une autre indication scénique
(« Quand le seigneur a fait dix pas, Arlequin le rappelle ») marque un tournant dans le dialogue en
introduisant un jeu de scène qui peut faire rire le spectateur.
On peut également relever un comique de mots lié à la façon de parler d’Arlequin. Personnage
traditionnellement populaire, ici villageois isolé à la Cour, il a recours à des interjections qui traduisent
son appartenance sociale : « Ma foi ! », « Oh ! », « Par ma foi », « Eh ! » « Eh bien ! », « têtubleu ! »,
« Diantre », « Malepeste », « Par la mardi ». Son parler populaire se voit aussi dans de nombreuses
expressions concrètes : « Pas un brin », « c’est bonnet blanc et blanc bonnet », « diable emporte ». De manière
générale, les deux niveaux de langue qui s’opposent dans cette scène correspondent à deux manières
différentes d’appréhender le réel. Arlequin, avec sa sagesse populaire, ramène les notions à des données
concrètes, comme on le voit avec la négociation qu’il entreprend à propos des lettres de noblesse. Elles
deviennent en effet prétexte à marchandage : « Voulez-vous me laisser votre marchandise à ce prix-là » ; « Je
vous rends votre paquet de noblesse ».
La scène 4 qui met en présence deux personnages aussi différents qu’un courtisan et un valet de
comédie obtient l’adhésion du spectateur par le rire. Mais ce rire n’est sans doute pas la finalité de la
scène.
La place particulière de cette scène
V Traditionnellement, la tragédie met en scène des membres de la haute noblesse et donne une
représentation sublimée des valeurs de cette caste sociale, tandis que la comédie se déroule dans un
milieu bourgeois ou populaire. Rappelons que la comédie est au départ un intermède dans le spectacle
tragique. Elle est figure inverse : le rire face aux larmes, les pirouettes face aux postures statiques, la vie
et l’amour face à la mort, le succès des stratagèmes face à l’inéluctable machine du Destin.
Il est des sujets que la comédie se doit d’ignorer ; Molière l’a appris à ses dépens lors de l’interdiction
du Tartuffe pour des raisons religieuses. La noblesse fait partie de ces sujets à éviter. Sauf exception, elle
est absente de la comédie ; ou alors elle est représentée comme un modèle inaccessible, celui que
M. Jourdain essaie d’approcher en se couvrant de ridicule (Le Bourgeois gentilhomme). À la fin du
XVIIIe siècle, Beaumarchais aborde la question de front en critiquant ouvertement le comportement de
la noblesse (incarnée dans Le Mariage de Figaro par le comte Almaviva). Dans La Double Inconstance,
Marivaux imagine un dialogue entre un courtisan désigné par son rang social (le Seigneur) et le
personnage populaire d’Arlequin. La scène joue un rôle dans la progression de l’intrigue, puisqu’elle
amène Arlequin à accepter les propositions du Prince (scène 5). Mais elle est surtout prétexte à une
réflexion sur la noblesse. Tout un champ lexical de l’aristocratie et de ses valeurs peut être relevé ;
Réponses aux questions – 38
« lettres de noblesse », « noble orgueil », « désir de gloire », « gentilhomme », « généreux » (dans son sens
étymologique : du latin generosus, « de bonne race »), « honneur »…
Le fait d’attribuer des lettres de noblesse à Arlequin ainsi que le dialogue au sujet de l’aristocratie
surprennent le spectateur venu voir une comédie et l’amènent à comprendre que la fonction principale
de la scène n’est pas d’être au service de l’intrigue ou du comique mais bien de proposer une réflexion
sur la société.
Une réflexion sur la noblesse et les valeurs
Une évocation de la noblesse
W La réflexion critique sur la noblesse se nourrit d’une évocation précise des fondements de cette caste.
Et cela de deux manières.
Tout d’abord, la notion d’obligation, de charge est soulevée par Arlequin dès qu’il a accepté le présent
du Prince : « Ma noblesse n’oblige-t-elle à rien car il faut faire son devoir dans une charge. » De manière
indirecte, Marivaux nous rappelle ici les racines médiévales de la noblesse. Le Seigneur (c’est justement
le nom que Marivaux a retenu pour son personnage) doit protection à ceux qui le servent. S’il porte
l’épée, c’est parce qu’il l’utilise pour protéger ceux qu’il pourra aussi abriter dans son château. Sans
doute cette notion de devoir se perd-elle au XVIIIe siècle, notamment dans le milieu des courtisans, et
les privilèges sont alors perçus comme abusifs. En rappelant ce fondement de la noblesse, Marivaux
invite le spectateur à mesurer le chemin parcouru depuis la période médiévale et à porter un regard
critique sur cette caste qui a perdu sa raison d’être.
Ensuite, la noblesse trouve son sens dans une société dont la clé de voûte est le pouvoir royal. La
noblesse est conférée par le Prince et cela est manifeste dans la démarche du Seigneur. Le Prince
accorde la noblesse et obtient en échange la soumission : « vous, qui suivant toute apparence serez favori du
Prince, vous aurez un devoir de plus ; ce sera de mériter cette faveur par toute la soumission, tout le respect et toute
la complaisance possible ». Le Seigneur du château fort est devenu un courtisan. Depuis la Fronde, la
noblesse se mesure en mètres dans la chambre du roi lors des diverses cérémonies… « Soumission »,
« respect » et « complaisance » : ces trois termes rendent bien compte de la position de la noblesse dans
une monarchie absolue. Le roi accorde les honneurs et les avantages financiers et le Seigneur devient
courtisan. La Fontaine avait déjà finement analysé ce fonctionnement de la Cour dans Les Animaux
malades de la peste.
X Le dialogue sur la noblesse permet de dessiner l’échelle sociale à laquelle Marivaux se réfère. Le
Prince est au sommet. Monarque absolu, il peut modifier le cours de la vie de ses sujets selon son désir.
Ainsi, il retient Arlequin et Silvia prisonniers dans son palais et n’a pas l’intention de laisser les jeunes
gens se marier comme ils le désiraient. Il a également le pouvoir d’accorder une place ou une autre dans
l’échelle sociale. Arlequin sera noble ; Arlequin sera son favori. Et peu importe qu’il ait le costume
bariolé d’un pauvre et le parler d’un villageois. Le Prince, parce qu’il détient ce pouvoir, obtient la
soumission de la noblesse qui lui doit obéissance et qui se soucie toujours d’être bien vue. C’est le sens
de la démarche du Seigneur qui voudrait qu’Arlequin intervienne en sa faveur. Le peuple, en bas de
l’échelle, est représenté par Arlequin ; c’est lui qui paie les impôts, comme le rappelle discrètement
Marivaux lorsque Arlequin demande s’il y a « des nobles qui payent la taille ».
On remarquera que le clergé est absent de cette représentation de la société mais on ne s’en étonnera
pas car la religion et la comédie n’ont jamais fait bon ménage.
at Lorsque le Seigneur présente au début de la scène les lettres de noblesse à Arlequin, il s’étonne de
son refus en des termes qui introduisent tout un champ lexical des valeurs associées à la noblesse :
« Refuseriez-vous ce qui fait l’ambition de tous les gens de cœur ? » Puis ces deux termes sont précisés :
« L’ambition, c’est un noble orgueil de s’élever » ; « cet orgueil ne signifie-là qu’un désir de gloire ». Ces notions
abstraites sont rejetées par Arlequin : « c’est bonnet blanc et blanc bonnet », mais elles concourent malgré
cela à caractériser la noblesse. Et ce n’est pas un hasard si les termes employés par le Seigneur sont
récurrents dans les tragédies dont une des fonctions est justement de mettre en scène les valeurs qui
fondent la hiérarchie sociale.
À son origine, la noblesse repose sur l’épée ; elle est fondamentalement associée au pouvoir et l’on
retrouve dans les termes employés par le Seigneur un écho de cette supériorité guerrière. Un peu plus
loin dans la scène, le noble devient, dans l’argumentation du Seigneur, celui qui peut répondre à la
force par la force. Arlequin se présente au contraire comme quelqu’un qui n’oserait rendre les coups de
La Double Inconstance – 39
bâton que lui administre le gentilhomme et le Seigneur enchaîne pour dire : « Et si on vous donnait ces
coups de bâton, ne souhaiteriez-vous pas être en état de les rendre ? » Ces notions d’orgueil et de gloire sont
intimement liées à la valeur de l’honneur. « Il est bon d’expliquer ce que c’est que cet honneur qu’on doit
aimer plus que la vie », dit Arlequin dans la dernière partie de la scène. « Il faut se venger d’une injure, ou
périr plutôt que de la souffrir », répond le Seigneur. On retrouve là une organisation de la société en deux
groupes : ceux qui ne doivent pas supporter une offense et ceux qui doivent la supporter (les coups de
bâton subis par Arlequin). Et ce qui garantit le caractère absolu de cette valeur de l’honneur, c’est
qu’elle prime sur la vie elle-même.
Dans la seconde étape de la scène, d’autres valeurs associées à la noblesse sont mises en avant. Un
« gentilhomme doit être généreux », explique le Seigneur à Arlequin qui l’interroge sur les devoirs associés
à la charge qu’il vient d’accepter. « Elle oblige [également] à être honnête homme. » Voilà bien des valeurs
du XVIIe siècle. La générosité a depuis le XVIIe siècle son sens de « libéralité » qu’elle a aujourd’hui ;
mais elle conserve son sens premier lié à son étymologie : la générosité est également le sentiment
d’appartenir à une caste (gens) et, dans cette perspective, la libéralité n’est qu’une conséquence d’un
esprit de supériorité. Quant à l’honnêteté, non loin de l’honneur, elle fait son apparition au XVIe siècle
pour exprimer des qualités sociales, une capacité à se plier à un code de bienséance qui facilite les
relations humaines.
Dans la scène 4 de l’acte III, le Seigneur défend les valeurs fondatrices de la noblesse en recourant à un
vocabulaire enraciné dans le XVIIe siècle – ce qui sans doute, à l’oreille du spectateur des Lumières,
concourt à rendre cette caste dominante anachronique.
Une critique de la noblesse
ak Le Seigneur vient apporter à Arlequin les lettres de noblesse que lui offre le Prince dans l’espoir de le
voir renoncer à Silvia. La démarche même du Seigneur constitue à double titre une critique de la
noblesse contemporaine de Marivaux. D’une part, le Seigneur défend le cadeau du Prince à un
personnage qui ne partage pas les mêmes valeurs que lui sans paraître se rendre compte de l’absurdité de
la situation. D’autre part, ce personnage présente, malgré les propos sur l’honneur qu’il peut tenir, une
forme de vénalité ; en effet, le voilà prêt à tout pour retrouver les bonnes grâces du Prince.
al Différents reproches sont adressés à la noblesse dans cette scène, notamment l’anachronisme de cette
classe qui défend des valeurs d’un autre temps ; c’est ce qui ressort des interrogations d’Arlequin. Les
valeurs traditionnelles de la noblesse sont d’autant plus déplacées que la démarche même du Seigneur
vient souligner l’usage qui est fait de l’anoblissement. Pour le Seigneur, il s’agit de rendre service au
Prince afin de retrouver sa bienveillance (et sans doute les privilèges associés) ; et pour le Prince, il
s’agit d’obtenir Silvia en achetant Arlequin. Nous sommes bien loin des valeurs de la générosité et de
l’honneur.
Par ailleurs, les arguments que déploie le Seigneur pour défendre l’intérêt d’être noble ne portent pas
trace non plus des belles valeurs affichées comme en vitrine : « vous en serez plus respecté et plus craint de
vos voisins » ; « mettez-vous en état de faire du mal, seulement afin qu’on n’ose pas vous en faire ». La noblesse
est réduite ici à un moyen commode pour dominer son entourage.
De plus, dans cette scène, la noblesse est affaire de Cour et il est question d’être le « favori du Prince » et
de mériter ses faveurs. Le Seigneur en est la vivante démonstration, lui qui attache tant d’importance
au regard du Prince. La noblesse dont il est question ici est bien éloignée de celle des valeurs
annoncées.
De manière ponctuelle, Marivaux dénonce les abus de pouvoir de la noblesse : « je ferais parfois comme le
gentilhomme de chez nous, qui n’épargne pas les coups de bâton à cause qu’on n’oserait les lui rendre » ; puis,
s’appuyant sur un raisonnement d’Arlequin, il dénonce les privilèges fiscaux de la noblesse : « Et quand
on ne s’en acquitte pas, est-on encore gentilhomme », « il y a donc des nobles qui payent la taille ? ».
Les valeurs mises en avant par Marivaux
am Critiquant la noblesse et ses valeurs de façade, Marivaux, dans La Double Inconstance comme dans
L’Île des esclaves, propose des valeurs fondées sur une morale indépendante de la hiérarchie sociale. Déjà,
dans la scène 4 de l’acte I, Arlequin avait opposé aux tentations matérielles de Trivelin des valeurs
simples – ce qui avait fait dire à Trivelin : « vous ne vous souciez ni d’honneurs, ni de richesses, ni de belles
Réponses aux questions – 40
maisons, ni de magnificence, ni de crédit, ni d’équipages ». Et Arlequin d’argumenter : « On n’a que faire de
toutes ces babioles-là, quand on se porte bien, qu’on a bon appétit et de quoi vivre. »
Dans la scène 4 de l’acte III, Arlequin incarne également des valeurs simples : au Seigneur qui avance
l’idée que le statut de noble attire le respect et la crainte du voisinage, Arlequin répond : « J’ai opinion
que cela les empêcherait de m’aimer de bon cœur ; car quand je respecte les gens moi, et que je les crains, je ne les
aime pas de si bon courage ». Dans l’acte I, il mettait en avant la valeur suprême de l’amour ; ici, c’est
l’amitié qui passe avant les honneurs du rang. Par ailleurs, Arlequin incarne la transparence et la justice ;
il ne veut pas accepter les lettres de noblesse si elles l’obligent à céder Silvia : « remportez cela ; car, si je le
prenais, ce serait friponner la gratification ». De même, un peu plus loin, il avancera, rappelant
implicitement les fondements de la caste nobiliaire, qu’à tout honneur un devoir est associé : « Ma
noblesse n’oblige-t-elle à rien ? car il faut faire son devoir dans une charge. »
Les valeurs incarnées par Arlequin sont surtout indépendantes de la hiérarchie sociale et, au début de la
scène, Arlequin ne voit pas ce qu’il a de différent d’un noble : « je suis homme d’honneur », « j’ai
pourtant bon cœur aussi ». Arlequin défend des valeurs qui sont celles du bon sens et de la raison (le voilà
philosophe des Lumières !) : « mon honneur n’est pas fait pour être noble ; il est trop raisonnable pour cela ».
Ainsi, d’une part, Marivaux montre que la noblesse par un comportement vénal (la démarche du
Prince et du Seigneur) s’est coupée des valeurs qu’elle défendait à l’origine ; d’autre part, il montre que
ces valeurs existent indépendamment de toute structure sociale.
an La scène 4 de l’acte III, si elle ressemble à la scène 4 de l’acte I, n’en marque pas moins une
évolution de taille dans le personnage d’Arlequin. En effet, au début de la pièce, Arlequin s’était
montré incorruptible, sourd aux diverses propositions de Trivelin. Seule la gourmandise avait pu
introduire une fissure à la fin du dialogue. Dans l’acte III, la situation est très différente, puisque
Arlequin, après quelques hésitations, va accepter les lettres de noblesse offertes par le Prince et même
rentrer dans un commerce qui préfigure la scène 5 : « vous vous ajusterez avec le Prince ; on n’y regardera
pas de si près avec vous ». Dans la mesure où Arlequin finit par accepter l’anoblissement et par entrer
dans le fonctionnement de la Cour, les valeurs qu’il incarne révèlent toute leur fragilité. Ainsi
Marivaux, tout en défendant des valeurs morales indépendantes de la hiérarchie sociale (« mon honneur
n’est pas fait pour être noble »), expose dans La Double Inconstance l’échec de ces valeurs face au fort
pouvoir de séduction de la Cour.
◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 139 à 147)
Examen des textes et de l’image
u Sganarelle se flatte de bien connaître son maître et d’épater Gusman ; la surprise de ce dernier le
réjouit : « Tu demeures surpris et changes de couleur à ce discours. » Son pédantisme, qui n’a d’égal que son
ignorance, apparaît avec l’expression latine « inter nos ». Son esprit superstitieux fait également sourire,
lui qui met sur le même plan la croyance en Dieu, en l’enfer et au « loup-garou ». On n’est guère ému
par ses jérémiades et l’on rit autant de sa situation (« il faut que je lui sois fidèle en dépit que j’en aie ») que
de sa couardise : entendant Don Juan arriver, il est prêt à se dédire.
v Il y a chez Sganarelle un mélange d’indignation profonde, de crainte et sûrement d’admiration.
L’impiété sans égal de Don Juan, son libertinage le font frémir d’horreur ; ils sont à l’opposé de sa foi
simple, de son respect des conventions morales. Mais Sganarelle ne songe pas à quitter un tel maître ; il
vit sous son pouvoir et redoute sa colère, ses mauvais traitements : « la crainte en moi fait office de zèle ».
Don Juan a le charme et le mystère de l’exception, il est « le plus grand scélérat que la Terre ait jamais
porté », « un grand seigneur méchant homme », donc un sujet d’étonnement pour tous les hommes,
donnant à Sganarelle l’occasion de se faire remarquer lui aussi.
w Frosine, l’entremetteuse qui prétend trouver une épouse à Harpagon et pense ainsi obtenir de lui de
l’argent, est contredite par La Flèche qui voit en son maître le pire des avares, « l’humain le moins
humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus serré ». Leur désaccord porte donc sur le caractère
d’Harpagon que La Flèche, qui a servi ce dernier, connaît sûrement mieux. Frosine, quant à elle, se fie
à ses talents et pense pouvoir monnayer la satisfaction qu’elle apportera au vieil homme désireux de se
marier.
La Double Inconstance – 41
Retrouvant son ancien maître, le comte Almaviva, Figaro raconte ce qu’a été sa vie. Il a exercé
plusieurs métiers : auteur dramatique, barbier, et parcouru « philosophiquement » de nombreuses régions
d’Espagne, « accueilli dans une ville, emprisonné dans l’autre ». Cette existence vagabonde et aventureuse
trouve son origine dans le sort que la société a réservé à cet homme ingénieux. S’il n’est pas resté
auteur dramatique, c’est qu’il a rencontré sur sa route les cabales de ses rivaux, les tracasseries de la
censure. Il n’a pu supporter la médiocre condition « des malheureux gens de lettres ». Il est devenu un
barbier itinérant, n’ayant pas les moyens de se fixer et quelquefois persécuté par les autorités locales.
Son existence, ressemblant à celle d’un héros picaresque, dénonce les injustices d’une société. Mais
Figaro n’est pas une victime accablée, il a choisi de rire de sa misère, de prendre son errance du bon
côté.
y Le propos de Figaro dans les deux pièces contient une vive critique de la société ; on y lit les
attaques de Beaumarchais contre la France de Louis XVI. Son récit dans Le Barbier de Séville dépeint la
condition des gens de lettres, des auteurs dramatiques notamment, maltraités par le public et la presse,
inquiétés par la censure. Le registre satirique est présent, par exemple, dans l’énumération juxtaposant
des noms d’insectes nuisibles et des professions littéraires : « tous les insectes, les moustiques, les cousins, les
critiques, les maringouins, les envieux, les feuillistes, les libraires, les censeurs […] ». Dans l’extrait de son
fameux monologue, Figaro, qui voit le Comte lui disputer Suzanne et entraver leur mariage, s’en
prend vivement à la noblesse, à son arrogance et à ses privilèges. Il oppose l’homme bien né et qui a
droit à tout à l’homme de mérite qu’il incarne. La naissance noble apporte « fortune, un rang, des
places », dispense d’efforts, d’ingéniosité. Figaro, de naissance obscure, est le représentant de la
bourgeoisie du XVIIIe siècle, supportant mal une noblesse qui s’arroge les meilleurs emplois.
Notons que le Figaro de l’acte V du Mariage, se croyant trompé par Suzanne, est plus sombre que celui
du Barbier de Séville. La critique sociale d’une pièce à l’autre se fait plus audacieuse.
U Sur cette gravure, Arlequin porte le costume et les attributs qui le caractérisent. Sa tenue faite de
losanges colorés rappelle la pauvreté du personnage traditionnel dont le vêtement est composé de
haillons. Il porte dans sa main gauche un masque conforme à ceux de la commedia dell’arte et sous le bras
droit une batte. On se souvient qu’Arlequin en use pour battre Trivelin (I, 7). La position un peu
voûtée du corps et l’expression un peu hagarde du visage veulent peut-être suggérer la naïveté, mais les
jambes croisées et la posture des pieds témoignent de la souplesse d’Arlequin, rompu aux cabrioles, aux
sauts.
x
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Les textes du corpus font tous apparaître des relations conflictuelles entre le monde des maîtres,
représenté par le personnage du Seigneur dans La Double Inconstance, par Dom Juan dans la comédie
éponyme, par Harpagon dans L’Avare et par le comte Almaviva dans les deux comédies de
Beaumarchais, et celui des valets, représenté par Arlequin, Sganarelle, La Flèche et Figaro.
Arlequin n’est dans La Double Inconstance le domestique de personne ; il est un campagnard, fier des
gens de son état, faisant l’éloge (I, 4) de leur simplicité et de leur honnêteté. Contrairement aux valets
des quatre autres extraits, il n’est pas assujetti à ce courtisan qui le traite avec beaucoup d’égards en lui
apportant de la part du Prince des lettres de noblesse. Les deux hommes s’entretiennent d’égal à égal de
la noblesse et de l’honneur. Arlequin rejette avec des objections simples la morale de l’honneur défendue
par le Seigneur. Laver son honneur outragé dans le sang n’est pas concevable pour Arlequin, plus
sensible aux qualités du cœur.
Sganarelle se plaint de devoir obéir à ce « grand seigneur méchant homme » qu’est Don Juan, mais il ne
remet pas en cause la hiérarchie sociale. Sa critique vise l’impiété et l’inconduite de son maître. Mais
elle n’est pas celle d’un homme à la fois pieux et éclairé. Sganarelle assimile les dogmes de la foi et les
superstitions, comme celle du loup-garou. D’où l’ambiguïté de l’auteur, qui place la condamnation du
libertin dans la bouche d’un benêt.
Dans L’Avare, La Flèche s’en prend, lui, à l’épouvantable caractère de son maître, à son avarice qui le
rend inhumain. Harpagon sait aussi être hypocrite, manifester « de la bienveillance en paroles et de
l’amitié », mais tout cela est vite démenti par sa ladrerie.
Réponses aux questions – 42
C’est dans Le Barbier de Séville et dans Le Mariage de Figaro que la critique des maîtres et des nobles
prend un contenu plus politique et qu’elle est le plus brillamment formulée par un personnage, plus
intelligent et plus instruit qu’un Sganarelle, qu’un Arlequin, même qu’un Scapin. Dans la scène
d’exposition du Barbier de Séville, Figaro, critiqué par le Comte, a cette réplique cinglante : « Aux
vertus qu’on exige d’un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être
valets ? » Avec plus d’agressivité, Figaro, dans son monologue de l’acte V du Mariage, dépeint le
Comte comme un homme de peu de mérite : « Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes
donné la peine de naître, et rien de plus. » Il fait alors le procès explicite de la noblesse et de ses privilèges,
monopolisant les meilleures places et entravant les aspirations légitimes des bourgeois entreprenants et
cultivés.
Les comédies de Marivaux et de Beaumarchais entreprennent nettement le réquisitoire de la noblesse,
de la Cour, des privilèges, elles contestent aussi bien les mœurs des courtisans que le prix accordé à la
naissance ou encore le code de l’honneur. Le propos de Molière dans L’Avare ne vise aucune classe en
particulier mais, dans la tradition de la comédie latine, un trait de caractère. Dans Dom Juan, pièce hors
normes, quel crédit accorder aux critiques du ridicule Sganarelle ? On admet qu’il ait à se plaindre de la
tutelle d’un tel maître, on peut désapprouver le libertinage de ce dernier. Mais on ne peut adhérer à
toutes les critiques de Sganarelle.
Commentaire
Remarques en introduction
• Une scène d’exposition qui nous renseigne sur les principaux protagonistes et lance l’intrigue.
• Le récit de Figaro qui résume sa vie et fait découvrir son caractère et son état d’esprit.
• Relations entre les deux personnages : on perçoit très vite que le Comte est le faire-valoir de son
ancien domestique.
Plan détaillé :
1. Les relations singulières entre le Comte et Figaro
A. Un maître arrogant et railleur
• Le Comte tutoie son ancien valet ; celui-ci le vouvoie, l’appelle « Monseigneur », « Votre Excellence ».
La relation classique est confirmée.
• À tort ou à raison, le Comte rappelle à Figaro ses défauts (deux premières répliques). Il ne compatit
guère aux infortunes de Figaro, devenu auteur dramatique, bien au contraire : « Ah ! la cabale ! monsieur
l’auteur tombé ! » (réplique ironique). Le Comte s’amuse du récit de Figaro et de son indignation : « ta
joyeuse colère me réjouit ».
• Absence de compassion, insensibilité au malheur des humbles, incapacité à percevoir les
dénonciations et les critiques de Figaro.
B. Un valet capable de réparties
• Les deux premières répliques de Figaro dans l’extrait répondent aux reproches du Comte. Figaro se
justifie, parle au nom des pauvres : « on veut que le pauvre soit sans défaut ». Ses répliques sont une riposte
efficace : une critique des maîtres qui exigent de leurs domestiques ce qu’eux-mêmes n’ont pas.
• Figaro ne raille pas son maître personnellement, d’autant qu’il espère travailler à nouveau à son
service. Il se défend par quelques vérités générales sur les maîtres et les puissants.
C. Le Comte, faire-valoir de Figaro
• Le Comte a des répliques plus courtes ; c’est lui qui interroge Figaro, qui sollicite son récit.
• On apprend la vie de Figaro, l’homme du peuple aux divers métiers, mais rien sur le Comte. On
devine seulement une intrigue avec la 4e réplique du Comte et la dernière de l’extrait.
• Le Comte n’exprime aucune opinion sur les gens de lettres, sur la société. Il est un simple spectateur
amusé.
• Il n’a pas le sens des réparties comme Figaro. Il se contente de rire et de répliquer « Pas mal » à la
2e réplique de Figaro.
La Double Inconstance – 43
2. La critique sociale dans le récit de Figaro
A. La condition de l’écrivain
• Figaro en auteur dramatique averti (ayant préparé une claque pour défendre sa pièce) mais
malchanceux et impuissant devant la cabale.
• Critique de « la république des lettres », où les auteurs se jalousent et se nuisent au lieu de s’entraider.
• Métaphores animalières : « celle des loups » ; « les moustiques, les cousins, […] les maringouins ».
• Misérable condition de l’homme de lettres, poursuivi par les censeurs, dénigré par les critiques,
persécuté par les autres auteurs.
B. Les talents d’un homme nouveau
Figaro n’entre exactement dans aucune catégorie sociale. Il a été valet mais possède des talents et une
instruction qui ne sont pas l’apanage habituel des domestiques. Homme du peuple, il sait lire, écrire…
des œuvres dramatiques. Homme de lettres malchanceux mais qui, « tout comme un autre », sait aussi
pratiquer un travail manuel, celui de barbier. De plus, il est capable d’observer la société, de distinguer
les sots et les méchants. Errant et ballotté par le hasard, comme un personnage picaresque, il est
davantage que celui-ci.
C. Les infortunes du même homme
• Sans argent, endetté même. Vivant dans l’inconfort et la précarité, l’instabilité (antithèses :
« accueilli »/« emprisonné », « loué »/« blâmé »).
• Ayant connu la prison (pour dettes ou un emprisonnement arbitraire, inique ?).
• Plusieurs métiers qui ne lui ont apporté ni l’aisance, ni la tranquillité. Retour à son premier état :
domestique au service du Comte. Une vie qui tourne en rond, malgré les initiatives, les déplacements.
3. La philosophie de Figaro
Par philosophie, il faut comprendre ici « un état d’esprit et une façon de concevoir l’existence et le
destin ». Figaro emploie l’adverbe « philosophiquement » – ce qui veut dire qu’il a parcouru l’Espagne en
prenant les choses comme elles venaient, avec distance, avec fatalisme.
A. Le persiflage
• L’art d’observer et de cerner les ridicules humains est une des caractéristiques de l’état d’esprit de Figaro.
• On a vu qu’il avait le sens de la répartie. Il se moque des sots et fait « la barbe à tout le monde ». Il a
donné l’exemple de ce persiflage en évoquant de manière satirique « la république des lettres ».
B. Le fatalisme
Dans l’avant-dernière réplique de Figaro, résumant son errance et les mauvais tours de la Fortune, on
perçoit une sorte de fatalisme, notamment dans les participes présents : « aidant », « supportant », « riant
de ma misère ». Figaro accepte les choses comme elles viennent sans se plaindre.
C. Le parti pris du rire
• Figaro, trop lucide pour être optimiste, a traversé trop d’épreuves et d’injustices, a « l’habitude du
malheur ». Mais il conjure l’abattement, la tristesse, en choisissant le rire, la raillerie éclairante, la
dérision : « je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ». Un rire lucide, intelligent,
répondant à un choix d’existence.
• Une philosophie qui valorise le sursaut de l’esprit, indirectement l’action, l’initiative, lorsqu’elle
entend éviter le découragement.
Conclusion
• Un riche extrait d’une scène d’exposition qui révèle d’emblée des rapports nouveaux entre le maître
et le valet.
• L’apparition d’un personnage nouveau, d’emblée attachant et intéressant.
Dissertation
Introduction
La littérature engagée a souvent choisi le genre romanesque, mais il existe aussi un théâtre de la
dénonciation. Les tréteaux populaires, plus tard les scènes des cafés-théâtres, expriment avec insolence
la contestation des gouvernants. Mais va-t-on au théâtre pour être éclairé sur les problèmes sociaux du
moment ? Quelles sont nos attentes ?
Réponses aux questions – 44
Plan :
1. L’efficacité du théâtre pour la dénonciation des injustices
A. Les formes de comique
La comédie dans tous ses excès, ses libertés, est un excellent moyen pour faire entendre les critiques, les
doléances, les mécontentements :
– Les comédies d’Aristophane s’en prennent crûment, sans nuances ni raffinement, aux notables de la
démocratie athénienne.
– La satire sociale apparaît parfaitement avec le jeu des comédiens, les costumes et les masques, le
comique de gestes et de mots.
B. La représentation du conflit
Les conflits qui construisent une intrigue peuvent refléter les conflits réels au sein d’une société :
– Conflits de générations dans les comédies de Molière.
– Antagonisme entre Figaro, porte-parole non des valets, mais d’une bourgeoisie riche en talents, et le
comte Almaviva.
2. Le théâtre offre d’abord un autre monde…
A. Le lieu et le temps de la représentation ne sont pas une copie de la réalité, mais bien un autre monde
• Le lieu, c’est la scène, espace réduit et clos, qui ne vit que quelques heures. Des décors mobiles et
fragiles qui ne copient jamais vraiment la réalité. Le spectateur assis dans la salle regarde cette boîte
éclairée qu’est la scène, cette lanterne magique qui le fait rêver quelques heures tout en le maintenant à
l’extérieur.
• Le temps est artificiel. Quelques heures deviennent une journée sous la férule des conventions
classiques, mais peuvent aussi montrer une vie entière.
• La représentation théâtrale émane de la rencontre de plusieurs imaginaires : celui de l’auteur
dramatique et de son texte, celui du décorateur et du scénographe, celui de l’acteur.
B. Le texte théâtral offre un univers poétique
Le texte lui-même, avant de dénoncer, de critiquer, parce qu’il est mis en scène, est une création. On
évoquera les tirades lyriques ou narratives de Racine, dont la poésie est rehaussée par le jeu et la diction
de telle ou telle actrice ; le souffle épique des drames hugoliens (la tirade dans la scène 2 de l’acte III de
Ruy Blas, celle de Don Carlos dans la scène 2 de l’acte IV d’Hernani).
3. … et suscite le questionnement plutôt qu’il n’impose de réponses
A. Un questionnement sur la complexité des caractères
Débat toujours actuel sur :
– le caractère et la philosophie d’Alceste, le misanthrope de Molière ;
– Don Juan et le donjuanisme ;
– les motivations et le mystère de Tartuffe.
B. Sur le destin et la liberté de l’homme
Quelles sont les puissances transcendantes qui entravent l’homme, le conduisent vers la transgression, lui
révèlent sa part d’inhumanité ? Les tragédies grecques apportent des réponses à cette question
angoissante.
Conclusion
Le plaisir propre au théâtre ne peut être réduit à la représentation des injustices. Lire le texte
dramatique ou voir une pièce mobilise aussi bien l’imagination que la réflexion.
Écriture d’invention
Sganarelle parle à Gusman et fait l’éloge de Don Juan ; il défend son libertinage, son impiété. Il décrit
la conduite de son maître avec admiration.
1. L’éloge du l’infidélité de Don Juan :
– il a eu raison de quitter Elvire qui l’ennuyait ;
– il est heureux en séduisant toutes les femmes qui lui plaisent ;
– il est un séducteur habile, persuasif. Sganarelle voudrait avoir ses talents.
La Double Inconstance – 45
2. L’éloge de son impiété :
– Don Juan est un homme libre, qui défie le pouvoir de l’Église ;
– il méprise la croyance et se voue à la science. Il a du reste entrepris d’instruire son valet.
3. Don Juan mène une vie passionnante, aventureuse. Sganarelle ne s’ennuie jamais avec lui.
S c è n e
8
d e
l ’ a c t e
I I I
( p p .
1 5 6
à
1 5 8 )
◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 159 à 161)
Flaminia, meneuse de jeu
u La première réplique de Flaminia assure la transition avec la scène précédente tout en rappelant son
rôle de meneuse de jeu. En effet, trois personnages sont évoqués : le Prince, Silvia et Arlequin. Ce
dernier est inclus dans le démonstratif pluriel « ces » (« ces petites personnes-là »), puisqu’il est question de
la déclaration d’amour qui vient d’être prononcée dans la scène 7. L’expression désigne également
Silvia. Le pronom indéfini « l’autre », qui renvoie également à la jeune fille, contribue à associer les
deux villageois, comme si, juste avant que l’inconstance ne triomphe, se reconstituait le couple initial.
Il s’agit ici de montrer au spectateur que les scènes qui se suivent sont deux maillons d’une stratégie
conduite par Flaminia : cette dernière invite Arlequin à déclarer son amour puis elle pousse Silvia à
avouer qu’elle accepte l’amour de l’officier. Cette symétrie manifestée par l’indéfini « l’autre » et par
l’enchaînement des deux scènes souligne le rôle de Flaminia dans l’intrigue.
La référence au Prince au tout début de la première réplique pose le dernier angle du schéma mais
surtout rappelle que tout ce qui vient de se construire est au service des intérêts du monarque,
détenteur de la « vérité » et de la « raison ».
La dernière phrase de la réplique lance le dialogue et invite à la confidence. L’adjectif « belle » installe la
confiance de l’affection, tandis que le verbe « rêvez » ouvre le monde intérieur des sentiments de Silvia.
v L’aparté « Rions un moment » exprime la distance de Flaminia par rapport aux confidences de Silvia
et, de ce fait, souligne sa maîtrise du jeu. Le changement de ton en cours de réplique (elle rit puis
retrouve le ton de la confidence) montre bien que le personnage joue un rôle et que son attitude vis-àvis de Silvia est plus le fait d’une froide stratégie qu’une réaction spontanée et naturelle aux sentiments
de la jeune fille. L’aparté exprime aussi la lucidité de Flaminia quant aux sentiments de la jeune fille ;
cette dernière découvre et nomme progressivement ce que Flaminia a compris (et suscité) depuis
longtemps.
L’emploi de la 1re personne du pluriel est comme une adresse au spectateur, une invitation à se ranger
de son côté pour examiner froidement (avec la distance du rire) les sentiments confus de la jeune fille.
Plus tard, dans Le Jeu de l’amour et du hasard, Marivaux placera de la même manière le spectateur du
côté des meneurs de jeu (Orgon et Mario), de façon à profiter, d’une manière lucide et distanciée, de
la situation des personnages. Ainsi le spectateur peut être ému par le trouble de Silvia, mais il sera
surtout amusé par son inconstance et sa manière de la justifier.
w Avec toute la distance suggérée par l’aparté « Rions un moment » et par son statut de meneuse de jeu,
Flaminia joue auprès de Silvia le rôle de confidente qui fait partie de sa stratégie mais qui, comme le
suggère la première réplique, satisfait également ses sentiments personnels ; en effet, Flaminia, en même
temps qu’elle conduit froidement la progression de l’inconstance, se prend d’affection pour « ces petites
personnes-là », si bien qu’il est difficile de faire chez elle la part de la sincérité et du calcul. D’ailleurs,
sans doute ne faut-il pas entrer dans ce débat-là : Flaminia est à la fois calculatrice et sincère, comme si
ces deux aspects n’étaient pas contradictoires chez elle.
Dans le prolongement de la scène 11 de l’acte II, Flaminia se pose en confidente de Silvia. La première
réplique invite la jeune fille à livrer ses sentiments et, tandis que Silvia ne peut cesser de réfléchir à
l’évolution de sa propre situation (« je rêve à moi »), Flaminia a davantage recours à la 2e personne qu’à
la 1re personne ; autrement dit, elle fait parler Silvia, elle parle à Silvia d’elle-même sans exposer ses
propres sentiments. Elle est d’abord celle qui pose des questions pour susciter la confidence et permettre
à Silvia de formuler plus clairement les sentiments confus qui l’envahissent et qu’elle ne parvient pas à
démêler seule. On peut relever : « À quoi rêvez-vous » ; « Sur quoi vous emportez-vous donc ? » ; « mais
n’est-ce pas cet officier que vous aimez ? » ; « Et s’il ne vous aime plus, que diriez-vous ? » ; « que vous faut-il
donc ? ». La confidence ne se réduit pas ici à un rôle de « faire-parler » ; il s’agit bien pour Flaminia de
Réponses aux questions – 46
mettre Silvia sur le chemin de la vérité. Il s’agit également, en répondant à ses attentes, de la mettre
face à ses contradictions. En effet, d’une part, on voit bien que Flaminia fait tout pour rassurer Silvia
et lui plaire : « ce n’est pas un si grand malheur » ; « je le pense à peu près de même » ; « ne vous inquiétez
pas »… Mais, d’autre part, on remarque que ces efforts ne satisfont pas la jeune fille et contribuent à
faire progresser sa réflexion : « qu’appelez-vous à peu près ? » ; « cependant j’ai peur qu’Arlequin ne s’afflige
trop, qu’en dites-vous ? mais ne me rendez pas scrupuleuse ».
Ainsi, Flaminia, avec toute la lucidité liée à sa fonction de meneuse de jeu, est dans cette scène une
confidente qui guide Silvia sur la voie de la vérité en la mettant face à ses contradictions.
x En confidente qui cherche aussi à faire émerger le dénouement de l’intrigue qu’elle orchestre,
Flaminia cherche à éveiller chez Silvia différents sentiments tout en paraissant se conformer aux attentes
de la jeune fille.
Tout d’abord, en employant le verbe rêver dans la première réplique sur le terrain des aspirations et des
désirs plus que sur celui de la réalité. Si Arlequin, le premier amour de la jeune villageoise, fait partie
de la réalité, l’officier du palais et le Prince appartiennent au monde séduisant de la Cour ; si Arlequin
fait partie du passé de Silvia, l’officier qui la courtise pourrait bien faire partie de son avenir et, dans
l’immédiat, de ses rêves. De plus, le verbe « rêvez » et, un peu plus loin, le complément « en vous »
invitent Silvia à une réflexion sur elle-même et à une quête de la vérité. C’est aussi le sens que l’on
peut donner à la réplique ambiguë « Il me le semblait » : elle suggère un écart entre l’apparence et la
réalité des faits ; Silvia est amenée à reconsidérer son amour pour Arlequin. De même, la locution
adverbiale « à peu près » joue un rôle de modalisateur et suscite une réaction violente de la part de Silvia
qui, refusant de se remettre en cause, préfère bien envisager son inconstance comme un phénomène
naturel d’une simplicité incontestable : « il est venu sans mon avis, il s’en retourne de même ».
Par la suite, Flaminia oriente la réflexion de Silvia vers l’officier du palais. Le verbe aimer, d’abord
appliqué à Arlequin (« j’aimais », « je ne l’aime plus »), va se rapporter désormais au Prince (« mais n’estce pas cet officier que vous aimez ? »). Comme elle a pu le faire en évoquant son amour pour Arlequin
(« sans mon avis »), Silvia évoque son amour pour l’officier comme une obligation qui la dépasse (« à la
fin il faudra bien y venir », « il vaut mieux ne lui en plus faire »). Les tournures impersonnelles semblent
gommer la volonté et le libre arbitre de la jeune fille qui refuse toute responsabilité dans ce qui lui
arrive.
Dans la dernière partie de la scène, Flaminia, tout en contribuant à mettre en avant la mauvaise foi de
Silvia, fait tout pour étouffer les sentiments qui pourraient encore lier la jeune fille à Arlequin et mettre
en péril le dénouement de l’intrigue. Lorsque Silvia manifeste son inquiétude quant à l’amour que son
fiancé pourrait encore éprouver pour elle, elle la rassure : « Ne vous inquiétez pas, on trouvera aisément un
moyen de l’apaiser. » Et lorsque l’amour-propre de la jeune fille semble piqué par l’idée qu’Arlequin ait
pu l’oublier, Flaminia la rassure également : « Lui vous oublier ! »
La dernière réplique de Silvia introduit le Prince (sc. 9) et chasse le trouble, fait de mauvaise
conscience et d’amour-propre blessé : « sans vous inquiéter du reste ». On remarquera dans cette réplique
que Flaminia emploie le mot « amant » pour désigner le Prince sur le point d’entrer en scène, alors que
ce terme se rapportait, au début de la pièce, à Arlequin. Par le choix de ce mot et par l’usage des
impératifs, Flaminia pousse Silvia à quitter la confusion de ses sentiments et à choisir clairement le
Prince.
y On peut s’interroger sur ce qui motive les propos que tient Flaminia. On les rattachera tout d’abord
à la stratégie qu’elle mène depuis le début de la pièce. Pour guider au mieux Silvia vers le Prince, elle
doit s’en faire une amie et ne pas la brusquer. Aussi la voit-on approuver sans cesse les propos de la
jeune fille, même lorsque la mauvaise foi de cette dernière est manifeste : « Ne voyez-vous pas bien que je
badine et que vous n’êtes que louable ? » Mais l’aparté (« Rions un moment ») ainsi que les modalisateurs
(« Il me le semblait », « je le pense à peu près de même ») mettent les spectateurs sur la voie de la stratégie
de Flaminia. Sans doute, la tournure que Flaminia donne à la scène grâce à ses questions (« mais n’est-ce
pas cet officier que vous aimez ? ») est elle aussi un élément de la stratégie de Flaminia : il s’agit pour elle
de séparer les deux villageois et de conduire Silvia à apprécier le monde de la Cour. La progression
d’ensemble de la scène épouse celle de la pièce.
Par ailleurs, la première réplique de Flaminia révèle un attachement sincère pour les deux villageois. On
peut donc aussi voir dans l’attitude de la confidente au cours de la scène un réel souci d’apaiser Silvia,
non seulement par amitié pour la jeune fille mais aussi (et surtout ?) pour servir ses propres sentiments
pour Arlequin.
La Double Inconstance – 47
et V L’aparté « Rions un moment » introduit dans la scène un jeu de double énonciation et, à partir
de cette réplique, le spectateur comprend que Flaminia va tenir un double langage. Si elle éprouve une
affection sincère pour la jeune fille troublée, elle manifeste une lucidité et une distance que le spectateur
va partager. Ainsi certaines répliques peuvent-elles être comprises de plusieurs façons.
Au début de la scène, le « à peu près » exprime la distance de Flaminia qui n’adhère pas totalement à
l’analyse que fait Silvia de son inconstance (« sans mon avis ») ; le spectateur perçoit ici, juste après
l’aparté, que Flaminia souligne les efforts maladroits de la jeune fille pour étouffer sa mauvaise
conscience.
Flaminia reprend le champ lexical de la souffrance tissé par Silvia (« triste », « se lamentant », « la peine »)
pour justifier son revirement et emploie le verbe mourir associé de manière oxymorique à la « joie » du
sentiment partagé. Elle paraît approuver le raisonnement de Silvia qui poursuit ses justifications dans la
réplique suivante ; en même temps, le spectateur qui n’est pas insensible au ton ironique comprend que
Flaminia se moque du pseudo-dévouement de Silvia. La lapalissade de la ligne 546 s’entend de la
même manière.
Le « on » employé dans la réplique que prononce ensuite Flaminia prend pleinement sa valeur
d’indéfini pour Silvia, alors que pour Flaminia, et bien entendu pour le spectateur, ce pronom désigne
Flaminia elle-même. L’adverbe « aisément » rappelle que la scène précédente s’est achevée sur la
déclaration d’Arlequin à Flaminia.
Plus loin, Flaminia prononce encore une réplique à double sens. Son « j’aurais donc perdu l’esprit » est
compris par Silvia comme une tournure rhétorique visant à exprimer la permanence du sentiment
amoureux d’Arlequin. Le spectateur comprend, lui, qu’il ne s’agit que du fait de « dire » et
qu’Arlequin a bel et bien oublié Silvia. La première partie de la réplique est perçue comme ironique
par le spectateur témoin de la scène précédente et seule Silvia voit dans l’exclamation une protestation
de Flaminia garantissant la fidélité d’Arlequin.
À la ligne 560, la subordonnée hypothétique « Et s’il ne vous aime plus » esquisse une situation que le
spectateur connaît pour réelle.
La dernière réplique de Silvia explicite le ton ironique de la réplique précédente : « vous qui riez ». En
effet, Flaminia vient de mettre la jeune fille face à ses contradictions et de montrer au spectateur ses
efforts naïfs pour satisfaire à la fois un désir de se déculpabiliser et une vanité que Flaminia a elle-même
enflammée.
Marivaux joue avec la double énonciation propre au théâtre et avec l’ambiguïté du personnage de
Flaminia, stratège et/ou amie, pour exprimer la complexité des sentiments et des relations.
U
Silvia désorientée
Lorsque Silvia entre en scène au moment où Flaminia, qui vient de quitter Arlequin, dit : « Voici
l’autre », elle semble plongée dans ses pensées, dans ses rêves, pour reprendre les propos de la confidente.
C’est une jeune fille troublée, désorientée qui fait son entrée. D’abord, la construction réflexive
surprenante « Je rêve à moi » suffit à exprimer l’abîme dans lequel Silvia se perd ; dans la même réplique,
elle avoue d’ailleurs son désarroi : « je n’y entends rien ». Et ce qui désoriente Silvia, c’est justement
l’inconstance, c’est-à-dire l’écoulement d’un temps qui bouleverse les situations et les repères. Dans la
réplique de la ligne 517, le glissement de l’imparfait au passé composé exprime cette inconstance que
Silvia ne maîtrise pas : « Je voulais me venger de ces femmes, vous savez bien, cela s’est passé ». Le « vous
savez bien » qui vient s’intercaler peut être compris comme un dernier effort pour stabiliser une
situation mouvante. Dans ce monde où rien ne dure, Silvia semble ressentir le besoin de s’assurer au
moins que les choses (sa rancune) ont un jour existé. Ce qui concerne le désir de se venger des femmes
de la Cour s’étend ensuite aux sentiments éprouvés pour Arlequin. On observe le même glissement
temporel : un imparfait rejette l’amour dans un passé révolu (« J’aimais Arlequin ») et fait place au
présent (« je ne l’aime plus »). Dans les deux répliques, Silvia manifeste son trouble face à cette
manifestation de l’inconstance : « n’est-ce pas ? », « Eh bien je crois ».
X Dans la réplique qui s’étend de la ligne 524 à la ligne 527, Silvia explique son inconstance en la
présentant comme un phénomène naturel, inévitable et indépendant de sa volonté. Le jeu des
parallélismes syntaxiques rend la disparition de l’amour aussi imprévisible que son apparition. Dans la
proposition « c’était un amour qui m’était venu », le pronom me est objet alors que le sentiment amoureux
est presque personnifié. Dans la suite de la réplique, c’est toujours un pronom désignant cet amour qui
W
Réponses aux questions – 48
est sujet des verbes d’action : « c’est un amour qui s’en est allé », « il est venu », « il s’en retourne ». À croire
que la naissance et la mort de l’amour appartiennent à une sorte de balancement universel, indépendant
des consciences. L’expression « sans mon avis » et la négation portant sur l’adjectif « blâmable » qui
achève la réplique laissent à penser que Silvia n’éprouve aucun sentiment de culpabilité, aucun
remords, puisque seul l’amour lui-même est responsable de ce qui s’est passé. Cependant, le
modalisateur « je ne crois pas », tout comme les efforts effectués pour s’innocenter laissent entendre au
spectateur que Silvia éprouve malgré tout quelques remords.
at Silvia, comme nous venons de le montrer, éprouve, malgré ce qu’elle veut laisser paraître, du
remords quant à l’inconstance de ses sentiments pour Arlequin. D’ailleurs, elle ne manquera pas de se
montrer sensible au bémol que Flaminia pose dans la réplique suivante (« je le pense à peu près de même »)
et de s’en irriter (« Sur quoi vous emportez-vous donc ? » demande Flaminia), montrant que sa mauvaise
conscience est à vif malgré la rhétorique (celle de la Cour qu’elle est en train d’apprendre ?) qu’elle
vient de déployer pour s’innocenter. L’emploi du verbe être sans attribut dans la subordonnée de cause
« parce que cela est » a une connotation biblique qui souligne chez Silvia une volonté de se convaincre
de l’absolue vérité de son analyse.
ak Silvia attend de sa confidente qu’elle contribue à l’innocenter en approuvant pleinement son
raisonnement au sujet des causes de l’inconstance. Aussi s’irrite-t-elle de la distance critique qu’elle
perçoit dans le « à peu près » de sa confidente (cf. question précédente). À plusieurs reprises, elle appelle
l’approbation de Flaminia : « je ne crois pas être blâmable » ; « il faut le penser tout à fait comme moi » ;
« vous allez me répondre des à-peu-près qui me chicanent » ; « mais ne me rendez pas scrupuleuse » ; « vous êtes
cause que je redeviens incertaine » ; « vous n’avez qu’à garder votre nouvelle ». À la fin de la scène, la
question de Flaminia « que vous faut-il donc ? » montre bien au spectateur que Silvia n’est pas à la
recherche de la vérité mais d’une parole approbatrice qui effacerait ses remords implicites.
al Flaminia, en meneuse de jeu, orchestre la progression de la scène. À la ligne 537, elle invite Silvia à
changer de sujet : après avoir justifié la disparition de son amour pour Arlequin (cf. question 9), elle
devra, de manière symétrique, justifier qu’elle accepte l’amour du Prince déguisé en officier du palais.
Le spectateur qui a souri avec Flaminia (« Rions ensemble ») des efforts naïfs de la jeune fille pour
s’innocenter en laissant penser que l’amour est simplement parti comme il est venu, sans qu’elle en soit
« blâmable », attend sans doute de connaître les arguments qu’elle va avancer pour expliquer son nouvel
amour. Tout d’abord, cet amour est évoqué au futur : « je n’y consens pas encore à l’aimer », « il
faudra » ; ainsi le présent du dialogue semble être sauf : Silvia n’est pas « encore » inconstante. Mais la
justification repose principalement sur deux arguments croisés. Comme dans les explications données à
propos des sentiments pour Arlequin, cet amour pour le Prince est présenté comme une nécessité
extérieure, une sorte de fatalité (la comédie se joue-t-elle des codes de la tragédie ici ?) : « il faudra bien
y venir ». Au cours de la réplique, cette tournure impersonnelle se charge d’une part de libre arbitre qui
introduit le second argument : « il vaut mieux ne lui en plus faire ». Il s’agit là d’une sorte de dévouement
moral de Silvia : si elle répond favorablement à la demande du Prince, ce n’est pas par plaisir ou par
amour, c’est pour « le consoler de la peine qu’on lui fait » une bonne fois pour toutes. D’une part, Silvia
cherche à donner l’impression que, dans un dilemme tragique, elle a choisi la moins mauvaise des
voies (« il vaut mieux » ; « il mourrait de tristesse, et c’est encore pis »). D’autre part, elle annonce agir par
dévouement et retourne à son avantage les reproches qu’on pourrait lui faire selon les critères de la
morale.
am L’ironie qui sous-tend les répliques de Flaminia en réponse aux explications de Silvia (« Oh vous
allez le charmer, il mourra de joie » ; « Il n’y a pas de comparaison ») oriente les réactions du spectateur. La
construction en diptyque de la scène (les justifications des deux volets de l’inconstance) amène le
spectateur à réagir dans la seconde partie comme dans la première (« Rions un moment ») : il perçoit
bien les efforts de Silvia pour se débarrasser de ses remords et la mauvaise foi de la jeune fille se traduit
par son irritabilité tout au long de la scène. On peut se demander si le spectateur met sur le compte de
la naïveté de la villageoise les deux tentatives pour s’innocenter ou s’il voit là un effet pervers de la
Cour dont Silvia apprend petit à petit les mécanismes. D’ailleurs, ne dit-elle pas au début de la scène
qu’elle ne s’offusque plus de l’attitude des femmes qui l’ont offensée ?
an Le « petit air d’inquiétude » introduit le balancement qui caractérise la fin de la scène et qui s’achève
par le « que vous faut-il donc ? » de Flaminia. En effet, dans cette didascalie, un nouveau sentiment fait
son apparition : l’amour-propre. Flaminia l’avait enflammé en faisant jouer à sa sœur Lisette le rôle
La Double Inconstance – 49
d’une dame de la Cour venue provoquée Silvia. Alors que la jeune villageoise, au tout début de la
pièce, ne se souciait pas du paraître et de l’opinion des autres, la voilà qui aime avoir son entourage
sous son emprise. D’une part, elle éprouve des remords d’abandonner Arlequin et aime à entendre
qu’on saura « l’apaiser ». Mais, d’autre part, elle souhaiterait garder ce sentiment flatteur pour elle. Le
« petit air d’inquiétude » est explicité par une exclamation caractéristique de l’amour-propre et de la
vanité : « diantre il est donc bien facile de m’oublier à ce compte ? ». La construction impersonnelle
généralisante montre que l’« inquiétude » de Silvia dépasse son simple attachement pour Arlequin ; il ne
s’agit pas là d’un dernier sursaut d’un amour ancien mais bel et bien du désir d’être appréciée et aimée.
ao La scène 8 qui prépare le dénouement de la pièce permet de dresser un portrait plaisant et complexe
de l’héroïne. L’analyse des sentiments (de l’inconstance amoureuse à la vanité) donne vie à une héroïne
moins stéréotypée que les Angélique ou les Lucinde des comédies de Molière proches de la farce. On
pourra retenir :
– Le trouble de la jeune fille : elle ne parvient pas à cerner et dominer les sentiments qui la
bouleversent. Ses efforts pour trouver de nouveaux repères en se raccrochant à des bribes de son
ancienne morale, comme le sens du dévouement, voire du sacrifice, sont émouvants.
– Les efforts pour s’innocenter : ils sont à la fois naïfs et révélateurs de la mauvaise foi de la jeune fille ;
l’ingénue qui clamait son amour dans la première scène de la pièce ne s’est-elle pas transformée en une
dame de la Cour ?
– La fragilité de l’ingénue : Silvia ne parvient pas à étouffer totalement ses remords et elle n’est pas
encore devenue une froide manipulatrice à l’instar de Flaminia (cette dernière a aussi évolué). Le
besoin d’être approuvée et rassurée, manifeste dans cette scène, est encore un trait de l’ingénue qui a
su, malgré elle, séduire le Prince rompu aux artifices de la Cour.
– La vanité d’une dame de la Cour : la stratégie de Flaminia semble avoir réussi à corrompre Silvia qui
éprouve le besoin d’être reconnue et admirée.
Tout concourt dans cette scène à dresser un portrait complexe de la jeune fille car des traits
contradictoires viennent se croiser pour amuser et émouvoir le spectateur.
◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 162 à 169)
Examen des textes
u Le récit est celui du chevalier Des Grieux, qui en racontant revit avec une émotion intacte cette
scène de retrouvailles. On y voit Manon reconquérir avec une étonnante facilité le cœur du jeune
homme. Celui-ci, du reste, ne l’interroge pas sur sa conduite, ne l’accable guère, parce que l’émotion
l’en empêche. Il n’est pas douteux que Manon aime son chevalier, qu’elle soit venue le voir pour vivre
à nouveau avec lui. Ses manifestations de tendresse, après que Des Grieux lui a confirmé son amour,
sont vives et spontanées : « elle m’accabla de mille caresses passionnées. Elle m’appela par tous les noms que
l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses […] ». Auparavant on soupçonne toutefois quelques
attitudes calculées qui servent le but – somme toute louable – de reconstruire une liaison amoureuse
authentique avec Des Grieux. Ainsi, « elle mit la main devant ses yeux pour cacher quelques larmes » peut
paraître un geste étudié, le « ton timide » de ses premières paroles est pris pour souligner le repentir de
Manon. Son propos, du reste, ne manque pas d’habileté lorsqu’il associe la confession et le reproche. Il
y a chez la jeune fille une innocente et émouvante rouerie. Dans cette scène, son intention est sincère
comme l’est également sa joie lorsqu’elle voit que Des Grieux l’aime toujours. Mais, familière des
mœurs libertines et séduisant quelquefois par intérêt, elle emploie aussi quelques artifices, d’un geste de
comédienne fait croire à des larmes.
v La Vie de Marianne se présente comme le récit rétrospectif, à la 1re personne, d’une femme d’âge
mûr qui relate comment elle découvrit l’amour. Toute la narration fait apparaître la coexistence du
personnage, la jeune Marianne, et de la narratrice, une femme qui a acquis de l’expérience et qui
analyse en écrivant la jeune fille qu’elle a été. Il y a donc chez la narratrice une lucidité, une
clairvoyance, dont la jeune fille est naturellement privée. Un seul exemple : « j’aimais à le voir sans me
douter du plaisir que j’y trouvais ». La remarque introduite par l’expression « sans me douter » est
imputable à la comtesse de ***, devenue observatrice de sa jeunesse.
Réponses aux questions – 50
Le narrateur des Confessions du comte de ***, libertin repenti, brosse avec une cruelle lucidité une
série de portraits de femmes en même temps qu’il relate ses conquêtes de jeunesse. Avec Mme de
Persigny, il dépeint une étourdie, une instable, incapable même de finir une partie de jeu ou de rester
seule chez elle : « la crainte de l’ennui était un ennemi pour elle ».
Son éducation a été négligée, ses fréquentations ont achevé de la corrompre. Sa vanité lui commande
d’être partout en même temps, « de se montrer dans le même jour à plusieurs spectacles ». Son extravagance,
son instabilité, sa superficialité sont complices d’une habileté dans la séduction. Les mœurs libertines
n’ont fait que développer les faiblesses de son caractère.
x Silvia et Cécile Volanges n’appartiennent pas au même milieu social, la première étant issue de la
paysannerie aisée tandis que la seconde appartient à la bonne noblesse. Mais toutes deux sont à peu près
du même âge. Elles ont de l’inclination pour un jeune homme et s’interrogent sur la conduite à tenir.
Silvia tente de justifier les marques d’affection qu’elle pourrait témoigner à l’officier – en réalité, le
Prince – ; Cécile Volanges voudrait s’entendre dire qu’il n’y a aucun mal à écrire de temps en temps
au chevalier Danceny. Ajoutons que les deux jeunes filles sont, sans le savoir, dans une situation
comparable : elles se confient à une femme plus expérimentée qui s’amuse de leur ingénuité. Certes
Flaminia n’a pas la perfidie, ni la volonté de faire souffrir de la marquise de Merteuil ; il n’empêche
qu’elle est bien, dans l’extrait de la scène 8, tout aussi manipulatrice.
y Dans l’extrait de Manon Lescaut, le chevalier Des Grieux raconte ce que fut sa liaison avec l’héroïne
éponyme, morte en Louisiane. Dans La Vie de Marianne, la comtesse de *** se souvient précisément
de la naissance de l’amour. Dans Les Confessions du comte de ***, un libertin repenti relate ses aventures
et ses conquêtes. Ces deux narrateurs et cette narratrice sont amenés à observer, à analyser des
personnages et des événements.
Des Grieux revoit la scène de retrouvailles avec Manon après deux ans de séparation. Il met l’accent sur
le désarroi qui fut le sien et sur cet attachement tragique avec Manon dont il prit conscience au
moment de cette scène : « Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été, aux mouvements
tumultueux que je sentais renaître ! J’en étais épouvanté. » Des Grieux narrateur compare sa situation lors
des retrouvailles à celle d’un homme égaré, la nuit, « dans une campagne écartée ». La passion amoureuse
aboutit à un complet égarement ; Des Grieux personnage se sent transporté dans un autre univers, sans
repère connu. Le narrateur se sent évidemment proche du personnage bouleversé par la présence de
Manon.
La narratrice dans La Vie de Marianne est présente à tout instant du récit par les précisions qu’elle
apporte sur son comportement passé. Son but est bien d’analyser tout ce qu’elle a ressenti en apercevant
Valville (qui fut son premier amour) à la sortie de l’église. Elle reconnaît qu’elle ne comprend pas tout
de son trouble, comme en témoigne cette remarque : « tout ce que je sais, c’est que ces regards
m’embarrassaient ». Là encore la femme mûre porte, sans le dire explicitement, un intérêt attendri pour
la jeune fille sensible et troublée.
Le narrateur des Confessions du comte de *** parle beaucoup moins de lui et de ses sentiments. Face à
Mme de Persigny, il est un jeune libertin sûr de lui, démêlant sans difficulté le jeu et les objectifs de la
petite-maîtresse. Le personnage a sans aucun doute le regard froid du narrateur. Le choix du
libertinage associé à une incontestable intelligence fait qu’il n’a pas l’ingénuité et la sensibilité d’un
Des Grieux.
w
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Il convient de bien recenser tous les personnages féminins présents dans ce corpus. L’extrait de La
Double Inconstance en montre deux : Flaminia et Silvia ; celui de Manon Lescaut, un seul : l’héroïne
dépeinte par le chevalier Des Grieux ; dans La Vie de Marianne, on sera attentif à la narratrice autant
qu’à la jeune fille mise en scène ; dans l’extrait du roman de Duclos apparaît un seul personnage
féminin : Mme de Persigny ; enfin, dans Les Liaisons dangereuses, on tiendra compte, à côté de Cécile
Volanges, de la destinataire de la lettre : la marquise de Merteuil.
Tous ces personnages féminins ont en commun d’éprouver un sentiment amoureux, de vivre d’une
manière ou d’une autre une relation amoureuse.
La Double Inconstance – 51
On pourrait distinguer dans ce corpus une première catégorie de femmes amoureuses : justement celle
de la jeune ingénue. Silvia correspond bien à ce modèle, elle qui hésite à aimer librement l’officier et à
quitter Arlequin. Bien sûr, Cécile Volanges, qui éprouve du remords d’aimer Danceny et demande à
Mme de Merteuil des conseils et des informations que sa mère lui refuse, est au nombre des ingénues,
de même que la jeune Marianne, découvrant son premier trouble amoureux.
À cette première classe de personnages féminins s’oppose celle des femmes plus habiles et calculatrices,
avec Flaminia qui s’amuse des atermoiements de Silvia et se plaît à l’agacer, et bien sûr la marquise de
Merteuil, dont on imagine les sarcasmes quand elle lira la naïve lettre de Cécile Volanges.
Mme de Persigny est à part : elle sait déployer les artifices d’une coquette, n’a dans la conduite
amoureuse rien d’innocent, et en même temps elle se méconnaît complètement, s’agite en permanence
dans l’aveuglement. Son existence agitée, ses extravagances la font ressembler à ces lucioles qui
tournent hystériquement autour d’une lumière. Ingénue non, mais assurément écervelée – ce qui est
pire, parce que incorrigible. Mme de Persigny semble incapable de s’étudier, de s’analyser. La jeune
Marianne qui ne comprend pas bien ce qui lui arrive est une ingénue beaucoup plus profonde que
Mme de Persigny.
Autre figure difficilement classable mais sûrement la plus émouvante et pas seulement parce qu’on
connaît sa triste fin : Manon Lescaut. Fort jeune encore, elle a perdu l’innocence des ingénues déjà
évoquées. Elle a vécu sur une autre planète que celle de Cécile Volanges. Sans naissance, sans grande
tutelle familiale, sans soutien, elle est de ce personnel féminin, souvent dépeint dans les romans
libertins, convoité par les riches Parisiens de la Régence et du règne de Louis XV. Sans sa rencontre
avec le Chevalier, sans cet amant qui va la célébrer et l’immortaliser, elle serait peut-être devenue une
courtisane fortunée, s’offrant le luxe de raconter elle-même sa brillante ascension. Corrompue, vénale,
artificieuse et pourtant aimante dans le récit du Chevalier, Manon dépasse les catégories établies.
Évoquée par un narrateur détaché, semblable au Comte des Confessions de Duclos, elle n’eût été qu’une
habile séductrice. Des Grieux, cet innocent vite compromis, nous livre un récit émouvant de leurs
retrouvailles. Les larmes de Manon, puis sa joie et sa tendresse, ainsi que le complet désarroi du jeune
homme, tout cela suscite l’émotion.
Commentaire
Introduction
• Récit à la 1re personne. Marianne narratrice et personnage.
• Une scène de première rencontre. Seulement des échanges de regards entre Marianne et le jeune homme.
1. L’art de l’analyse rétrospective : la naissance de l’amour
A. Un nouveau naturel
• Marianne trop troublée pour chercher à plaire à l’inconnu. Antithèse du 2e paragraphe : « j’étais coquette
pour les autres, et je ne l’étais pas pour lui ». Opposition dans tout le passage entre l’un et le pluriel.
• Remarque de la narratrice, au 3e paragraphe (au présent de vérité générale), présentée comme une
conclusion prudente : « apparemment que l’amour […] ». Elle souligne l’opposition entre le véritable
amour qui rétablit la conduite naturelle et l’amour-propre flatté par la certitude qu’on peut être aimé.
Entre le naturel, le sentiment spontané, et l’artifice, la coquetterie.
B. Une nouvelle attention
Le jeune homme fait l’objet d’une attention particulière et soutenue, il est perçu immédiatement
comme différent des autres. 4e paragraphe : tournures comparatives « plus modeste […] plus attentive […]
plus sérieux […] ».
C. Des mouvements contradictoires
• Il y a chez Marianne à la fois de la timidité et de l’audace : « ses regards m’embarrassaient […] j’hésitais
de les lui rendre, et […] je les lui rendais toujours ».
• La joie d’être observée est concurrencée par la même timidité : « Je ne voulais pas qu’il me vît y
répondre, et que je n’étais pas fâchée qu’il l’eût vu. »
Réponses aux questions – 52
2. L’importance du regard
A. Le regard qui distingue
• Marianne observée parce que aimable. L’échange de regards est constant dans ce lieu public (la
célébration de la messe paraissant secondaire…). C’est Marianne qui « distingue » la première et se plaît
à revenir sur le même jeune homme.
• Échange établi, confirmé au 4e paragraphe : « ce jeune homme, à son tour, […] ».
B. Le plaisir du regard échangé
• D’abord un plaisir à peine conscient de le regarder. 2e paragraphe : « j’aimais à le voir sans me douter du
plaisir que j’y trouvais ».
• Distinction essentielle entre la narratrice qui a le recul et la maturité pour juger et la jeune fille qui ne
comprend pas tout ce qui lui arrive.
C. Le langage du regard
• Éloignés l’un de l’autre, ne pouvant encore se parler, les deux jeunes gens usent pleinement du
langage du regard.
• Ainsi Marianne se plaît à découvrir dans le regard du jeune inconnu ce qui va correspondre à son
propre désir. Elle y trouve « une façon toute différente de celle des autres ».
Conclusion
Un récit qui dépeint avec finesse le trouble naissant d’une jeune fille, la présence du désir.
Dissertation
Introduction
• L’image des femmes dans la littérature est le plus souvent celle des hommes. Romanciers, poètes,
dramaturges sont évidemment influencés par la culture, par l’époque et la religion.
• Le monde judéo-chrétien impose plusieurs modèles féminins complémentaires : à celui d’Ève
pécheresse répond l’archétype de la Vierge Marie, mère de Dieu. La mythologie grecque laisse encore
d’autres types, correspondant aux principales divinités : Vénus ou la beauté incarnée, Artémis ou la
beauté sauvage, les Amazones et Bellone ou le femme guerrière, etc.
• Sans parler des monstres féminins de la tragédie grecque : Phèdre, Médée, Clytemnestre…
• Comment la littérature a-t-elle recomposé tous ces archétypes ? Ceux-ci ont-ils été dépassés ?
Plan détaillé :
1. La femme coupable, dominée par la passion
A. Une victime accablée par les sens ou par la passion
• Tragédies de Racine : Hermione dans Andromaque, Roxane dans Bajazet, et bien sûr Phèdre, héroïne
éponyme. La femme dominée par la passion et ne pouvant la vivre, ne rencontrant que crainte ou
indifférence de la part de l’être aimé, devient meurtrière, puis se donne la mort ou sombre dans la
folie.
• La passion chez Racine frappe avec une égale violence les hommes et les femmes, elle produit les
mêmes symptômes, les mêmes souffrances.
B. Une séductrice redoutable et dominatrice
• La femme fatale : l’héroïne de La Femme et le Pantin de Pierre Louÿs, qui séduit et se refuse au point
de rendre fou l’homme qui s’est épris d’elle ; Carmen de Mérimée, dont l’héroïne éponyme, sans
retenue ni décence, capture l’homme et le soumet à ses caprices, lui-même ne pouvant s’en libérer
qu’en la tuant.
• On peut aussi évoquer la marquise de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses de Laclos. Se piquant de
dominer ses propres sentiments, elle veut faire du libertin Valmont non un complice mais un rival
soumis qu’elle aura instrumentalisé. Elle nuit indirectement à la présidente de Tourvel, à Cécile
Volanges et à la famille de celle-ci.
• Se pose la question du châtiment d’un tel type de femme. Réprobation de la société, mort infligée
par l’amant persécuté.
La Double Inconstance – 53
C. La pécheresse repentie, la Madeleine repentante
• Manon Lescaut l’incarne parfaitement. Pécheresse, elle l’est par son libertinage ; la société, qui l’a
corrompue, la punit en la déportant. Mais Manon devient vertueuse en Louisiane, épouse aimante et
fidèle. Le Destin (la Providence ?) la poursuit et elle meurt en plein désert dans les bras de Des Grieux.
L’héroïne a séduit le XIXe siècle qui a vu deux opéras inspirés de son histoire.
• Dans la même famille : Marguerite Gautier, l’héroïne de La Dame aux camélias de Dumas fils. La
courtisane, à la fois admirée, désirée et réprouvée. Sa maladie et sa mort sont le triste résultat de sa vie
dissolue ; pourtant elle a éprouvé un amour sincère et témoigné de la pureté de ses sentiments.
2. Héroïne ou sainte, malgré tout
A. La mère
• Innombrables figures de mères admirables : dans Les Misérables de Victor Hugo, l’exemple de la
malheureuse Fantine ; dans Quatrevingt treize du même auteur, Michelle Fléchard, la paysanne qui
recherche ses enfants dans le tumulte des guerres de l’Ouest ; ou encore La Maheude dans Germinal de
Zola.
• Dans Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras, la mère de la narratrice a conservé cette grandeur
dans le sacrifice, dans la souffrance ; elle connaît elle aussi une situation tragique, elle est
douloureusement du côté des vaincus dans ce monde colonial dominé par le mépris et l’iniquité.
B. Le génie féminin : la beauté parfaite et l’innocence
La littérature célèbre aussi, notamment la poésie, la perfection physique de la femme, son éclat, sa
jeunesse, son rayonnement : exemples nombreux dans la poésie lyrique (Ronsard, Chénier, Hugo,
Eluard). Ce qui est alors désirable, ce n’est pas seulement la beauté, c’est la pureté quelquefois associée à
la fragilité. La jeune fille idéale reste inaccessible (poésie courtoise) ou est vouée à une rapide
disparition : la « jeune Tarentine » de Chénier (qui périt noyée), Sylvie dans la nouvelle éponyme de
Nerval.
C. La grandeur dans la maîtrise des passions
L’héroïne sait aussi se dominer, se sacrifier, quitte à en souffrir, à en périr : exemples de La Princesse de
Clèves de Mme de La Fayette ou la religieuse portugaise de Guilleragues, qui, abandonnée par un
officier français, lui fait part de sa souffrance puis renonce à lui écrire. Exemple de souffrance,
d’abnégation.
3. Au-delà des catégories
A. Le cas d’Emma Bovary
• Inclassable, l’héroïne de Flaubert n’est ni admirable, ni séduisante ; elle ne fait rien de grand. On a
dépassé aujourd’hui la réprobation des contemporains du romancier qui n’ont vu en elle qu’une femme
immorale.
• Que reste-t-il lorsque ont été écartés les archétypes de la femme perfide et séductrice, de la mère, de
l’innocence virginale ? Un personnage singulier, dépassant peut-être le clivage masculin/féminin.
Simplement une forme de médiocrité ennuyeuse, une forme vague et sans éclat dans un univers proche
du néant ?
B. La complexité sous l’archétype : La Cousine Bette de Balzac
Lisbeth Fischer, la Cousine Bette, personnage éponyme du roman de Balzac, correspond d’abord à un
type féminin secondaire : celui de la vieille fille (dépourvue de beauté, d’amour, de réussite…). Mais
dans ce roman à l’intrigue compliquée, où l’on suit les destinées concurrentes de plusieurs personnages
(la famille Hulot, Valérie Marneffe, Crevel, etc.), Lisbeth révèle une profondeur. Elle connaît une
véritable passion contrariée pour le sculpteur Wenceslas Steinbock qu’elle prend sous sa protection. Elle
est aussi la rivale de sa belle cousine Adeline Hulot. Elle tire les ficelles dans l’objectif de nuire à celle-ci
et fait de la légère Valérie Marneffe sa créature.
Conclusion
• Ce qui est en question, c’est l’identité féminine. Comment la littérature répond-elle à cette
question ? On pourrait voir comment la fiction prise en charge par les femmes de lettres traite l’image
de la femme. Peut-elle rejeter les modèles imposés par la culture des hommes ?
Réponses aux questions – 54
• Regardons quelques héroïnes de Duras : on pourrait leur trouver des ressemblances avec des
personnages créés par des hommes. Il y a une vague parenté entre Anne Desbarèdes (Moderato cantabile)
et des héroïnes de Mauriac.
Écriture d’invention
• Un témoignage à la 1re personne, qui peut être présenté dans une lettre, dans un journal intime ou
dans un extrait d’essai. L’introduction devra le préciser.
• C’est une dame du XVIIIe siècle qui parle. Il faut la replacer dans ce contexte : lectrice de romans, elle
est forcément instruite et donc appartient à la bourgeoisie ou à la noblesse. Elle a reçu à peu près la
même éducation que Cécile Volanges : l’adolescence au couvent, une instruction légère, la pratique
d’un art (musique, dessin, broderie). La perspective d’un mariage précoce, arrangé par sa famille.
• On peut supposer que cette lectrice est plus âgée et plus mûre que Cécile. Que peut-elle ressentir en
lisant les lignes de l’ingénue adressées à la marquise de Merteuil ?
– De l’attendrissement. Elle retrouve les questions qu’elle-même se posait plus jeune sur l’amour.
– De la sympathie. Elle évoque alors sa propre adolescence, ses sentiments de l’époque, peut-être aussi
un premier amour.
• La lectrice peut ensuite se livrer à quelques réflexions sur l’éducation des filles, le rôle de la famille et
notamment celui des mères.
La Double Inconstance – 55
COMPLÉMENTS
A U X
L E C T U R E S
D
’IMAGES
◆ Portrait de Marivaux (p. 4)
L’auteur
Louis Michel Van Loo (1707-1771) appartient à une famille de peintres ; son arrière-grand-père, Jacob
Van Loo (1614-1670), a été naturalisé français. Louis Michel est connu pour les portraits qu’il a
réalisés.
L’œuvre
En 1753, Marivaux est âgé de 65 ans et sa notoriété est grande ; bien que critiqué par certains, dont
Voltaire, son public apprécie la légèreté de ses dialogues et la souplesse de la mise en scène des Italiens.
Le peintre a choisi de donner à Marivaux un air jeune et spontané. Le geste de la main semble
suspendu et manifester le refus d’une représentation guindée et le sourire esquissé semble en accord avec
la subtilité des comédies de Marivaux. On remarquera la coiffure et la tenue, à la mode sous Louis XV.
Relations avec le texte et les autres œuvres présentées
On pourra mettre en rapport ce portrait avec l’esprit du XVIIIe siècle, plus proche du sourire que du rire
suscité par la farce.
Travaux proposés : recherches
– Recherchez des portraits d’écrivains du XVIIIe siècle et commentez-les.
– Recherchez le portrait d’un personnage masculin peint sous le règne de Louis XIV et comparez-le
avec celui de Marivaux.
◆ Evariste Gherardi en Arlequin (p. 5)
L’œuvre
Evariste Gherardi (1670-1700) est né en Toscane ; directeur de la troupe du Théâtre-Italien à Paris, il
compose des pièces à la manière de la commedia dell’arte. Mme de Maintenon ayant cru se reconnaître
dans la comédie La Prude, son théâtre fut fermé sur ordre de Louis XIV en 1697 (cf. document de la
page 29). Les Comédiens Italiens seront autorisés à revenir à Paris en 1716, sous la régence de Philippe
d’Orléans.
Le directeur du Théâtre-Italien est ici représenté dans le rôle d’Arlequin ; on reconnaît le costume qui
caractérise le personnage, costume symbolisant les habits composites d’un pauvre paysan italien. Le
visage est dissimulé par un masque ou un épais maquillage – ce qui nous montre qu’il s’agit bien de
mettre en scène un personnage type. L’attitude souple de l’acteur suggère les acrobaties qu’il peut
effectuer lors des représentations.
Relations avec le texte et les autres œuvres présentées
Deux autres représentations d’Arlequin sont proposées dans cette édition de La Double Inconstance,
pages 136 et 145.
Arlequin est un personnage clé du Théâtre-Italien et des comédies de Marivaux ; on se rappellera que
Marivaux a écrit ses pièces, dont La Double Inconstance, en pensant à l’acteur Thomassin qui décédera
en 1739 – ce qui constituera un tournant dans la carrière dramatique de l’auteur.
Travaux proposés : recherche et comparaison
– Effectuez des recherches concernant le Théâtre-Italien.
– Comparez cette représentation d’Arlequin aux deux autres qui figurent dans le livre (pp. 136 et 145).
– Justifiez le choix des éditeurs de placer ce portrait d’Evariste Gherardi en Arlequin sur la page
d’introduction.
Compléments aux lectures d’images – 56
◆ Gravure représentant Lisette (p. 18)
L’œuvre
L’image de Lisette est tirée d’une édition ancienne de La Double Inconstance, que l’on peut dater du
XIXe ou du début du XXe siècle. La précision du vêtement, le souci du détail sont en effet
caractéristiques d’époques éprises de réalisme, soucieuses d’évoquer une couleur locale. De plus, rien
n’impose vraiment le monde de Marivaux. Tout le caractère de Lisette, dont la première apparition
arrive à la scène suivante (p. 30), est représenté ici. Lisette est une jeune coquette, satisfaite de ses
charmes. Sa taille est bien prise, ses bras et ses mains sont fins, la position de ses pieds fait penser à
celle, étudiée et délicate, de la danseuse. Elle tient dans la main gauche un petit miroir et tourne son
visage vers un témoin ou un admirateur virtuel qui lui confirmerait sa beauté. On aperçoit nettement
sur le haut de sa joue droite la mouche que sa sœur Flaminia lui demande d’enlever. Le désaccord entre
les deux femmes porte sur cet ornement auquel Lisette est très attaché et que Flaminia juge inutile. La
tenue de Lisette est soignée, sa jupe présente des plis variés, son tablier rappelle qu’elle est une servante.
On notera enfin la présence d’une table luxueuse, au pied ouvragé, rappelant le style rococo, et l’on
distingue nettement sur l’angle une figure grotesque, sûrement celle d’un faune. Ce meuble nous dit
que l’on est chez un prince. Sur la table, deux livres : ils ne sont pas destinés à Lisette mais laissent
penser que le Prince est un homme instruit et éclairé.
Relations avec le texte et les autres œuvres présentées
Cette gravure annonce l’arrivée de Lisette à la scène 3. On peut la comparer avec les représentations
d’autres personnages féminins.
Travaux proposés
– Étudiez le rapport entre le personnage de Lisette tel qu’on le découvre en lisant la scène 3 de l’acte I
et cette illustration.
– Étudiez le réalisme de l’illustration.
– Recherchez dans des éditions de pièces de théâtre des images de servantes et comparez-les.
◆ Frontispice de Léon Benett (p. 26)
L’auteur
Léon Benet, dit Benett, est né à Orange en 1838. Conservateur des Hypothèques et dessinateur, il fait
de nombreux voyages en Algérie, en Asie et en Océanie en sa qualité de fonctionnaire et en ramène de
nombreux croquis d’après nature qui lui serviront pour illustrer notamment l’œuvre de Jules Verne et
en particulier ses Voyages extraordinaires. Très lié à l’écrivain mais aussi à son éditeur Jules Hetzel, il
illustra de nombreux romans publiés par ce dernier dans son « Magasin d’éducation et de récréation ».
L’œuvre
Se reporter à la réponse de la question 6, page 13.
Travail proposé
– Étudiez la composition de la gravure.
◆ Départ des Comédiens-Italiens en 1697 (p. 29)
L’auteur
Il est bon de rappeler quelques informations sur le peintre célèbre qui a inspiré la gravure. Jean Antoine
Watteau (1684-1721), peintre et graveur français originaire de Valenciennes, a souvent représenté des
fêtes champêtres et pastorales, peuplées de personnages souvent sortis de la comédie italienne. On peut
citer de lui L’Embarquement pour Cythère, Gilles, Assemblée dans un parc.
L’œuvre
On comprend que Watteau se soit intéressé à un événement majeur dans l’histoire du théâtre : la
fermeture en 1697 du Théâtre-Italien. Louis XIV avait donné aux Comédiens-Italiens installés à Paris
depuis la fin du XVIe siècle le titre envié de « comédiens du roi », mais la jalousie des ComédiensFrançais et l’hostilité de la dévote Mme de Maintenon conduisent à la fermeture du Théâtre-Italien en
mai 1697. Dès la mort du roi, le régent Philippe d’Orléans fait revenir d’Italie une nouvelle troupe,
dirigée par Luigi Riccoboni.
La Double Inconstance – 57
La gravure et le tableau de Watteau représentent le départ des comédiens chassés par le pouvoir. Mais
ce départ devient une scène de théâtre. La composition du tableau impose la présence d’une scène avec
un décor à gauche, à droite et au fond, une multitude de personnages dont certains, sur la gauche, sont
bien ceux de la commedia dell’arte et qui tous semblent s’adresser à un public. On reconnaît un
Arlequin, Polichinelle, deux autres personnages masqués. À gauche, un acteur paraît se confier en
aparté à des spectateurs.
Au centre, en pleine lumière, une belle dame, richement vêtue, qui doit être l’actrice principale de la
troupe. Elle est entourée d’une suivante éplorée et d’un jeune homme qui se lamente aussi. Toute la
scène oscille entre le comique inhérent à la troupe des Italiens et le pathétique suscité par la fermeture
du théâtre. La belle comédienne et les deux personnages qui l’entourent, ainsi qu’Arlequin sur la
gauche, exécutant une courbette, ont tous le regard tourné vers un personnage sur la droite, vêtu de
noir et portant une longue perruque. C’est probablement l’officier de justice venu exécuter la décision
du roi. Devant lui, un enfant semble lui demander quelque chose, tandis qu’au-dessus de sa tête, un
jeune homme sur une échelle est en train de démonter l’enseigne du théâtre. Le ton suppliant, le
pathétique expressif accentuent la dénonciation d’une mesure injuste. Mais la comédie est toujours là,
elle survit à d’iniques interdictions : même le noir personnage semble sorti d’une comédie de Molière.
Le rire l’emporte sur tout, comme le confirme encore cet acteur de la troupe, probablement un
Arlequin, qui se prosterne de manière burlesque à droite de l’homme en noir.
La scène est aussi une scène de rue : à gauche, des habitants de Paris assistent à leurs fenêtres au départ
des comédiens. Ils représentent l’opinion publique, tandis que le spectateur du tableau ou de la gravure
se retrouve à la comédie. Jamais la peinture n’a été aussi solidaire du théâtre.
Relations avec le texte et les autres œuvres présentées
Cette illustration ne se réfère à aucune scène de La Double Inconstance. Elle fait réfléchir aux conditions
de vie des comédiens, aux relations du théâtre avec l’autorité politique.
Travaux proposés
– Étudiez les costumes et l’expression des personnages de ce tableau de Watteau. D’où proviennent ces
personnages ?
– Étudiez la composition du tableau, l’organisation du décor et des personnages.
– Étudiez les contrastes entre la lumière et les parties plus sombres du tableau.
– Faites une recherche sur les représentations (gravures, photos) de conflits entre le monde des
comédiens et les représentants de l’autorité.
◆ Mise en scène de Michel Dubois (p. 55)
Le metteur en scène
Après des études au Centre dramatique national de l’Est, Michel Dubois travaille à Saint-Étienne. En
1973, la direction de la Comédie de Caen lui est confiée et il se tourne vers un répertoire résolument
contemporain, mettant en scène des auteurs tels que Peter Handke ou Rainer Werner Fassbinder. Mais
il met en scène également des auteurs plus anciens comme Shakespeare ou Marivaux. En 1983, il
propose à Caen, puis à Paris en 1984, La Double Inconstance.
La mise en scène
La pièce se déroule dans une remise désaffectée et le décor exprime violence latente et malaise. Le
passage représenté sur la photographie permet de voir en arrière-plan un bric-à-brac qui indique que
rien n’est installé, fixé. N’est-ce pas en effet le thème de la pièce ? Le face-à-face des personnages met
en avant un rapport de forces entre les hommes de la Cour aisément identifiables à leurs tenues et un
Arlequin issu du monde paysan, incapable ici de se protéger.
Relations avec le texte et les autres œuvres présentées
On s’interrogera sur le parti pris adopté par le metteur en scène et l’on verra ce qui justifie dans le texte
l’attitude de Jacques Gamblin dans le rôle d’Arlequin. On montrera aussi la résistance que l’Arlequin de
Marivaux parvient à opposer au monde de la Cour.
Travaux proposés : observation et comparaison
– Commentez le décor en arrière-plan.
– Observez les costumes des quatre personnages. Qu’en déduisez-vous ?
Compléments aux lectures d’images – 58
– Observez puis commentez l’attitude des personnages.
– Comparez cette représentation d’Arlequin avec celle de la page 136 ou celle de la page 145.
– Comparez le personnage d’Arlequin dans la mise en scène de Michel Dubois et dans celle de
Christian Colin (p. 104).
◆ Mise en scène de Christian Colin (p. 104)
Le metteur en scène
Christian Colin est à la fois acteur (notamment sous la direction d’Ariane Mnouchkine ou à la
Comédie-Française dans le rôle du Sganarelle de Dom Juan) et metteur en scène ; il travaille en France
et en Allemagne. Il a fondé la compagnie « Atelier 2 » en 1981 et dirigé le Théâtre national de
Bretagne entre 1991 et 1994 ; il est sociétaire de la Comédie-Française depuis 2003. Depuis 1981, il a
signé plus de trente mises en scène en France ou à l’étranger.
En 2007, il met en scène La Double Inconstance au théâtre de Chaillot avec Grégoire Colin dans le rôle
d’Arlequin et Isilde Le Besco en Silvia.
La mise en scène
Christian Colin choisit de souligner la modernité de la comédie en introduisant un dialogue
contemporain qui se fait l’écho des thèmes de la pièce et en choisissant des costumes actuels. Tandis
que Silvia adopte au début une tenue simple en accord avec son rôle d’ingénue, Lisa Sans, dans le rôle
de Lisette, affiche sa volonté de séduire Arlequin. L’ingénuité et la souffrance des deux jeunes
villageois sont émouvantes et contrastent avec la violence exercée par Flaminia.
Relations avec le texte et les autres œuvres présentées
Une autre photographie de la mise en scène de Christian Colin est proposée dans le livre à la page 119.
Travaux proposés : observation et comparaison
– Observez les costumes des deux personnages. Comment Christian Colin s’inspire-t-il de la tradition
tout en proposant une représentation moderne. Que pouvez-vous en déduire ?
– Observez puis commentez l’attitude des deux personnages en accordant une importance particulière
aux regards.
– Comparez le personnage d’Arlequin dans la mise en scène de Michel Dubois (p. 55) et dans celle de
Christian Colin.
– Comparez les différentes représentations d’Arlequin dans le livre (pp. 5, 55, 104, 136, 145 et 161).
– Comparez deux représentations de Lisette (pp. 18 et 104).
◆ Mise en scène de Phèdre par Jean-Paul Le Chanois (p. 116)
Le metteur en scène
Né Jean-Paul Dreyfus le 25 octobre 1909 à Paris, Jean-Paul Le Chanois est à la fois un homme de
cinéma et de théâtre. D’abord reconnu pour ses qualités de scénariste (La Main du Diable de Maurice
Tourneur), il fut ensuite un réalisateur notable durant les années 1950 (Grand Prix du Cinéma français
pour Les Évadés en 1955) et signa la version des Misérables de Hugo avec Jean Gabin, Bernard Blier et
Bourvil (1958). Sa mise en scène de Phèdre lui valut de recevoir, en 1960, le Prix du Festival du jeune
théâtre et le Grand Prix du Festival du cycle latin. Il est décédé le 8 juillet 1985 à Chamonix.
La mise en scène
Se reporter à la réponse de la question 6, page 32.
Travaux proposés
– Étudiez les costumes des personnages.
– Étudiez l’expression des visages.
◆ Mise en scène de Christian Colin (p. 119)
Le metteur en scène
Voir plus haut.
La Double Inconstance – 59
La mise en scène
Derrière les deux protagonistes, l’on voit une table ordinaire, couverte d’une toile cirée sur laquelle se
trouvent en abondance des denrées alimentaires. De chaque côté de la table, deux chaises des plus
simples. Ce décor, tout comme la tenue de Silvia (Isilde Le Besco) appartiennent à notre époque. Rien
ne renvoie au XVIIIe siècle. Le Prince porte, quant à lui, un uniforme d’officier du XIXe ou du XXe
siècle. La posture des deux personnages frappe davantage ; surtout celle du Prince, couché sur le dos au
bord de la scène, les mains relevées vers le ciel. Il semble terrassé par on ne sait quel coup, saisi d’un
mal insupportable. Il est vrai que le personnage qui se cache encore sous l’identité d’un simple officier
se plaint auprès de Silvia de n’être pas aimé d’elle, de se voir préférer Arlequin. On s’étonne malgré
tout de le voir à terre, et l’on suppose un jeu excessif, dans la démesure, soulignant une forme de folie
amoureuse du Prince. Jeu qui emmène le spectateur dans un pathétique que les répliques de Marivaux
ne contiennent pas ? ou dérision du metteur en scène qui voit dans le Prince un despote hystérique ?
Seul le spectacle complet pourrait apporter la réponse, mais le public et la critique eurent du mal à faire
une lecture singulière et cohérente de cette mise en scène.
Baissée vers lui, Silvia semble très troublée par son interlocuteur. Le visage impassible, concentré, de
l’actrice Isilde Le Besco traduit bien l’embarras de Silvia, attirée par l’officier mais n’osant encore
rompre avec Arlequin.
Relations avec le texte et les œuvres présentées
Cette photographie est en relation directe avec la scène 12 de l’acte II. Elle permet une confrontation
des répliques des deux protagonistes et de leur posture respective.
Travaux proposés : observation et comparaison
– Comment interprétez-vous la posture du Prince ?
– Quelles remarques pouvez-vous faire sur le décor et sur la tenue des personnages ?
– Argumentation (travail écrit ou question possible dans l’entretien de l’épreuve orale) : pensez-vous
qu’une mise en scène doive absolument procéder à une actualisation du décor et des costumes ?
– Comparez cette mise en scène de 2007 avec celle de 1950, telle qu’elle apparaît sur le document de la
page 161.
◆ Scène de la comédie italienne (p. 136)
L’œuvre
Dans un décor associant l’architecture d’un palais (une colonne, une vasque) et un espace naturel (le
parc du palais), un Arlequin masqué, portant une batte dans sa main gauche, s’entretient avec un jeune
homme richement vêtu d’un costume que l’on peut dater de la Renaissance. Il s’agit de deux
comédiens de la scène italienne. Arlequin est plus petit, un peu tassé ; son interlocuteur a posé sa main
droite sur son épaule comme pour le prendre sous sa protection ou pour lui faire une confidence. Le
geste de sa main gauche doit accompagner une explication patiente donnée à Arlequin. La différence
de taille peut suggérer la différence des statuts sociaux. La prévenance, la patience se dégagent de la
posture du jeune seigneur, tandis que l’on ne peut rien distinguer des dispositions d’esprit d’Arlequin.
Relations avec le texte et les autres œuvres présentées
Cette illustration accompagne la scène 4 de l’acte III entre Arlequin et le Seigneur. Elle peut être mise
en parallèle avec des tableaux de Watteau.
Travaux proposés
– Étudiez l’expression du visage et les gestes du personnage en compagnie d’Arlequin.
– Comment interprétez-vous la différence de taille entre les deux protagonistes ?
– Écriture d’invention : rédigez un dialogue entre les deux personnages en vous inspirant de
l’expression du jeune homme ; vous le ferez précéder d’une introduction narrative imaginant une
situation bien différente de l’intrigue de La Double Inconstance.
– Confrontez l’Arlequin présent dans ce tableau avec celui de l’illustration de la page 5.
Compléments aux lectures d’images – 60
◆ Mise en scène de Jacques Charon (p. 161)
Le metteur en scène
Né le 28 février 1920 à Paris, Jacques Charon est tour à tour acteur de cinéma, sociétaire de la
Comédie-Française en 1947, réalisateur (La Puce à l’oreille) et metteur en scène (Le Tartuffe, La Double
Inconstance). Il a interprété de grands personnages des comédies de Molière (Orgon dans Le Tartuffe,
M. Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme), s’est illustré dans le théâtre de boulevard, interprétant du
Labiche et du Feydeau, et a également joué dans des opérettes et des opéras, notamment dans Les
Troyens d’Hector Berlioz, à l’opéra de Lyon. Il est décédé prématurément le 15 octobre 1975.
La mise en scène
Les quatre principaux protagonistes sont réunis sur la scène : Silvia est auprès du Prince et sourit à
Arlequin qui tient Flaminia par la main. Nous sommes au dénouement. Le décor représente des
éléments palladiens d’un palais ; les deux femmes sont vêtues en costume du XVIIIe siècle, Arlequin
porte sa tenue traditionnelle et le Prince est affublé d’une tenue plutôt Renaissance ou du début du
XVIIe siècle. Le metteur en scène a choisi dans l’ensemble la fidélité à l’époque contemporaine de
Marivaux – ce qui est normal en 1950. Il faut attendre la fin des années 1960 pour voir d’audacieux
déplacements : des comédies ou des tragédies classiques jouées dans des costumes modernes.
Tous les personnages à l’exception du Prince, dont on comprend mal l’air emprunté, affichent un
sourire satisfait et complice qui s’explique par le dénouement heureux. Mais c’est aussi une image du
XVIIIe siècle et de l’univers du marivaudage qui s’impose dans ces sourires et ces gestes gracieux : celle
d’un siècle optimiste et raffiné, plein d’esprit et de mesure, dénué de cruauté, de tension durable. Or
une lecture attentive de La Double Inconstance laisse voir la violence sous-jacente d’un enlèvement et
d’une détention et, derrière les manifestations d’amabilité, les manipulations.
Relations avec le texte et les autres œuvres proposées
On pourra comparer utilement cette photographie avec celles qui montrent des mises en scène plus
récente (pp. 55, 104 et 119).
Travaux proposés
– Commentez la place et les gestes des quatre protagonistes.
– Observez le décor. À quelle époque et à quel style vous fait-il penser ?
– Quels sentiments peut-on percevoir sur le visage d’Arlequin ?
– Faites une étude comparée de plusieurs mises en scène à travers des extraits enregistrés (VHS,
DVD…).
La Double Inconstance – 61
BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE
– Henri Coulet et Michel Gilot, Marivaux : un humanisme expérimental, coll. « Thèmes et Textes »,
Larousse, 1975.
– Michel Deguy, La Machine matrimoniale ou Marivaux, coll. « Tel », Gallimard, 1986.
– Frédéric Deloffre, Marivaux et le Marivaudage : une préciosité nouvelle, Slatkine 1993.
– Alexis et Camille de Hillerin, Théâtre : texte et représentation, coll. « Major », PUF, 2003.
– Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, coll. « Quadrige », PUF, 2001.
– Numéro spécial « Marivaux » de la revue Europe, nos 811-812, novembre-décembre 1996.
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